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Brèves remarques sur la mémoire

3.3 Explorations inspirées par la sociologie compréhensive

3.3.4 Brèves remarques sur la mémoire

La mémoire est un outil pour mettre en rapport le passé, le présent et le futur, individuel et collectif. Toutefois, la pratique de tisser des expériences est loin d’un intérêt chronologique et se situe proche de la construction et de l’attribution de significations, en relation avec le vécu passé et à venir, dans le temps présent. Ainsi, la possibilité de la mémoire, avec un sens social, réside dans la capacité de narrer et d’interpréter des faits, et non dans leur succession ou leur exactitude. Plutôt, le passé sera continuellement resignifié et recréé en accord avec les intérêts du temps présent.

Belén : À chaque fois que je te dis ‘Pendant ces 15 ans, toi…’ cela me parait énorme…

Marcos : Effectivement, c’est énorme ! D’une certaine façon j’ai grandi ici. Belén : Bien sûr, alors il me semble que je te pose un grand défi !

Marcos : (des rires)

En nous remémorant, nous nous embarquons dans l’effort de donner du sens à nos expériences vécues et à celles vécues par d’autres, mais ce travail ne se produit pas dans un espace vide ni de manière autonome. En conséquence, la mémoire est un autre signal d’avertissement de notre manque de suffisance comme individus. Nous ‘faisons mémoire’ dans le cadre d’une culture et d’un contexte sociohistorique où nous somme insérés, en recourant à des instruments symboliques et des matériaux disponibles. À ce sujet, et en soulignant la notion de disponibilité, quand nous parlons de mémoire sociale ou collective, nous faisons référence, entre autres choses, à la possibilité de participer à une « communauté de mémoire » (Chronis, 2006), aux limites à notre participation et aux limites de la communauté elle-même. C’est pourquoi, des auteurs ont contribué à renforcer l’idée que la possibilité de comprendre la mémoire comme une action, est basée sur la mise en commun de référents significatifs dans un contexte déterminé (Vázquez, 2001, Halbwachs, 2002).

Par conséquent, cette ‘mise en commun’ serait un indicateur de ce que les contenus de la mémoire ne proviennent pas exclusivement des trajectoires individuelles, mais aussi de celles d’autres autour du monde. ‘Notre’ mémoire – avec toutes les nuances que l’adjectif peut supporter – est nourrie de ce que nous avons lu,

écouté et observé de l’histoire présente et passée ; et qui aujourd’hui se trouve plus disponible que jamais, à travers de ce que Andreas Huyssen (2000) appelle de façon critique, une ‘culture de la mémoire’. Alors, la mémoire participe du jeu de donner une signification au vécu des autres et au lien que nous établissons avec eux, dans tous les sens, y compris « l’attraction et le refus » (Maffesoli, 2007b). Ainsi, l’élaboration de souvenirs se passe dans le cadre de l’interaction et elle doit faire face, sans cesse, à la négociation (Guggenheim, 2009).

Cette notion est un élément essentiel pour rejeter l’opposition, souvent établie, entre mémoire et oubli, et souligner, peut-être de façon contre-intuitive, qu’oublier et se remémorer, sont deux processus indissociables au moment de ‘faire mémoire’. Plus encore, que si la mémoire a un ou plusieurs adversaires, ce sont d’autres mémoires. La mémoire n’est pas une bataille contre l’oubli, c’« est une opposition entre des mémoires rivales –chacune avec ses propres oublis. Il s’agit plutôt de mémoire contre mémoire » (Jelin, 2005 :225). Donc, nos souvenirs ne sont pas communs per se, ce sont des référents à partir desquels nous nous situons plus ou moins ouverts à l’interaction et toujours en mettant en jeu nos appartenances et nos identités (Piper et al, 2008). Ces différences imposent un défi au moment de la configuration des mémoires collectives, lesquelles s’avèrent, évidemment, une construction à partir du conflit, et comme nous le présenterons plus loin, à partir du mouvement des personnes qui se remémorent et de leurs souvenirs.

S’il y a quelque chose qui pourrait donner de la consistance à la mémoire c’est les lieux proclamés comme ses dépositaires ou ses représentants, parce que parler de mémoire c’est aussi parler de matérialité : des lieux, des objets, des corps. Donc, il serait possible de faire valoir que cette dimension matérielle est ce qui le donnerait de la stabilité et de la reproductibilité à la mémoire (Guggenheim, 2009), car bien qu’elle soit immergée dans le jeu de signification d’expériences, celles-ci sont situées. Comme l’avait indiqué Maurice Halbwachs en 1925, l’espace et le temps constituent des cadres où se placent notre vécu, nos sens et affects. En conséquence, toute étude par rapport aux mémoires en circulation doit mettre en valeur les ‘scénarios matériels’ de leur déploiement, l’impact de la matérialité dans la mémoire et l’impact des mémoires matérialisées dans les sujets et les communautés qui se remémorent à partir et avec elles (Piper et al 2008).

Toutefois, souligner le rôle de la matérialité dans le devenir de la mémoire n’est pas équivalent à proposer que s’il existe des ‘ lieux’, la mémoire se stabilise ou assure sa permanence. Plutôt que, à partir d’eux, nous serions face à des « nœuds de la mémoire » (Stern, 2002) dont l’exigence « de penser, de sentir, de faire attention » (Ibid., p. 22) a des résultats insoupçonnés. Ainsi, nous pourrions considérer que les ‘espaces de la mémoire’ existeraient dans la contradiction entre les attentes d’universalité de leur récit et l’impossibilité de clôturer celui-ci. En conséquence, l’institutionnalisation de la mémoire est un objectif difficile à accomplir car même dans les meilleurs ‘scénarios’, elle ne se passe jamais avec l’homogénéité désirée par ceux qui cherchent à imposer des mémoires ‘officielles’.

Au contraire, tous les espace de mémoire semblent accueillir la rencontre de « au moins trois types de souvenirs en dispute : les dominants, les souterrains et les rejetés » (Da Silva, 2010 :46), qui, une fois « en compagnie » (Young, 2007) se confrontent à leurs multiples fissures et donc, à la fragilité de leurs positions. À cet égard, tout effort pour les ‘placer’ et la matérialité qui sous-tend cet effort, se montrent vulnérables face à l’interaction des récits, des marques, des rituels, qui font de la mémoire un processus et jamais un résultat. Donc, attendre de la mémoire authenticité semble un contresens face au processus de réinterprétation, de resignification et de co-construction qui la garde en vie. Un élément qui nous permet de commencer à introduire la discussion suivante sur la mobilité et la mémoire.