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La nécessité militaire : l’expression de la légitime défense des Etats dans le cadre du

CHAPITRE I L’AGRESSION ARMEE

L’AGRESSION ARMEE CORRESPONDANT AU « DROIT FONDAMENTAL DE L’ETAT A LA SURVIE »

B. La nécessité militaire : l’expression de la légitime défense des Etats dans le cadre du

jus in bello ?

Dans son avis consultatif dans l’affaire Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes

nucléaires la CIJ a laissé sans réponse un certain nombre de questions essentielles. Ainsi, elle

n’a indiqué ni la nature ni la cible de l’attaque qui justifierait une riposte nucléaire, en se contentant simplement de mentionner les conditions inhérentes au droit de légitime défense et

395 Annuaire de la Commission du droit international, 1980, vol. II, deuxième partie, p. 45 ! par. 28. 396 Cité in Elmar RAUCH, op. cit., p. 215.

397 Charles G. FENWICK, International Law, New York, Appleton-Century-Crofts, 1948, 3ème éd., 744p.: p. 547, cité par Elmar RAUCH, op. cit., p. 214.

398 L. CONDORELLI (Luigi), « Le droit international humanitaire, ou de l’exploration par la Cour d’une terra a peu près incognita pour elle », in L. BOISSON DE CHAZOURNES et Ph. SANDS (dir.), International Law,

celles découlant de l’article 51 de la Charte. Comme le fait remarquer V. Coussirat-Coustère, « c’est sous l’angle de la proportionnalité que le problème de l’escalade et du franchissement du seuil nucléaire est abordé (avis AGNU, § 43) »399. Cette position « minimaliste » de la Cour rend évidemment encore plus compliqués les rapports difficiles entre le jus ad bellum et le jus in bello.

Dans son opinion dissidente, le juge Higgins semble se démarquer de l’interaction, voire de l’infiltration du jus ad bellum dans le jus in bello, mise en avant par les autres juges favorables à la licéité de l’emploi de l’arme nucléaire. Elle place le droit de légitime défense lié à la « survie » de l’Etat, énoncé par la Cour, dans le cadre du jus in bello et en particulier en relation avec la règle primaire de « nécessité militaire ». Il importe de citer

in extenso l’extrait y relatif :

« (...) in order to meet the legal requirement that a military target may not be attacked if collateral civilian casualties would be excessive in relation to the military advantage, the “military advantage” must indeed be one related to the very survival of a State or avoidance of infliction (whether by nuclear or other weapons of mass destruction) of vast and severe suffering on its own population; and that no other method of eliminating this military target be available. »400

La position du juge Higgins a le double avantage, primo, d’épargner le jus in bello de l’infiltration du jus ad bellum et par là même de l’affaiblissement de ses principes et règles fondés sur des considérations humanitaires, et, secundo, de soumettre le prétendu droit à la « survie » au droit applicable aux conflits armés et en particulier à sa règle primaire de « nécessité militaire ». Pour Rosalyn Higgins la survie physique (« physical survival ») de la population fait partie des valeurs que le droit international vise à promouvoir et à protéger401. Etant donnée que l’emploi de l’arme nucléaire peut servir de bouclier contre tous ceux qui pourraient menacer la survie des populations avec la même arme, le juge Higgins se range du

399 V. COUSSIRAT-COUSTERE, « Armes nucléaires et droit international A propos des avis consultatifs du 8 juillet 1996 de la Cour internationale de Justice », p. 348.

400 Opinion dissidente du juge Rosalyn Higgins, par. 21, jointe à l’avis consultatif du 8 juillet 1996, Licéité de la

menace ou de l’emploi d’armes nucléaires.

côté des tenants de la licéité de l’emploi de cette arme : « It is not clear to me that either a

pronouncement of illegality in all circumstances of the use of nuclear weapons or the answers formulated by the Court in paragraph 2E best serve to protect mankind against that unimaginable suffering that we all fear »402. C’est parce qu’en effet la survie de la population l’emporte sur celle des Etats que le R. Higgins place cette dernière dans le contexte du jus in

bello et non dans celui du jus ad bellum. En effet, la survie d’un Etat ou l’« avoidance of infliction (…) of vast and severe suffiring on its own population » constitue l’ « avantage

militaire » de l’attaque qui serait normalement contraire au droit international humanitaire.

S’agissant de la protection du personnel militaire, le juge Higgins se pose la question suivante : « what military necessity is so great that the sort of suffering that would be

inflicted on military personnel by the use of nuclear weapons would ever be justified ? ».

Selon elle, « [i]f the suffering is of the sort traditionally associated with the nuclear weapons

– blast, radiation, shock, together with the risk of escalation, risk of spread through space and time – then only the most extreme circumstances (defence against untold suffering or the obliteration of a State or peoples) could conceivably "balance" the equation between necessity and humanity »403. Dans le même esprit, R. Müllerson déclarait à propos de l’interaction entre jus ad bellum et jus in bello telle qu’elle découle de l’avis consultatif de la CIJ sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires :

« It seems that a bridge between jus ad bellum and jus in bello may be established by using the concepts of the right to survival and proportionality, both of which belong to jus ad bellum as well as to jus in bello. The Court said that it “cannot lose sight of the fundamental right of every State to survival, and thus its right to resort to self-defence, in accordance with Article 51 of the Charter, when its survival is at stake” (para.96). In jus ad

bellum the right to self-defence is a manifestation of the right to survival,

while in jus in bello the right to survival may take the form of a military necessity against which the use of force has to be measured. »404

402 Ibid.

403 Ibid., par. 18.

404 Rein MÜLLERSON, « Missiles with non-conventional warheads and international law», Israel Y.H.R., 1997, vol. 27, p. 240.

Il en découle que la nécessité militaire et la légitime défense sont liées par une sorte de cordon ombilical qui n’est rien d’autre que le droit de l’Etat à la survie tel qu’identifié par la CIJ dans l’avis consultatif du 8 juillet 1996. La question qui se pose est de savoir si les deux parties au conflit aussi bien l’Etat victime que l’Etat agresseur pourraient bénéficier d’une telle interprétation de la notion de « nécessité militaire ». Il est vrai que reconnaître un tel droit à l’Etat initialement agresseur au regard du jus ad bellum semble incohérent ; comme nous l’avons démontré plus haut, l’agresseur ne saurait invoquer le « droit à la survie ». Toutefois, il se peut, comme c’est souvent le cas, que les deux parties au conflit s’estiment toutes les deux en état de légitime défense au quel cas les Etats considèreraient qu’ils exercent valablement leur « droit à la survie ». La partie au conflit qui s’est prévalue de ce droit assumera évidemment la responsabilité internationale au moment de sa qualification d’agresseur par les organes internationaux, politiques ou judiciaires, compétents en la matière.

La survie de la population dans une circonstance extrême de légitime défense est aussi à l’origine des réserves et des déclarations dont certains Etats associent la ratification des instruments internationaux relatifs au jus in bello afin de restreindre le champ d’application de ceux-ci à leur égard. Ainsi, la première sur dix-huit réserves et déclarations interprétatives qui assortissent l’instrument de la ratification par la France du Protocole additionnel I concerne la légitime défense : « Les dispositions du Protocole I de 1977 ne font pas obstacle à l’exercice, par la France, de son droit naturel de légitime défense, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies ». La France est le seul pays à avoir formulé une réserve aussi générale405. Selon E. Decaux, c’est l’avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de

l’emploi de la force qui a levé l’hypothèse pour la ratification par la France du Protocole I,

dans la mesure où la Cour n’a pas conclu à l’incompatibilité de l’emploi d’armes nucléaires avec les règle et principes du jus in bello406. Bien que la réserve n° 1 s’inscrive dans le cadre du jus ad bellum, elle est associée à d’autres réserves, notamment la réserve n° 11 relative à l’article 51 du Protocole qui concerne les représailles civiles en temps de guerre : « Le gouvernement de la République française déclare qu’il appliquera les dispositions du paragraphe 8 de l’article 51 dans le mesure où l’interprétation de celles-ci ne fait pas obstacle à l’emploi, conformément au droit international, des moyens qu’il estimerait indispensable

405 C. LAUCCI, « La France adhère au Protocole I relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux », RGDIP, 2001, vol. 105, n° 3, pp. 677-704 : p. 688.

406 E. DECAUX, « La ratification par la France du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 », RTDH, n°50, 2002, p. 324.

pour protéger sa population civile de violations graves, manifestes et délibérées des conventions de Genève et du Protocole par l’ennemi ». Le Royaume Uni a affirmé en termes explicites que face à des violations graves et délibérées par l’ennemi du jus in bello, il « will

regard itself as entitled to take measures otherwise prohibited407 ». Or, la Chambre de première instance II du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a réaffirmé dans son jugement rendu dans l’affaire Kuperskic le caractère absolu des obligations fondamentales imposées par le droit international humanitaire, y compris l’interdiction des représailles contre les civils408. Il en résulte que les réserves françaises n° 1 et n° 11 relative au droit de légitime défense, ainsi que la déclaration du Royaume-Uni visent essentiellement à établir une exception au respect des principes et règles du droit international humanitaire en cas de légitime défense.

Il convient de rappeler en guise de conclusion que la nécessité militaire est une règle primaire qui imprègne et sous-tend toute la structure du droit des conflits armés. Bien que soumise à des problèmes d’interprétation juridique parfois complexes, elle ne saurait constituer une « cause absolutoire » pour toute violation du droit humanitaire. Dans l’avis consultatif du 8 juillet 1996 la CIJ a pourtant laissé entendre qu’une telle éventualité n’est pas à écarter « dans une circonstance extrême de légitime défense ». Ainsi, d’une certaine manière, elle a affirmé le droit d’auto préservation (« self-preservation ») des Etats qui, s’il n’est pas contraire, il n’est toutefois pas difficilement conciliable avec le droit de la Charte et en particulier l’article 51 et ses modalités d’application409. Dans la mesure où des règles du droit international régissent les questions relatives à la guerre, la légitime défense de l’article 51 doit demeurer à l’écart des règles du droit international humanitaire, fondé lui sur les « considérations d’humanité ».

Or, l’analyse qui précède permet de douter d’une telle étanchéité entre le jus ad

bellum et jus in bello. Certes, dans ce chapitre nous nous sommes essentiellement penchés sur

l’interaction entre les deux branches dans des circonstances spéciales ou extrêmes. L’agression armée en tant qu’action préalable à la réaction au titre de la légitime défense ne

407 Cité in C. LAUCCI, « La France adhère au Protocole I relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux », op. cit., p. 689.

408 Affaire Le Professeur c. Zoran Kupreskic et autres, aff. IT-95-16-T, Chambre de première instance, jugement du 14 janvier 2000, par. 520 (http://www.un.org/icty/kupreskic/trialc2/jugement/kup-tj000114f.pdf). 409 N. RONZITTI, « La Corte internazionale di Giustizia et la questione della liceità della minaccia o dell’uso

saurait être conçue seulement comme une action militaire déclenchant un conflit armé d’envergure. Nous constatons ainsi une évolution du droit positif vers la consécration des « actes d’agression », c’est-à-dire d’actes impliquant un recours à la force ne franchissant pas le seuil de gravité défini par la CIJ dans la jurisprudence Nicaragua. Cette évolution est d’autant plus importante qu’elle fait entrer dans le giron de l’agression comme préalable à l’invocation du droit de légitime défense des actes commis au cours d’un conflit armé, qui conformément à une application stricte du principe de l’égalité des belligérants au regard du

jus ad bellum ne devraient pas faire l’objet d’un examen au regard de celui-ci. Avec son avis

relatif à la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la CIJ elle-même contribue à une certaine confusion entre le jus ad bellum et le jus in bello allant dans ce sens. Cette interaction ressort également lorsque l’on se penche de plus près sur la réaction au titre de la légitime défense de l’article 51 et du droit international coutumier relatif au recours à la force.

TITRE II

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