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La réponse du Manuel de San Remo sur le droit applicable aux conflits armés sur mer

CHAPITRE I L’AGRESSION ARMEE

LES ACTES D’AGRESSION

2. La réponse du Manuel de San Remo sur le droit applicable aux conflits armés sur mer

Le Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés sur

mer a été élaboré, de 1988 à 1994, par un groupe d’experts du droit international et d’experts

navals qui ont participé, à titre personnel, à une série de tables rondes organisées par l’Institut international de droit humanitaire. Il se veut l’équivalent moderne de l’Oxford Manual on the

Laws of Naval War Governing the Relations between Belliegerents adopté en 1913 par

l’Institut de droit international. Sa valeur normative est contestée ; bien qu’énonçant le droit international existant en matière des conflits armés sur mer, son origine « privée » empêche qu’il soit considéré comme une source formelle du droit en tant que tel. Il n’en reste pas moins que tant les personnalités éminentes qui ont participé à sa rédaction que le soutien de la part d’institutions comme l’Institut international de droit humanitaire et notamment le Comité international de la Croix-Rouge attribuent au Manuel la qualité de source de droit au sens de l’article 38, paragraphe 1 d) du Statut de la CIJ : « La Cour, dont la mission est de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis, applique (…) la doctrine des publicistes les plus qualifiés des différentes nations, comme moyen auxiliaire de détermination des règles de droit ». Les « sociétés savantes » font également partie des « publicistes »307. En outre, il est considéré comme un texte codifiant les règles coutumières du droit international en matière de conflits armés maritimes ; vu le degré d’incertitude du droit en vigueur en la matière, les experts ont préféré chercher des terrains d’entente concernant le contenu du droit actuel coutumier et il ont aussi débattu de questions litigieuses, afin de parvenir par un développement progressif à un compromis concerté ou à des propositions novatrices. Les deux aspects du processus de codification, à savoir la consécration écrite de normes coutumières et le développement progressif du droit, y sont donc présents. Le Manuel comprend une section II intitulée « Conflits armés et droit de légitime défense » dont les paragraphes 3 et 4 se lisent comme il suit :

« 3. L’exercice du droit de légitime défense individuelle ou collective reconnu à l’Article 51 de la Charte des Nations Unies est soumis aux conditions et aux limitations établies dans cette même Charte et émanant du droit international général, y inclus en particulier les principes de nécessité et de proportionnalité.

4. Les principes de nécessité et de proportionnalité s’appliquent également aux conflits armés sur mer et requièrent que l’emploi de la force par un Etat, lorsqu’il n’est pas interdit par le droit des conflits armés, ne dépasse pas, en intensité et par les moyens employés, ce qui est indispensable pour repousser une attaque armée et pour rétablir sa sécurité »308.

Bien que les principes de nécessité et de proportionnalité fassent l’objet d’une analyse approfondie dans le titre II de la présente partie, nous les citons ici pour une toute autre raison. D’abord, il importe de mettre en garde contre toute confusion concernant les intérêts que les principes visent à protéger selon qu’il s’agit du jus ad bellum ou du droit international des conflits armés. Les intérêts visés par les principes de nécessité et de proportionnalité énoncés aux paragraphes 3 et 4 du Manuel sont identiques à ceux visés par le droit de légitime défense de l’article 51 et non par le droit international humanitaire ; l’objectif est de « repousser » l’agresseur et de « rétablir » la sécurité selon les termes du paragraphe 4 susmentionné, et non de le mettre hors de combat par tous les moyens licites309. « The provision is not intended to be applied by commanders at the operational level but, rather, at a general strategic level where, once the use of force is resorted to as a result of an armed attack, the highest echelons will determine which actions are necessary to restore that party’s security310 ». Il convient alors de s’interroger sur les raisons qui ont poussé les rédacteurs du Manuel à consacrer une section entière aux conflits armés et au droit de légitime défense au sens de l’article 51 de la Charte.

308 Le Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés sur mer est disponible sur le site Internet du Comité international de la Croix-Rouge, www.icrc.org, rubrique : droit international humanitaire.

309 Voir à cet égard l’« Explanation », commentaire qui accompagne le Manuel de San Remo in Louise DOSWALD-BECK (dir.), San Remo Manual on international law applicable to armed conflicts at sea, Cambridge University Press, 1995, pp.75-58.

310 L. DOSWALD-BECK, « The San Remo Manual on international law applicable to armed conflicts at sea »,

Le droit classique des conflits armés sur mer entre en jeu au moment où l’état de guerre est déclaré. L’application des Conventions de La Haye de 1907 présuppose la déclaration de guerre. D’ailleurs, au regard du jus ad bellum l’avancée majeure était l’article premier de la Convention III du 18 octobre 1917 sur l’ouverture des hostilités qui disposait que les hostilités entre les Puissance contractantes ne doivent pas commencer « sans un avertissement préalable et non équivoque, qui aura, soit la force d’une déclaration de guerre motivée, soit celle d’un ultimatum avec déclaration de guerre conditionnelle ». Durant l’état de guerre les Etats neutres conservent le droit d’avoir des rapports commerciaux avec les belligérants, bien que l’obligation d’impartialité et d’abstention inhérente à leur statut de neutres leur impose des limitations importantes. Les articles 2 et 3 de la Déclaration de Paris du 16 avril 1856 réglant divers points de droit maritime disposent, respectivement, que « le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, à l’exception de la contrebande de guerre » et que « la marchandise neutre, à l’exception de la contrebande de guerre, n’est pas saisissable sous pavillon ennemi ». Comme Charles Rousseau le rappelait : « l’histoire de la guerre sur mer est celle d’une lutte continue entre les Etats belligérants et les puissances neutres : les premiers, essayant d’interrompre toutes les communications économiques entre leurs adversaires et le reste du monde ; les deuxièmes, revendiquant la liberté de maintenir leurs relations commerciales avec tous les Etats – belligérants compris – malgré les hostilités311 ». Il est pour autant interdit de fournir aux belligérants des produits susceptibles de renforcer leur potentiel militaire ; des sanctions sont prévues par le droit classique de la guerre maritime.

La Déclaration de Londres relative au droit de la guerre maritime du 26 février 1909 contient des listes de tels produits interdits qualifiés de contrebande de guerre et dont le régime est réglementé de façon assez détaillée, bien qu’il s’agisse de dispositions plutôt désuètes aujourd’hui. Les navires des belligérants ont le droit de contrôler les navires neutres en haute mer et d’exercer un droit de prise sur les produits interdits en question. Parmi d’autres mesures que les belligérants sont en droit de prendre contre les navires neutres on trouve notamment le blocus maritime. Selon le droit international classique les belligérants ont le droit de prendre les mesures susmentionnées jusqu’à ce qu’un traité de paix ou un armistice ou un autre texte mettant fin à l’état de guerre soit signé. Comme il a été déjà relevé, après la mise hors la loi de la guerre et l’adoption de la Charte des Nations Unies, la

déclaration de l’état de guerre est rare. Le recours à la force est licite en vertu du droit de légitime défense à moins que les Nations Unies ne déclenchent les mécanismes du chapitre VII de la Charte. Etant donné donc que l’état de guerre n’est que rarement officiellement déclaré, l’application des règles du droit de neutralité n’est pas possible ; et ce contrairement au principe établi en droit international humanitaire selon lequel son application dépend de l’existence « objective » d’un conflit international ou non-international, autrement dit sans que les parties au conflit aient nécessairement reconnu son existence ou même au cas où ils la nient. L’article 2, paragraphe 1 commun aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 dispose que les Conventions s’appliqueront « en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles » ; et le Protocole additionnel I, article 3, prévoit lui aussi son applicabilité « dans des situations prévues par l’article 2 commun » aux Conventions de Genève. La question qui se pose est de savoir pourquoi la neutralité n’est pas applicable per se de la même manière que les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels le sont.

La réponse à cette question réside dans le fait que les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels sont applicables per se, à savoir sans qu’il soit nécessaire que l’état de guerre soit reconnu par l’une des parties, encore moins par toutes les parties au conflit, car la plupart de leurs dispositions constituent des règles coutumières312. Il n’en va pas de même quant au droit de la neutralité dont l’applicabilité présuppose une reconnaissance de l’état de guerre ; les règles du droit de la neutralité régissent les relations entre les belligérants et des Etats tiers. Par conséquent, à défaut d’état de guerre en due et bonne forme, tout recours à la force contre les Etats neutres doit être conforme au droit de légitime défense. « C’est-à-dire que les belligérants ne peuvent réaliser, à l’égard des Etats neutres, toutes les actions qui découlent du droit classique de la neutralité, mais seulement celles pouvant être justifiées comme légitime défense313 ». Nous sommes pourtant en droit de nous interroger si, même en cas d’état de guerre reconnu, l’Etat agresseur pourrait jouir du recours à la force contre la contrebande de guerre ou pour imposer ou maintenir un blocus maritime. D’ailleurs, il faudrait rappeler ici que la « sacro-sainte » égalité des belligérants devant les normes

312 S. BOELAERT-SUOMINEN, « Grave breaches, universal jurisdiction and internal armed conflict : is

customary law moving towards uniform enforcement mechanism for all armed conflicts ? », Journal of conflict and security law, 2000, vol. 5, n° 1, 63-103: passim.

313 N. RONZITTI, « Le droit humanitaire applicable aux conflits armés en mer », RCADI, 1993, vol. 242, pp. 9- 196 : p. 137.

internationales du jus in bello a été établie en vue de protéger essentiellement la population civile mais aussi les combattants des deux parties au conflit conformément à la clause de Martens, et non en vue d’accorder aux belligérants, Etat agresseur et Etat agressé confondus, un quelconque droit de recourir à la force contre les navires neutres, par exemple. Il en découle que les paragraphes 3 et 4 du Manuel de San Remo, cités plus haut, visent, sinon à limiter la gamme de mesures que les belligérants sont en droit de prendre contre les Etats neutres, en tout cas à imposer les conditions strictes préalables à tout recours à la force en vertu de l’article 51 de la Charte. L’influence de la Charte des Nations Unies et en l’occurrence de l’article 51 sur le droit limitant les moyens et les méthodes de la guerre navale est patente quant aux rapports entre belligérants et neutres. Ainsi, il se peut que des actes relevant normalement du jus in bello – le droit de neutralité en faisant partie intégrante – soient réglementés par le jus ad bellum, notamment par les modalités d’application du droit de légitime défense des Etats en vertu de l’article 51 de la Charte.

N. Ronzitti est de l’avis qu’une telle influence de la Charte sur le jus in bello naval est aussi possible en ce qui concerne les rapports entre belligérants. Il invoque à cet effet la pratique et notamment le conflit du Vietnam et celui des Malouines. Tout en ayant à leur disposition les moyens nécessaires pour mener des opérations conformes au jus in bello dans les régions qui n’étaient pas comprises dans le théâtre de la guerre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont pourtant limité géographiquement celui-ci. N. Ronzitti en déduit que « l’action du belligérant ne doit pas seulement être conforme au jus in bello, mais elle doit également respecter les principes de nécessité et de proportionnalité auxquels se rapporte l’exercice du droit de légitime défense »314. Il est toutefois vrai que les limites imposées par le jus ad bellum ne devraient pas être différentes selon que le théâtre de la guerre se situe sur terre, en mer ou en air. De la même manière, les belligérants lors des guerres terrestres ou aériennes seraient tenus par les limites du droit de légitime défense de l’article 51. Une telle conception de la guerre n’est pas conforme à l’objectif de toute guerre, reconnu par le jus in

bello, qui est la mise hors combat de l’adversaire, tandis que l’objectif du droit de légitime

défense est de repousser l’agresseur. Cette conception est aussi incompatible avec le jus ad

bellum, car tous les Etats parties à un conflit armé ne sauraient invoquer le droit de légitime

défense et, par conséquent, ne sauraient être tous tenus de respecter les principes de nécessité et de proportionnalité qui lui sont inhérents ; un Etat sera l’agresseur et l’autre Etat l’agressé.

D’ailleurs, on voit mal en quoi une bataille navale est différente d’une bataille sur terre ou en l’air pour que l’emprise du jus ad bellum sur elles ne soit pas du même degré. L’« imbrication » des règles du jus in bello et du jus ad bellum ainsi proposée par Ronzitti pourrait s’étendre à tout conflit armé. Toujours est-il que le recours à la force contre un navire neutre, indépendamment de sa licéité au regard de la Charte des Nations unies, transforme dans les faits les rapports régis par le jus in bello entre le belligérant et le neutre en des rapports régis par le jus ad bellum et, de ce fait, des rapports entre un agresseur et une victime, sans toutefois une application expressis verbis du jus ad bellum. Ainsi, un incident militaire entre un Etat partie à un conflit armé et à un Etat neutre s’inscrit dans le cadre du conflit armé déjà en cours et est régi par le droit de la neutralité et plus généralement le jus in

bello. L’agression armée sous la forme d’« acte de guerre » relevant du jus in bello semble

donc en voie de consécration ; il en est de même de la légitime défense comme réaction à une telle agression. Il va sans dire qu’une telle consécration ne pourrait qu’avoir des conséquences sur le contenu à donner aux principes de nécessité et de proportionnalité. La légitime défense ne s’inscrivant plus seulement dans le cadre d’une guerre, mais aussi dans un incident militaire analysé en « une seule agression – une seule réaction au titre de la légitime défense », son objectif même semble se rapprocher de celui des représailles qui elles s’inscrivent dans une logique d’attaque et de ripostes déconnectées l’une de l’autre.

L’article 22 du Manuel vient renforcer une telle évolution sans toutefois la consacrer. Il dispose que « [s]i un Etat belligérant viole le régime des eaux neutres tel qu’énoncé dans ce document, l’Etat neutre doit prendre les mesures nécessaires pour faire cesser la violation. Si l’Etat neutre manque son obligation de mettre fin à la violation de ses eaux par un belligérant, le belligérant adverse doit le notifier à l’Etat neutre et lui donner un délai raisonnable pour mettre fin à cette violation. Si la violation de la neutralité de l’Etat par un belligérant constitue une menace sérieuse et immédiate à la sécurité du belligérant adverse et si cette violation perdure, cet Etat belligérant peut, en l’absence d’une autre mesure réalisable à temps, avoir recours à la force strictement nécessaire pour répondre à la menace que constitue cette violation ». De telles mesures ne sauraient être prises en vertu du droit de légitime défense de l’article 51 à condition que l’Etat neutre ne soit pas responsable lui-même de la violation du droit de la neutralité ; auquel cas il serait considéré comme partie au conflit et son inaction plutôt que son action serait qualifiée au regard du jus ad bellum. D’ailleurs, dans ce dernier cas, elle serait qualifiée en fonction de la nature de l’action militaire entreprise par l’Etat partie au conflit dont l’Etat neutre est de fait l’allié. La violation du droit de la

neutralité par l’Etat neutre ne bénéficie d’aucune qualification autonome au regard de la Charte ; l’Etat neutre soit se range du côté de l’agresseur soit du côté de la victime. Les règles telle qu’elles figurent dans les travaux de codification d’une « société savante » dont l’autorité est incontestable, doivent toutefois être bien consacrées en droit positif ; pour le vérifier, il faut se pencher sur la pratique des Etats et la jurisprudence.

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