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Egalité des Etats comme base du prétendu « droit fondamental à la survie » et égalité des belligérants comme principe du droit des conflits armés

CHAPITRE I L’AGRESSION ARMEE

L’AGRESSION ARMEE CORRESPONDANT AU « DROIT FONDAMENTAL DE L’ETAT A LA SURVIE »

1. Egalité des Etats comme base du prétendu « droit fondamental à la survie » et égalité des belligérants comme principe du droit des conflits armés

Le « droit à la survie », tel que défini par la CIJ dans son avis consultatif du 8 juillet 1996, est fondamental et, de ce fait, « tout Etat », doté ou non de l’arme nucléaire, en est titulaire. Comme le juge G. Guillaume le fait remarquer, « tout système de droit, quel qu’il soit, ne saurait priver d’un de ses sujets du droit de défendre sa propre existence »348. Un tel droit, à savoir le droit de tout Etat à la survie, semble découler du droit international classique, celui de l’égalité souveraine entre Etats. Comme l’a dit la Cour permanente de Justice internationale (CPJI) dans son célèbre arrêt Lotus, « le droit international régit les rapports entre Etats indépendants. Les règles de droit liant les Etats procèdent donc de la volonté de ceux-ci »349. Il paraîtrait donc logique de prétendre que « le droit à la survie » relève tant du droit de la paix que de la guerre. Selon cette manière de voir, le droit à la survie est le droit suprême de tout Etat, car il garantit son existence même. Ainsi, ce droit se place au-dessus de la loi internationale. En suivant cette logique, peu importe alors si l’Etat qui exerce ledit droit est considéré comme étant l’Etat agresseur ou l’Etat victime eu égard au droit international relatif au recours à la force. La CIJ a toutefois essayé de circonscrire son exercice en l’inscrivant dans la Charte et en particulier dans l’article 51. Consciente du fait qu’il ne s’agit pas du droit de légitime défense tel que consacré dans l’article 51, la Cour a opté pour l’expression « circonstance extrême de légitime défense dans laquelle [l]a survie même [de l’Etat] serait en cause », à l’opposé donc de circonstances soi-disant « normales » qui elles relèvent de l’article 51.

En outre, la Cour n’a pas conclu de façon définitive quant à l’illicéité de la menace ou de l’emploi de l’arme nucléaire eu égard au droit international humanitaire. Dans le point E 2 du dispositif de l’avis du 8 juillet 1996, la Cour a conclu par sept voix contre sept, par la voix prépondérante du Président, que :

« Au vu de l'état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l'emploi d'armes nucléaires serait licite ou illicite dans une

348 Opinion individuelle du juge Guillaume, par. 8, jointe à l’avis consultatif du 8 juillet 1996, Licéité de la

menace ou de l’emploi d’armes nucléaires.

circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d'un Etat serait en cause. »350

Elle laisse entendre que « le droit à la survie » pourrait paralyser le droit des conflits armés. En effet, les exigences de l’humanité en tant que caractéristique principale de cette branche du droit international reculeraient devant le droit à la survie de l’Etat. Etant donné que la conclusion de la Cour pourrait être considérée comme un feu vert à la menace ou à l’emploi de l’arme nucléaire, certains auteurs se sont posés la question de savoir si le droit à la survie pourrait rendre inapplicable dans les faits le droit international humanitaire351. Ce qui nous amène à nous interroger sur l’applicabilité des règles du jus ad bellum en cas de mise en cause de la survie de l’Etat. Tout d’abord, il faut souligner qu’il serait incohérent d’une part de reconnaître à l’Etat victime le droit d’employer l’arme nucléaire en vue de répondre à une attaque nucléaire, qu’il s’agisse du premier coup de feu ou d’une attaque relevant du jus in

bello, au titre du « droit à la survie » et, d’autre part de le refuser à l’Etat agresseur à cause de

justement du fait qu’il a violé initialement les règles du jus ad bellum. Le principe de l’égalité des belligérants devant le droit international humanitaire devrait aussi s’appliquer en cas de dérogation. Ainsi, les Etats parties à un conflit devraient être égaux devant le « droit fondamental » à la survie de l’Etat. De même, la qualification de l’Etat partie au conflit eu égard au jus ad bellum ne devrait pas avoir de conséquences sur l’invocation du droit à la survie. C’est pour cela a contrario que la guerre menée par l’Etat agresseur au moyen d’armes conventionnelles ne pourrait justifier le recours à la menace ou à l’emploi de l’arme nucléaire de la part de l’Etat victime à moins que sa survie ne soit en cause352. Le droit à la survie de l’Etat agresseur l’emporte sur le droit de légitime défense de l’Etat s’estimant victime. Autrement dit, suivant la logique de la CIJ dans l’avis consultatif du 8 juillet 1996, suite à l’emploi de l’arme nucléaire par l’Etat victime, il pourrait y a voir une re-qualification des Etats parties au conflit au regard du droit de la Charte de l’ONU. L’Etat initialement agresseur peut devenir victime à cause justement de l’emploi de l’arme nucléaire par l’Etat initialement victime ; il faut bien évidemment que l’emploi de l’arme nucléaire mette en cause la survie du premier Etat. Il semble donc que « le droit fondamental à la survie »

350 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif du 8 juillet 1996, CIJ Rec. 1996, p. 266 : par. 105.

351 V. COUSSIRAT-COUSTERE, « Armes nucléaires et droit international : A propos des avis consultatifs du 8 juillet 1996 de la Cour internationale de Justice », AFDI, 1996, vol. 42, pp. 337-356 : p. 354.

352 Une attaque massive même au moyen d’armes conventionnelles pourrait toutefois justifier un recours à l’arme nucléaire à condition que « la survie de l’Etat » soit en cause.

bouleverse plusieurs principes et règles tant du droit international des conflits armés que du

jus ad bellum.

Il va sans dire que le « droit fondamental à la survie » tel qu’il figure dans l’avis consultatif relatif à la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires n’a évidemment pas suscité l’enthousiasme au sein la doctrine. Il a plutôt fait l’objet d’âpres critiques car il semble renvoyer à des notions métajuridiques, voire au droit naturel, et par là même il constitue une régression grave. Ce retour au droit naturel semble être confirmé par les dires du Président de la Cour, du juge Bedjaoui : « Le droit à la survie de l'Etat est (…) un droit fondamental et s'apparente, à maints égards, à un droit "naturel" »353. Comme il a été mentionné plus haut, on pourrait aussi voir dans l’expression « droit fondamental à la survie » une résurrection de la théorie des « droits fondamentaux de l’Etat ». Toutefois, nombreux sont les arguments qui peuvent être invoqués contre la pertinence aujourd’hui d’une telle résurrection. Ainsi, déjà en 1948, Georges Scelle mettait l’accent sur l’impossible construction du droit à l’existence des Etats au motif que, dans la société internationale, des nouveaux Etats apparaissent, tandis que d’autres disparaissent et renaissent354. Dans un autre registre, le commentaire de Marcelo G. Kohen, bien que mesuré, laisse entendre les dangers inhérents à un tel choix fait par la Cour : « Although previous references to this concept have

been made in the litterature, in particular when dealing with the problem of self-defence, it has either been used in its ordinary meaning and not as a legal category, or (…) in order to put it beyond the reach of international law »355. Le danger consiste donc à ce que le terme « droit fondamental à la survie » soit servi par les Etats de sorte qu’il échappe à l’emprise du droit positif. Quant à Pierre-Marie Dupuy, lui aussi il est critique, mais sous un autre angle, à l’égard de la Cour sur ce point : « Il demeure que le droit international le plus classique,

celui de la coexistence, celui de la société du Lotus, celui de l’égalité souveraine entre Etats, n’a pas perdu son emprise, pas plus qu’il ne saurait être accusé de tous les travers. C’est lui que la Cour a désigné dans son avis consultatif en parlant, de façon apparemment presque inconsidérée, du "droit fondamental qu’a tout Etat à la survie", fût-ce au prix de l’emploi de

353 Déclaration du Président Bedjaoui, par. 22, jointe à l’avis consultatif du 8 juillet 1996, Licéité de la menace

ou de l’emploi d’armes nucléaires.

354 G. SCELLE, Manuel de droit international public, Paris, Domat-Montchrestien, 1948, 1008 p. : p. 118 : « La pérennité ne saurait donc être assurée à l’Etat par le Droit. Une collectivité ne meurt pas, mais elle peut cesser d’être en tant que collectivité étatique, et cela même volontairement, par exemple en s’incorporant à une autre collectivité étatique, ou en perdant les caractéristiques qui en font un Etat ».

355 M. G. KOHEN, « The Notion of ‘State Survival’ in International Law », in L. BOISSON DE CHAZOURNES, Ph. SANDS (dir.), International Law, the International Court of Justice and Nuclear

l’arme nucléaire »356. P.-M. Dupuy considère donc « le droit fondamental » à la survie comme une manifestation du vieux principe, fondateur du reste du droit international moderne, celui de l’égalité souveraine entre les Etats. C’est justement sous cet aspect que le « droit fondamental à la survie » porte atteinte au principe de l’égalité des belligérants devant les règles du jus in bello.

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