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L’IMPLICATION DU SOCIOLOGUE DANS (S)A RECHERCHE

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 150-153)

RÉFLEXION SUR LES MÉTHODES

B. L’IMPLICATION DU SOCIOLOGUE DANS (S)A RECHERCHE

L’implication telle que je la définis ici désigne en quelque sorte, l’intrusion de la logique d’action dans la logique de connaissance. Il s’agit de discuter les risques que font peser sur la démarche sociologique, mes déterminations, mes valeurs et mes préférences. Dans quelle mesure mes caractéristiques personnelles impriment-elles une marque sur le matériel que j’ai récolté et sur mes analyses, et quelle légitimité revendique-t-on alors pour ma recherche ? Ainsi posée, la question rejoint celle, que j’ai déjà abordée, de l’objectivité de la connaissance sociologique, et de la « scientificité » de la démarche dans cette discipline. Parmi les questions soulevées, j’ai rappelé le soupçon qu’un individu socialement situé, avec des préjugés, des partis pris, des manières de raisonner qui lui sont personnelles, peut élaborer un savoir « neutre » sur la réalité. Le doute est entretenu en particulier par des auteurs comme Marx (avec sa thèse des idéologies) ou Durkheim (avec sa thèse des prénotions). Malgré les divergences entre les méthodes, il est largement admis qu’à cet égard, le sociologue dispose de tout un arsenal de procédures destinées à rompre avec les erreurs et les fausses évidences spontanées. Pour se dégager des prénotions, le sociologue procède à la construction de son objet, il rend compte de sa démarche, discute ses résultats, et les limites de sa méthode… Comme le rappellent R. Boudon et F. Bourricaud, « l’influence des équations personnelles n’exclut ni qu’une analyse sociologique puisse être soumise à une discussion critique rationnelle, ni que cette conclusion puisse aboutir à des conclusions en principe susceptibles d’être acceptées par tous »9. Ces auteurs citent comme exemple la loi d’airain des salaires de Ricardo : il est acquis aujourd’hui qu’elle est fausse (notamment parce qu’elle est incompatible avec les données d’observation). Une connaissance savante, pour mériter cette appellation, doit être soumise à une double critique, interne et externe. La critique interne des théories porte sur leur cohérence, la recevabilité des concepts. « En sociologie comme ailleurs, il est possible d’analyser une théorie pour y déceler l’introduction discrète de postulats inacceptables ». La critique externe prend notamment la forme de la confrontation avec les données de l’expérience. « Sur ce point, les analyses de Popper s’appliquent convenablemement –au prix de quelques aménagements- à la sociologie » (le critère dé réfutabilité en particulier) (ibid., 429)

On partage dans une large mesure ce point de vue, qui rappelle l’importance des méthodes. Toutefois, la question de l’implication ne saurait être réduite trop rapidement à un problème de rigueur et encore moins à un faux problème (si les méthodes « validées » ont été bien appliquées, et si les résultats obtenus ont été confrontés à la « réalité » et soumis à la critique des pairs). Ainsi ma démarche s’appuie sur la pratique ethnographique, or j’ai noté par exemple que la construction de l’objet intervient tardivement et qu’il y a une dimension, selon la formule d’O. Schwartz, « d’empirisme irréductible » (voir le chapitre 5 sur les méthodes). Il y a aussi une part d’interprétation et d’induction inévitable, même si on s’efforce de

l’instruire et de la « maîtriser ». Par ailleurs, dans le monde des précarités et de l’intervention sociale, l’absence d’implication, l’attitude de retrait sont pratiquement et éthiquement impossibles, en raison de l’obligation morale de rendre compte de ses autres engagements quand je suis confrontée à des situations sociales dramatiques. Il est également difficile d’ignorer la demande sociale de proposer des « solutions ». De plus, le refus de le faire peut « fausser » aussi l’analyse, puisqu’il risque de l’orienter et sera de toutes manières interprété. Dans mon parcours, le « problème » de l’implication prend donc la forme d’une question, dérangeante, que je me suis quelquefois posée : dans quelle mesure ma pratique de recherche diffère-t-elle du travail d’un intervenant social ? L’intervenant social en effet fait aussi œuvre de connaissance et il doit analyser les réalités sur lesquelles il prétend agir ; or il peut se montrer très rigoureux, dans ses analyses. Inversement, un sociologue, surtout s’il a une pratique ethnographique de recueil des données, s’il répond à des demandes d’expertise, ou encore, s’il prend parti pour une « cause » comme le militantisme, « intervient » sur le terrain social, institutionnel, politique.

La réponse que j’ai déjà esquissée cependant, tient dans l’idée qu’il existe une logique propre de la connaissance savante. Mais il ne suffit pas de l’affirmer, car il ne faut pas se cacher le paradoxe : si l’implication consiste, comme je l’ai annoncé, à introduire la logique d’action dans la logique de connaissance, cette dernière est par là même « contaminée », donc « impure ». Comment peut-on alors d’une part, admettre des formes d’implication fortes, qui ont influencé les différentes étapes du recueil des données et de l’analyse ; d’autre part, maintenir l’idée d’une logique propre de la connaissance ? Puisqu’on admet avoir endossé un rôle d’intervenant social au moment de recueillir les données (par l’observation participante, notamment) ; puisqu’on admet être intervenant social au moment d’interpréter les résultats de mes recherches, dans une perspective d’application ; qu’est-ce qui me permet de prétendre qu’au moment de l’analyse, l’intervenant social s’est effacé pour laisser la place au sociologue ? La question rejoint le problème qu’on s’est posé à de nombreuses reprises10 : qu’est-ce que mon implication a concrètement changé, pour la connaissance savante qu’on a voulu produire ? Cependant, je propose de la reformuler de manière plus « positive » : comment s’est manifesté dans mon parcours, ce que j’appelle la logique propre de la connaissance ?

Pour répondre, il me semble opportun de distinguer selon les étapes de la recherche.

Le choix de mener mes recherches dans le monde des précarités et de l’intervention sociale empêche de rester "neutre" quand je réalise une observation. Comment résister aux appels des acteurs, qui vous demandent de prendre parti ? Or, cela produit des biais dans les données recueillies. Par exemple au centre social, le fait d’être allée discuter avec la secrétaire licenciée a pu inciter d’autres acteurs que d’autres aient suivi après : y seraient-ils allés sinon ? Dans une observation participante, le sociologue est un acteur parmi d’autres. Il intervient sur la situation, il transforme la vie du groupe par sa présence et ses actions. Mais il s’adapte aussi à un fonctionnement qui préexiste. Et acteur parmi d’autres, ce n’est pourtant pas un acteur comme les autres, tant qu’il continue à s’obliger à rendre compte de ce qu’il voit : à tenir un journal (même quand il mélange d’abord différents types de notes) et à faire un travail d’analyse, ensuite.

Le problème de l’implication ne se pose donc pas principalement à mes yeux à propos du recueil des données, mais plutôt, quand elle déborde sur l’analyse. Sur le terrain en effet, l’acteur prend parti mais aussi, il se forge des opinions, des jugements de valeur. Je rejoins ici le problème classique de la distance avec l’objet, d’autant plus difficile à préserver, quand on

10 La question, qui se pose notamment au moment d’analyser un matériau ethnographique, ou de confronter des arguments avec ceux d’autres chercheurs, est aussi abordée dans mes travaux écrits, particulièrement dans M. Bresson, 2002, Les centres sociaux, entre expertise et militantisme, « réflexion préliminaire, ce que peut dire une sociologue », 241 et s.

passe plus de temps sur le terrain et que l’on y consacre beaucoup de temps et d’énergie. Cette distance, qui est pourtant nécessaire pour passer de la logique d’intervention sociale à la logique de connaissance, ne peut pas être atteinte seulement en se coupant du terrain à un moment donné pour se consacrer à l’analyse (même si dans la pratique, cette « recette » a pu m’aider). Et il est peu douteux que les convictions forgées sur le terrain, au moment de la collecte des données, interviennent dans le raisonnement et dans la formulation des hypothèses.

Par exemple, dans la recherche sur les SDF, l’idée de la faible prévalence des troubles psychiques parmi cette population, s’est imposée à moi de manière intuitive, sur le terrain, au contact quasi quotidien des personnes –en contraste avec le discours des médias, ou de nombreux intervenants sociaux. Pourtant cette idée, j’ai aussi voulu me donner des moyens de l’éprouver « sociologiquement », en cherchant dans la littérature les travaux réalisés sur ce sujet, et en employant des méthodes reconnues ou plus novatrices, que je me suis efforcée de soumettre à la critique. Dans cette démarche, j’aurais pu découvrir des « démonstrations » convaincantes de la « fragilité psychologique » de ces populations : je m’attendais d’ailleurs à trouver des arguments forts en ce sens, du côté de la recherche épidémiologique et clinique en psychiatrie notamment. C’est une logique de connaissance qui m’a amené à chercher de ce côté là –et j’ai alors trouvé des éléments de réponse que je n’attendais pas, et qui ne venaient d’ailleurs pas nécessairement conforter mes intuitions (par exemple, la difficulté qu’éprouvent les psychiatres à établir un protocole d’enquête pour évaluer les syndromes dépressifs, dans une population confrontée à de graves difficultés sociales, me renvoyait à l’imprécision de mes propres critères sur leur « bonne santé » mentale).

Dans ma recherche sur les centres sociaux, le thème des valeurs de solidarité ou d’indépendance associative s’est imposé à travers les doutes des acteurs de terrain, mais aussi mes propres doutes, en particulier au moment du licenciement de la secrétaire du centre social dans lequel je menais mon observation participante. Cette expérience a transformé mon regard sur les enjeux et donc ce que j’ai recueilli, noté sur mon « journal », avec des conséquences aussi sur les questions que j’ai choisi de poser après, et sur mes hypothèses. En effet, j’étais partie sur le terrain avec une autre grille de lecture, plutôt axée sur les transformations des pratiques d’intervention sociale face à la montée des exclusions et les différentes facettes de l’insertion. Mais si j’ai évolué alors (suivant la méthode que j’ai décrite comme inductive), c’est sans doute aussi parce qu’en faisant ce virage, je me retrouvais en phase avec des convictions que j’avais plus ou moins avant (M. Bresson, 2002, 245). En tant qu’individu et que citoyen, je me sens proche des valeurs "traditionnelles" du social. Dire que ces valeurs ne sont pas intervenues dans mon travail de recherche serait inexact. Pourtant, je persiste à prétendre que je suis restée dans une logique de connaissance, pour deux raisons. D’abord, je n’étais pas partie sur le terrain pour étudier la décomposition de « l’ancien » social : c’est dans le va et vient entre « l’expérience », ou plutôt l’observation, et la théorie, que l’idée a émergé. Ensuite, une fois l’objet d’étude (re) défini, je me suis efforcée d’élaborer des hypothèses et de les vérifier dans d’autres situations, auprès d’autres acteurs. C’est en suivant la logique propre de la connaissance savante que j’ai induit des hypothèses, puis cherché à les vérifier par un travail d’enquête qui m’exposait d’ailleurs à être étonnée et parfois à contredire mes intuitions. Ainsi, je pense avoir respecté le principe de réfutabilité puisque j’aurais pu trouver autre chose : les paradoxes du "désengagement" de l’État, jusque dans la pratique la plus quotidienne du social, l’actualité et l’importance du « problème » du militantisme, sont des résultats que je n’attendais pas en commençant ma recherche. Dans une autre recherche, la relation entre dépression et précarité, je m’attendais soit à trouver une corrélation positive, soit une absence de corrélation, alors que j’ai trouvé un lien « inversé »11. Un tel résultat ne

11 Je fais ici allusion à mon travail sur la file active des secteurs de psychiatrie publique à Tourcoing, déjà évoqué précédemment. Voir M. Bresson, 2003, Cahiers internationaux de sociologie.

correspondait pas à mes convictions antérieures, et ne trouve pas place dans des « applications » que je chercherais à promouvoir.

C’est donc la différence essentielle que je propose de faire entre ma démarche sociologique et celle d’un « intervenant social » à savoir le fait, au moment de l’analyse, de poursuivre d’abord un objectif de connaissance : ceci implique une exigence méthodologique, une progression de la recherche qui s’efforce de laisser se « dérouler » la logique de connaissance, suivant sa dynamique propre, ainsi qu’une prudence au moment de livrer les résultats, en situant les limites. Notamment je me suis efforcée de soumettre les résultats à la critique savante, à travers des publications dans des revues de la discipline. Mais dans cette démarche critique, « le terrain » a selon moi, aussi sa place, dans la mesure où les réactions des acteurs sociaux aux analyses permettent d’enrichir et éventuellement, de rectifier l’image qu’on leur renvoie d’eux par exemple12.Par différence, l’intervenant social me semble poursuivre des objectifs d’action, que le caractère éventuellement méthodique de sa démarche est un moyen d’atteindre. Sa logique de progression du raisonnement répond à un souci d’efficacité ou de justesse de l’action et les résultats de l’analyse sont présentés comme des acquis, qui justifient ou condamnent tel comportement ou telle politique. La démarche est donc sociologique à mes yeux bien que j’aie aussi endossé, dans le cadre de l’observation participante en milieu associatif par exemple, les habits d’un intervenant social, dans la mesure où c’est la logique de la connaissance savante qui impose ses méthodes, et ses résultats comme les éléments moteurs qui font avancer la réflexion.

Mais en revendiquant l’ancrage sociologique de mes analyses, je n’entends pas pour autant prétendre que ces analyses seraient « neutres ». Suivant P. Berger et T. Luckmann, j’admets en effet que tout savoir produit du sens, contribue à construire la réalité. La connaissance savante que le chercheur a élaborée, peut être interprétée dans une logique d’action, d’autres acteurs s’en emparent, et je l’avais utilisée aussi pour donner des conseils, « intervenir ». Je rejoins alors une autre question liée au rapport entre connaissance et action que j’ai appelé « l’engagement » de la recherche (et du chercheur) dans la vie sociale et la vie de la cité. Or, cette question concerne l’acteur et le citoyen, mais aussi la sociologie, puisque l’individu qui s’engage est « aussi » sociologue.

Dans mon parcours, je me suis donc efforcée de distinguer (non sans avoir conscience des difficultés) premièrement, l’individu, qui projette son équation sociale et personnelle sur son terrain, et dans ses analyses ; deuxièmement, l’intervenant social, qui construit ses analyses en fonction des exigences propres de l’action ; troisièmement le sociologue, qui poursuit sa démarche en fonction de la logique propre de la connaissance savante et des exigences de la démarche de recherche, pour aboutir à produire un savoir. L’idée qu’il existe une logique propre de la connaissance savante ne signifie pourtant, ni que j’ais évité de m’impliquer sur le terrain ; ni que j’ais renoncé dans mon parcours à m’engager. C’est ce deuxième point que je voudrais maintenant discuter.

C. L’ENGAGEMENT DE LA RECHERCHE ET DU CHERCHEUR DANS LA VIE

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 150-153)

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