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CHAPITRE I L’AGRESSION ARMEE

LES ACTES D’AGRESSION

B. La consécration des « actes d’agression » en droit international

2. La jurisprudence de la Cour internationale de Justice

Dans son arrêt du 20 novembre 2003 rendu dans l’Affaire des plates-formes

pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), en se référant aux actes

militaires des Etats-Unis, la CIJ a employé le terme « acte » ou « actes » de légitime défense ; elle a eu aussi recours au terme « mesure » : « La question est par conséquent de savoir si cet incident [le minage du navire de guerre américain USS Samuel B. Roberts] suffisait à lui seul à justifier des actes de légitime défense au motif qu’il aurait constitué une « agression armée »325. La Cour s’est ainsi démarquée, fût-ce sur la forme, de la distinction entre la légitime défense considérée comme un « état » et les représailles considérées comme des « actes » ponctuels326. Il convient donc de se pencher sur la question de savoir si la légitime défense, tout en étant conçue dans le cadre d’un « état » ou d’une situation, sa mise en œuvre peut prendre la forme de plusieurs « actes », voire d’un seul « acte ». Il semble que la Cour s’est également démarquée sur le fond quand elle déclarait ce qui suit :

« La Cour n’exclut pas que le minage d’un seul navire de guerre puisse suffire à justifier qu’il soit fait usage du "droit naturel de légitime défense" »327.

Si elle a refusé au cas d’espèce d’admettre l’argumentation américaine, elle l’a fait à cause « notamment du caractère non-concluant des éléments concernant la responsabilité de l’Iran »328, et non à cause d’un quelconque obstacle posé par le droit applicable en l’espèce : « la Cour n’est pas en mesure de dire qu’il a été démontré que les attaques contre les plates- formes de Salman et de Nasr consituaient une riposte justifiée à une agression armée » de l’Iran contre les Etats-Unis résultant du heurt de cette mine329 ». Il est vrai que la Cour a franchi un pas significatif concernant un sujet très délicat ; à savoir la licéité du recours à la force lorsque le fait générateur n’est pas l’agression armée de l’article 51 de la Charte, mais un recours illicite à la force « short of armed attack ». L’évolution vers l’acte d’agression qui n’est pas qualitativement équivalente à l’ « agression armée » de l’article 51 trouve donc un appui jurisprudentiel.

325 Affaire des plates-formes pétrolières, fond, arrêt du 6 novembre 2003, par. 72.

326 J.-C.VENEZIA, « La notion de représailles en droit international public », RGDIP, 1960, vol. 64, p. 476. 327 Affaire des plates-formes pétrolières, fond, arrêt du 6 novembre 2003, par. 72.

328 Ibid. 329 Ibid.

La CIJ a observé que « durant la guerre entre l’Iran et l’Iraq, la navigation neutre dans le Golfe Persique avait été considérablement entravée et avait subi des pertes et des graves dommages » ; « cette situation était dans une large mesure le résultat de la présence de mines et de champs de mines posés par les deux parties au conflit »330. Tout en déclarant aussitôt qu’elle « n’a pas compétence pour s’interroger sur la question de savoir si et dans quelle mesure l’Iran et l’Iraq se sont conformés aux règles du droit international applicables aux conflits armés sur mer », elle prend toutefois note de ces circonstances en vue de se prononcer sur la licéité des actions militaires menées par les Etats-Unis contre l’Iran à la lumière du droit international relatif à l’emploi de la force331. Il en découle qu’à supposer que toutes les attaques soient imputées à l’Iran et commises dans le contexte de la guerre Iran- Irak, leur licéité devrait être déterminée tant eu égard au droit de conflits armés qu’eu égard au jus ad bellum. En l’espèce les attaques imputées à l’Iran constituent des violations du droit des conflits armés. Ainsi, s’agissant de l’incident survenu le 16 octobre 1987, lorsqu’un missile toucha le pétrolier koweïtien Sea Isle City, réimmatriculé aux Etats-Unis, près du port de Koweït, nous sommes en mesure de parler de violation du droit de neutralité. Quant au minage du navire de guerre américain USS Samuel B. Roberts, la violation de l’article 3 de la Convention (VIII) de La Haye relative à la pose de mines sous-marines automatiques de contact, 18 octobre 1907, est patente ; ledit article prévoit que :

« Lorsque les mines automatiques de contact amarrées sont employées, toutes les précautions possibles doivent être prises pour la sécurité de la navigation pacifique.

Les belligérants s'engagent à pourvoir, dans la mesure du possible, à ce que ces mines deviennent inoffensives après un laps de temps limité, et, dans le cas où elles cesseraient d'être surveillées, à signaler les régions dangereuses, aussitôt que les exigences militaires le permettront, par un avis à la navigation, qui devra être aussi communiqué aux Gouvernements par la voie diplomatique. »

330 Ibid., par. 44. 331 Ibid.

Dans l’affaire Nicaragua la Cour a précisé que de la Convention n° VIII de La Haye, article 3, doit être appliquée « même pour le temps de guerre »332.

Les incidents mentionnés ci-dessus et considérés comme des violations du droit des conflits armés ont été examinés par la Cour dans l’affaire des Plates-formes également sous l’angle de l’application des règles du jus ad bellum. La Cour a dû examiner si les attaques en question constituaient des actes d’agression et ainsi donnaient lieu à l’invocation du droit de légitime défense. Les actes d’agression, imputés à ’Iran, contre les Etats-Unis ont été commis au cours d’un conflit armé international opposant l’Irak à l’Iran. En outre, selon le rapport établi par le Secrétaire général des Nations Unies en 1988, suite à la résolution 598 du 20 juillet 1987, paragraphe 6, du Conseil de sécurité, l’Iran était en état de légitime défense, l’Irak étant désigné comme agresseur333. Dans son arrêt relatif à l’Affaire des plates-formes

pétrolières, la Cour laisse entendre que l’Iran tout en étant en état de légitime défense dans le

cadre de la guerre qui l’opposait à l’Irak, il pourrait être tenu pour responsable d’actes d’agression contre un Etat neutre, en l’occurrence les Etats-Unis. Autrement dit, la violation des dispositions pertinentes du jus in bello peut aussi être de manière cumulative une violation des règles du jus ad bellum. La Cour a examiné l’intention de l’Iran et elle a conclu qu’« il n’a pas été établi que la mine heurtée par le Bridgeton avait été mouillée dans le but précis d’endommager ce navire ou d’autres navires américains »334. Il en résulte que si « intention » de viser des navires américains il y avait, l’acte de l’Iran pourrait être qualifié d’acte d’agression donnant lieu à l’invocation du droit de légitime défense.

D’ailleurs, malgré d’innombrables incidents militaires invoqués par les Etats-Unis en vue d’étayer leur argumentation juridique fondée sur le droit de légitime défense, ni les Etats- Unis ni l’Iran n’ont reconnu l’état de guerre. Le seul état de guerre reconnu était celui entre l’Iran et l’Irak. Qui plus est, la CIJ s’est penchée sur la question afin de vérifier le bien fondé de sa compétence, à savoir le Traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires du 15 août 1955, signé entre les Etats-Unis et l’Iran. Paradoxalement c’est dans le cadre de l’interprétation de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX dudit Traité que la Cour a examiné la question de l’application du droit international relatif au recours à la force et notamment des règles régissant l’exercice du droit de légitime défense. Pourtant, selon le

332 Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, fond, arrêt du 27 juin 1986, fond, CIJ, Recueil 1986, p. 112 : par. 215.

333 S/23273, cité in Ch. GRAY, International law and the use of force, p. 85. 334 Affaire des plates-formes pétrolières, fond, arrêt du 6 novembre 2003, par. 64.

droit international classique un tel Traité devrait normalement être suspendu à cause de l’ouverture des hostilités entre les parties. D’ailleurs, l’article 73 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 laisse la porte ouverte à une telle éventualité en prévoyant que ses dispositions « ne préjugent aucune question qui pourrait se posait à propos d’un traité du fait (…) de l’ouverture d’hostilités entre Etats ». Un tel fait ne s’était jamais produit dans le cas d’espèce, comme l’affirme la Cour dans son arrêt sur les exceptions préliminaires : « La Cour relèvera pour commencer que les Parties ne contestent pas que le traité de 1955 était en vigueur à la date de l’introduction de la requête de l’Iran et est d’ailleurs toujours en vigueur. La Cour rappellera qu’elle avait décidé en 1980 que le traité de 1955 était alors applicable (Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 28, par. 54) »335. Et pourtant, état de guerre il y avait, mais tant la Cour que les parties au différend ont mis l’accent sur certains « actes » plutôt que sur un « état » ou une « situation » de guerre. La CIJ a adhéré à cette manière de voir336.

Dans son opinion séparée jointe à l’arrêt rendu dans l’affaire des Plates-formes

pétrolières, le juge Simma est explicite quant à la double qualification juridique des « actes »

imputés à l’Iran. Ils pourraient être considérés comme des violations à la fois du droit des conflits armés et du jus ad bellum. S’agissant du droit des conflits armés il écrit : « the state

of war between Iran and Iraq did not provide Iran with a general justification for its hostile activities because these were, for the greatest part, in violation of the laws of war and neutrality »337. En ce qui concerne les violations des règles du jus ad bellum, il considère que : « permissibility of strictly defensive military action taken against attacks of the type

involving, for example, the Sea Isle City or the Samuel B. Roberts cannot be denied. What we see in such instances is an unlawful use of force “short of” an armed attack (“agression armée”) within the meaning of Article 51(…). Against such smaller-scale use of force, defensive action – by force also “short of” Article 51 – is to be regarded as lawful. In other

335 Affaire des plates-formes pétrolières, exception préliminaire, arrêt du 12 décembre 1996, CIJ Recueil 1996, p. 809 : par. 15.

336 P. d’Argent constate que la Cour met l’accent plus sur l’intention de l’une des parties de commettre une agression armée que sur le seuil de gravité matérielle exigé afin qu’un emploi de la force prétende à une telle qualification : « L’insistance de la Cour sur la question de savoir si les attaques avaient été délibérément dirigées contre des navires américains donne à penser que l’intention occupe une place déterminante dans la gradation des différents emplois de la force et leur qualification éventuelle en tant qu’acte d’agression. (…) En d’autres termes, le seuil de gravité matérielle d’un emploi de la force n’est pas seul en cause dans la question de sa qualification ; au-delà de son imputation à un sujet étatique, l’intention qui l’anime paraît un élément déterminant », in P. d’ARGENT, « Du commerce à l’emploi de la force : l’affaire des plates-formes pétrolières (arrêt sur le fond) », AFDI, vol. 49, 2003, p. 278 et s.

337 Affaire des plates-formes pétrolières, fond, arrêt du 6 novembre 2003, opinion indivuelle du juge Simma, par. 59.

words, I would suggest a distinction between (full-scale) self-defence within the meaning of Article 51 against an “armed attack” within the meaning of the same Charter provision on the one hand and, on the other, the case of hostile action, for instance against individual ships, below the level of Article 51, justifying proportionate defensive measures on the part of the victim, equally short of the quality and quantity of action in self-defence expressly reserved in the United Nations Charter »338. Le juge Simma dit donc ce que la CIJ refuse d’admettre ouvertement, c’est-à-dire que, outre l’agression armée de l’article 51 de la Charte, des recours à la force moins graves peuvent également être considérés comme des actes d’agression donnant lieu à une réaction au titre de la légitime défense.

La question dépassant les bornes du droit international applicable aux conflits armés sur mer rejoint celle des « actes » d’agression, eux-mêmes à l’opposé de l’agression armée conçue comme un recours à la force d’envergure. Il s’agit de la concurrence des deux branches du droit international, le jus in bello et le jus ad bellum. Il faut s’interroger sur les solutions possibles à une telle concurrence des règles du droit applicables lorsque des actes internationaux constitutifs à la fois de violations du droit international des conflits armés et du droit de la Charte des Nations Unies relatif au jus ad bellum doivent être qualifiés. On sait qu’une violation des règles de la Charte relatives au recours à la force constitue un acte d’agression ; face à une telle éventualité l’Etat victime est en droit d’invoquer la légitime défense conformément à l’article 51 de la Charte. Si on se place dans le cadre du droit des conflits armés les sanctions prévues contre la violation des ses règles se résument aux représailles dites représailles en temps de guerre. Les représailles sont en effet les seules sanctions possibles aux violations des lois de la guerre339. En outre, le recours à des représailles armées par l’Etat neutre visant à garantir sa neutralité ne le rend pas partie au conflit. En se référant à la riposte américaine à l’attaque Sea Isle City, N. Ronzitti est favorable à sa qualification d’acte de légitime défense ; il ajoute aussitôt qu’« on doit admettre la légitimité de la réponse aussi dans le cas où la contre-mesure américaine devrait être considérée comme une représaille » car « cette forme de représaille est encore permise dans le domaine des conflits armés »340. Le recours au principe lex specialis derogat lex

generali semblerait être la solution au problème dans la mesure où l’on considère le jus in

338 Ibid., par. 12.

339 E. DECAUX, La réciprocité en droit international, Paris, L.G.D.I.J., Coll. Bibliothèque de droit international, 1980, 374p. : p. 237.

340 N. RONZITTI, « La guerre du Golfe, le déminage et la circulation des navires », AFDI, 1987, vol. 33, pp. 647-662 : p. 658.

bello comme une lex specialis par rapport au jus ad bellum, lui-même faisant partie du droit

de la paix.

Dans son avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires du 8 juillet 1996, la CIJ avait qualifié le droit des conflits armés de lex specialis par rapport au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Ainsi, en se référant au droit de ne pas être arbitrairement privé de la vie la Cour a déclaré que « c’est uniquement au regard du droit applicable dans les conflits armés, et non au regard des dispositions du pacte lui-même, que l’on pourra dire si tel cas de décès provoqué par l’emploi d’un certain type d’armes au cours d’un conflit armé doit être considéré comme une privation arbitraire de la vie contraire à l’article 6 du pacte »341. Une autre solution pourrait être la théorie du régime autonome (self-contained regimes) qui est également une sorte de lex specialis342. Quoi qu’il en soit, l’acte d’agression semble bel et bien consacré en droit international lorsque l’on cherche à qualifier une attaque en l’isolant d’un conflit armé.

La consécration des actes d’agression en droit international permet de mieux saisir l’autonomie relative entre le jus ad bellum et le jus in bello. En effet, l’agression armée ne s’analyse plus seulement en termes de « situation » ou d’ « état », mais aussi en termes d’ « acte ». Dès lors, la légitime défense en tant que riposte à ces actes prend également la forme d’actes de légitime défense, pris isolément, et, de ce fait, ils ressemblent aux représailles armées en temps de paix qui sont ponctuelles. On a vu que les actes de légitime défense pourraient être aussi considérés comme des représailles en temps de guerre en cas de violation du droit de neutralité tant par les belligérants que par les neutres. On a aussi examiné la question de l’interaction entre le droit des conflits armés et le droit de légitime défense consacré par l’article 51 de la Charte. Le conflit est une suite interminable d’attaques, offensives et défensives. Au regard du droit international humanitaire ces attaques sont licites pourvu qu’elles ne le transgressent pas. Il n’en va pas ainsi au regard du droit de la Charte, l’une des parties est forcément l’agresseur et l’autre l’agressé. La question qui se pose à présent est de savoir si les violations du jus in bello aboutissant à une escalade pendant le conflit armé pourraient changer la qualification du statut juridique des parties eu égard au jus

341 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif du 8 juillet 1996, CIJ, Recueil CIJ, 1996, p. 240 : par. 25.

342 M. Martii KOSKENNIEMI, « The function and the scope of the lex specialis rule and the question of ‘self-

contained regimes’ : An outline », Groupe d’étude sur la fragmentation du droit international, CDI, 2003, 55ème session, A/CN.4/L.644.

ad bellum. Autrement dit, si le degré des violations du droit des conflits armés pourrait avoir

comme effet une redistribution des cartes de l’Etat agresseur et de l’Etat agressé ; si tel est le cas, il s’agirait bien évidemment d’une exception au principe de l’égalité des belligérants quant à l’application du jus in bello, en mettant de côté toute considération relevant du jus ad

SECTION 2

L’AGRESSION ARMEE CORRESPONDANT AU

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