• Aucun résultat trouvé

RÉFLEXION SUR MES CONSEILS ET PRÉCONISATIONS

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 160-164)

RÉFLEXION SUR LES MÉTHODES

C. L’ENGAGEMENT DE LA RECHERCHE ET DU CHERCHEUR DANS LA VIE SOCIALE ET LA VIE DE LA CITE

2- RÉFLEXION SUR MES CONSEILS ET PRÉCONISATIONS

Dans mon parcours, je ne me suis pas contentée de suivre une démarche de connaissance et d’observer après les éventuels effets de « construction sociale de la réalité sociale » de mes analyses sociologiques. Mais j’ai aussi pratiqué des formes d’engagement plus « volontaires », en choisissant de vulgariser certaines de mes analyses, et en prenant aussi la parole comme « citoyenne » -tout en annonçant alors que je quittais donc le registre de l’analyse « sociologique ». C’est cette démarche, dont j’ai conscience qu’elle ne fait pas l’unanimité parmi les sociologues, que je propose de discuter maintenant.

Pourquoi ai-je accepté de « vulgariser » mes analyses, dans des revues à destination de travailleurs sociaux par exemple ? Le point de départ, en ce qui me concerne, est (presque) anecdotique : à savoir, la publication des principaux résultats de la thèse sous forme de livre, dans une collection qui encourage de donner des avis aux politiques, et (surtout) aux

intervenants sociaux22. Le partage que j’ai fait alors entre « l’analyse sociologique » et « les avis d’une citoyenne » était donc un moyen que j’ai trouvé de satisfaire l’éditeur, tout en préservant sur une partie de la publication, les exigences de la démarche scientifique. Or, la première condition pour qu’une analyse sociologique trouve une application sociale est qu’elle soit diffusée, en dehors du domaine de la connaissance savante. Dans la mesure où des revues de travailleurs sociaux réagissaient, proposaient des comptes-rendus, ma responsabilité me semblait de toute manière engagée, je voyais donc plus d’inconvénients que d’avantages à ne pas proposer « mon » interprétation. Cependant, je ne cacherai pas que je visais aussi à favoriser la diffusion, en proposant moi-même des interprétations. En effet, après un moment de doute, j’ai choisi d’assumer l’engagement, par des remarques une peu générales d’abord puis au fur et à mesure que j’avançais dans mon parcours, des conseils parfois de plus en plus précis (ainsi, dans une séminaire auquel j’étais invitée à destination d’élèves en dernière année de préparation d’un diplôme d’assistantes sociales, j’ai conseillé à ces futures professionnelles d’éviter de rejeter définitivement un SDF après le premier retard, en m’appuyant sur ma connaissance des multiples contraintes horaires auxquelles ils sont en réalité soumis). Je m’étais avant par exemple engagé dans mon livre avec notamment l’idée que la multiplications des « activités » que l’on peut proposer dans le cadre du RMI ou des « petits boulots » ne résoudra pas le « phénomène SDF », si ces activités ne permettent pas l’accès à un logement (M. Bresson, 1997). J’ai re-précisé ce point de vue en l’appliquant à la loi contre les exclusions, que je critique dans la revue Lien social, précisément parce qu’elle était à mes yeux trop axée sur l’objectif de favoriser des « activités » et oubliait de penser les conditions d’un véritable « droit au logement » (M. Bresson, 1998b).

Dans le livre sur les centres sociaux, à la suite des trois premières parties d’analyse sociologique, je me suis aussi efforcée en quatrième partie d’apporter une « contribution au renouveau », en invitant par exemple les acteurs associatifs à revoir leur relation avec l’État et les partenaires locaux et à prendre l’initiative d’un « mouvement » unitaire pour faire contrepoids aux orientations étatiques (prétendument « incitatives »). Ou encore, j’invite les responsables de centres sociaux à « refaire une place aux bénévoles » et notamment, à réfléchir à la place et au rôle des administrateurs (souvent confinés à un rôle d’exécutants bien inconfortable, qui alimente le malaise des militants et la division des « deux équipes », professionnels et bénévoles) (M. Bresson, 2002, 241 et s). Dans la revue Les Cahiers de

l’Actif, je réfléchis aux manières de concilier valeurs professionnelles et valeurs militantes, en

invitant à « prendre la mesure du problème » au lieu de le refouler, et à s’atteler à élaborer une « construction mentale » dans laquelle les valeurs et les pratiques pourraient être pensées ensemble (en s’appuyant pour cela, sur les « nouveaux acteurs » du social (M. Bresson, 2003b, 191-193).

Pourquoi accepter de donner des conseils ? Ces engagements, à l’évidence, rejoignent ma « sensibilité humaniste » par exemple. Mais ce n’est pas la seule raison. En effet, la connaissance diffusée par les livres par exemple est réinterprétée, de différentes manières, par des acteurs pluriels, poursuivant des objectifs variés. Parmi les acteurs, le chercheur qui s’engage est un citoyen ordinaire, dans un régime démocratique qui par principe, accorde à tous les avis la même valeur. L’image du savoir savant qui échappe au chercheur me semble essentielle à la fois parce qu’elle permet de préserver l’idée que la « logique de la connaissance » a pu prévaloir un moment, tout en laissant une place pour une autre logique, celle de l’action (à un autre moment où l’analyse, produite ou non par le « savant », ne fonctionne plus sur le registre de la « science »). Certes, la partition entre connaissance et action n’est pas totale puisque c’est en tant que sociologue, « spécialiste » du sujet (pour le

22 La collection « Technologie de l’Action sociale », chez L’Harmattan pour le livre Les SDF et le nouveau

contrat social. L’importance du logement pour combattre l’exclusion, 1997. Mais d’autres éditeurs m’avaient

cas qui m’intéresse), que je suis invitée à donner mon avis. Mais je m’efforce, à travers ces formes d’engagement, à reformuler cette partition (tout en saisissant l’occasion de questionner mes présupposés).

Suis-je, donc un sociologue expert, militant, intervenant social, savant ? Sans doute, un peu tout à la fois mais, autant que possible, pas en même temps. La sociologie (comme la psychiatrie) est une discipline d’expertise de l’intervention sociale. C’est aussi une ressource pour les militants. Pourtant, c’est bien en restant « sociologue » que je m’efforce de gérer mes interventions dans le champ, et de les différencier de la manière la plus claire possible, de la démarche qui suit ce que j’ai appelé « la logique propre de la connaissance ».

Dans mon parcours, l’engagement est donc d’abord une démarche individuelle. On ne saurait terminer ce chapitre cependant, sans dire un mot de l’engagement dans les démarches « collectives » que sont les rapports de recherche. En effet, dans ces rapports, les « conseils » peuvent prendre la forme de « préconisations » -c’est assez peu le cas dans les rapports auxquels j’ai contribué cependant. En revanche, j’ai eu à me confronter à un problème d’engagement, par rapport à l’idée que je me faisais de la recherche. J’ai ainsi vécu plusieurs fois, de manière plus ou moins ouverte, une réorientation des objectifs d’un travail en fonction des exigences du financeur, et du refus d’entériner des premiers résultats d’un pré-rapport. Par exemple, j’ai vécu des moments étonnants, à propos des SDF, quand au Plan Urbain, on me demandait de justifier que les SDF pouvaient s’inscrire dans une problématique d’aménagement du territoire (parce que c’était la nouvelle préoccupation du Gouvernement). Ou encore, à propos de la protection sociale, quand le financeur (la Mire) posait par principe qu’il n’y avait pas de problème d’accès à la protection sociale (quatre à cinq ans avant la mise en place de la loi sur la Couverture Maladie Universelle). Dans ces occasions donc, je me suis sentie aussi prise entre deux engagements, celui comme « expert » pris vis-à-vis du financeur, et celui comme « chercheur » vis-à-vis de la logique propre de la connaissance. Pour ouvrir la réflexion, je me permets de suggérer que c’est un engagement dans la vie sociale aussi, sur lequel des recherches pourraient être menées.

Conclusion partielle :

Dans ce chapitre, je me suis efforcée de préciser et discuter la démarche que j’ai appelée « sociologue et citoyenne ». La spécialisation dans le domaine du « social » favorise les sollicitations multiples (y compris dans les formations, au contact avec les professionnels). Par ailleurs, j’ai conscience d’être impliquée (y compris sur le plan des valeurs). L’idée pourtant d’être sociologue et citoyenne, implique de séparer les deux, à deux moments différents (sans escamoter à aucun des moments, la réflexion sur « connaissance et action »). Cette distinction en effet me semble importante pour préserver la logique de connaissance, en se laissant le temps de l’analyse, de la recherche pour elle-même (le savoir pour le savoir), tout en évitant notamment d’être « freiné » par la peur de l’utilisation qui pourrait être faite de la recherche. Il ne s’agit pas d’une volonté d’utiliser à tout prix soi-même l’analyse, encore moins de « maîtriser » le résultat (qui d’une certaine manière, échappe toujours au chercheur). Mais c’est peut-être aussi, un moyen de me rassurer, en tant que chercheur et en tant que citoyen, sur la base du constat que je suis moi-même un utilisateur possible du travail de recherche .

Dans le livre déjà cité, dirigé par Ph. Fritsch, implication et engagement sont étudiés sous des angles multiples, et considérés, dans la plupart des contributions, comme intimement liés (Ph. Fritsch dir, 2000). Pour des raisons analytiques, j’ai choisi ici de les distinguer en définissant d’une part, l’implication (de l’individu citoyen) dans « sa » recherche ; d’autre part, l’engagement (de la recherche et du chercheur) dans la vie sociale et les affaires de la cité.

Ma position tend à considérer que l’implication est un vrai problème pour la recherche, mais qu’elle est inévitable et qu’il existe des moyens de réduire ses effets, si l’on s’efforce de rester « chercheur » au moment de l’analyse et d’accepter de débattre des résultats. L’engagement de la recherche est une question pour le citoyen mais aussi pour le chercheur (puisqu’il s’agit d’étudier comment un savoir contribue à la construction sociale de la réalité ; et comment la connaissance se diffuse, mais aussi se transforme, voire se déforme, en trouvant des applications). L’engagement du chercheur me semble un moyen de répondre en partie au problème de la « déformation » de la recherche, sachant que la connaissance produite par le chercheur échappe toujours en partie au citoyen. La démarche de sociologue et citoyen consiste donc à se resituer comme citoyen, après avoir (essayé) de faire de la recherche : ce qui revient en quelque sorte à maintenir l’exigence « d’objectivité » pour la sociologie comme but à poursuivre tout en s’autorisant à rester citoyen. Cette voie, étroite, n’est-elle pas la seule réaliste ?

CHAPITRE 7

QUESTION DE RECHERCHE : LES MÉTAMORPHOSES DE L’ÉTAT

La discussion qui précède sur les grilles d’analyse qui ont été mobilisées dans mon parcours invite à porter un regard critique sur mes travaux passés, mais aussi à poser des jalons pour des recherches futures, que j’envisage de mener en particulier sur le thème de la santé mentale. Actuellement, les enquêtes auxquelles je participe sur ce thème se situent dans un cadre collectif, pour partie « cadré » par la réponse à des appels d’offres1. Elles permettent cependant d’ouvrir sur d’autres questions, qui font débat dans la littérature sociologique, et à propos desquelles j’ai eu l’occasion d’avancer des éléments de réflexion à partir toutefois d’une autre entrée, par la précarité-exclusion ou l’intervention sociale. Parmi ces questions, ce chapitre propose de revenir sur le rôle de l’État et sur ses « métamorphoses », à partir du cas français.

Au contexte d’une « crise » de l’État providence, évoqué dans la première partie de ce travail (chapitre 3), se combinent dans mes travaux des développements sur les paradoxes du désengagement de l’État, l’avènement de « l’État animateur », ainsi que les effets de la décentralisation sur l’action associative, part exemple. Plutôt qu’un résumé, ce chapitre vise à faire une synthèse qui revisite et de ré-interroge ces analyses à partir d’une interrogation concernant le rôle de « l’ État » et son évolution. Or, le point de départ d’une telle démarche est une réflexion sur la notion d’État. Le thème est important dans les sciences sociales, en sociologie mais aussi en économie. Dès lors, la réflexion s’enrichit d’un regard sur les apports de cette discipline, concernant les conceptions différentes de l’État, de son rôle, de la relation qu’il entretient avec le citoyen, ou encore, des instruments qu’il utilise. Je propose donc de revenir sur les figures de l’État république, État conglomérat, État souverain, État de classe notamment, mais aussi sur le passage de l’État gendarme à l’État providence ou État social, suivant des formules plus souvent employées en sociologie (A). Pour la période récente, le débat sur l’évolution du rôle de l’État prend notamment la forme d’une controverse sur l’« Etat animateur » (selon une expression empruntée à J. Donzelot et Ph Estèbe, 1994). Je propose une réflexion critique sur cette figure, qui s’applique en partie à mes travaux, puisque je reprends ce terme (M. Bresson, 2001 et 2002 notamment) (B). La remarque me conduit à préciser et discuter la position, défendue dans mon parcours, qui consiste à distinguer « l’État » et « le social », pour mieux éclairer d’une part, la contradiction apparente entre l’interventionnisme étatique (toujours important), et l’image véhiculée d’un État qui se désengagerait en se « libéralisant » ; d’autre part, les ambiguïtés de la relation entre l’État central et ses (autres ) partenaires publics ou privés associatifs (M. Bresson, 1997a, 2001 et 2002 notamment). À partir de cette synthèse de réflexions entamées sur l’État, à l’occasion de mes recherches sur les SDF, les centres sociaux ou le fonds d’urgence sociale, j’esquisserai enfin quelques perspectives de recherche, qui restent encore à explorer toutefois, sur le rapport entre l’État et le champ de la prise en charge de la santé mentale (C).

A- LES CONCEPTIONS DE L'ETAT, LES BRANCHES ET LES INSTRUMENTS DE

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 160-164)

Outline

Documents relatifs