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LA CRISE DU MILITANTISME, EN ENJEU IDENTITAIRE POUR LE « SOCIAL » Ce qu’on appelle la « crise du militantisme » désigne à la fois le sentiment de menace qu

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 110-112)

LE MILITANT ET LE PRÉCAIRE

C- LE PRÉCAIRE ET LE MILITANT : LES ENJEUX D’UNE RELATION COMPLEXE Analysant a posteriori mon parcours, j’ai avancé que l’objet central de mes recherches est la

1- LA CRISE DU MILITANTISME, EN ENJEU IDENTITAIRE POUR LE « SOCIAL » Ce qu’on appelle la « crise du militantisme » désigne à la fois le sentiment de menace qu

pèse sur l’avenir du « modèle militant » d’intervention sociale ; et le conflit que les intervenants ne semblent plus réussir à résoudre, entre leurs valeurs « militantes » d’une part, leurs valeurs professionnelles et leurs pratiques d’action sociale d’autre part.

Le « modèle militant » est un des modèles d’intervention sociale qui, dans son opposition / complémentarité avec le modèle « professionnel », contribue à structurer l’univers mental de tous les acteurs. Or, la contrainte économique favorise la montée en puissance du modèle professionnalisé et “expert”. Par exemple, dans les centres sociaux, l’obligation d’obtenir des financements sur projets, de mener des évaluations, exige des acteurs des connaissances appliquées, des compétences en gestion et en techniques d’action sociale. Cette réalité contribue à éclairer les tensions, nombreuses, entre les bénévoles administrateurs, censés définir le « projet » du centre (c’est-à-dire, ses activités et leur mode d’articulation) et les salariés cadres censés le mettre en œuvre mais aussi, soucieux d’assurer la pérennité de la structure19». Le déclin du modèle militant pourrait être une “ adaptation ” aux contraintes administratives et financières, qui remet en cause l’équilibre entre les deux termes de l’opposition (qu’on a présentée comme « structurante » pour le social).

Par ailleurs, pour tous les intervenants (bénévoles et salariés), les valeurs “ traditionnelles ” du social viennent heurter des valeurs “ modernistes ” qui prônent une adaptation au contexte social et institutionnel. Dans les centres sociaux, ces valeurs traditionnelles sont des principes humanistes, comme la solidarité, la mixité sociale et intergénérationnelle, le brassage des populations, l’accueil ensemble de classes populaires et de classes moyennes, la possibilité pour tous de « prendre en mains leur destin »... Les valeurs « modernistes » peuvent être définies comme la bonne gestion, la compétence, l’efficacité voire l’efficience (qui intègre le critère financier).

Dans les évolutions en cours, l’application de certains procédés de l’entreprise compétitive s'avère difficile à concilier avec les valeurs traditionnelles et la "vocation" sociale. Le malaise transparaît dans les entretiens avec les responsables de la fédération mais aussi dans l'étude de cas réalisée, ainsi que dans les entretiens avec des directeurs et des responsables d'activités. En particulier, les licenciements catalysent les contradictions entre les acteurs qui font vivre l'organisation (dirigeants, personnel, administrateurs et bénévoles participant aux activités), mais aussi les tiraillements internes, que chacun ressent. Les entretiens avec des directeurs ou directrices de centres sociaux confirment les avancées de la "logique d'entreprise" dans la gestion du personnel. Les références à l’équilibre du budget, au "devoir" de licencier sont révélateurs d’une logique gestionnaire, selon laquelle ce n’est pas tant les licenciements qui posent problème, que les réticences des conseils d'administration. Mais dans l'exemple, en mai 1998, du licenciement de la secrétaire, les réactions montrent aussi la révolte et suggèrent des différences avec ce qui aurait pu être dit, dans une situation similaire, dans une entreprise. Au conseil d’administration, deux administratrices (par ailleurs bénévoles participant aux activités) ont souligné la contradiction avec l'image sociale du centre et la remarque de l'une d'elles, sur le "centre social fait pour lutter contre la précarité pas pour en créer", a été reprise dans le compte-rendu. Cette administratrice a menacé de démissionner, pour finalement renoncer. Les réactions rappellent qu’un centre social n'est pas une "entreprise" comme les autres, non seulement parce qu'il a vocation à rendre service à des personnes non solvables,

19 Je cite de nombreux exemples de ce clivage dans le livre Les centres sociaux, entre expertise et militantisme, 2002. Mais il me semble particulièrement bien résumé par cette formule d’un tout jeune Directeur : « Quand j’ai dit que je voulais prendre une direction, on m’a expliqué : soit tu te fais ‘bouffer ‘ par ton CA, et tu ne peux rien faire ; soit c’est toi qui les ‘bouffe’ » .

mais aussi dans la structure même de son organisation : quelle entreprise privée pourrait bénéficier du concours de tant de bénévoles ?

La précarité des personnels est rationnelle dans une entreprise elle-même confrontée à la précarité des financements : mais elle s’oppose aux idéaux de solidarité, de promotion sociale. Sur l’application des 35h, des discours entendus en conseil d’administration comme : “ ils n’ont qu’à travailler plus ” rejoint le discours d’entreprise sur les gains de productivité. L’application d’une logique comptable pour des centres sociaux - entreprises au budget chiffré en centaines de milliers voire en millions d’euros rend de plus en plus “techniques” les conseils d’administration. Le problème posé est alors celui de la compatibilité des logiques “ économiques ” et “ sociales ”. Jusqu'aux années 1980, le monde du social considérait le secteur privé marchand comme un contre modèle. Il revendiquait haut et fort sa différence de logique par rapport à la recherche du profit, aux calculs financiers, du "monde de l’économique". Dès lors, appliquer au social le vocabulaire, les critères (à peine modernisés) du contre modèle d'autrefois, est la source d'un malaise profond.

On ne parle pas toutefois ici de “ crise des valeurs ” : en effet, cette expression sert souvent à dénoncer un « oubli » des valeurs, une disparition des principes moraux, qui est aussi souvent dénoncée au niveau de la société globale. Au contraire, dans l’exemple des centres sociaux, je pourrais parler sur le terrain d’un “ trop plein ” de valeurs, qui génère le malaise des intervenants du social, salariés et bénévoles. Ce qu’on observe, c’est la difficulté (présentée comme une nécessité) de concilier les valeurs militantes et les valeurs professionnelles. C’est aussi, la difficulté de garder comme « fonds commun » de tous les intervenants, ce qu’on pourrait appeler des « sociales » et de les concilier avec les pratiques nouvelles de l’intervention sociale.

De ce point de vue, le principal problème me semble être l’attitude des pouvoirs publics, qui est en train de tuer le social hérité du XIX e siècle. Selon l’analyse que je propose, le défi pour les militants est celui de la compatibilité entre l’adaptation à des règles du jeu, économiques et administratives, participant de la logique d’entreprise, et le maintien des valeurs humanistes, traditionnelles, qui font l’originalité du social au sens restreint.

Est-ce que le social, l’humain peuvent être traduits en termes monétaires ?

Est-ce que l’indépendance associative peut se concilier avec l’obligation de convaincre un financeur qui demande que l’investissement rapporte ?

À travers ces questions, il y a un risque majeur pour l’identité et la pérennité de la « vocation » sociale et du social dans son ensemble.

Mon analyse de la crise du militantisme est donc différente de celle de J. Ion. En 1997, cet auteur remettait en cause l’idée d’une "crise du militantisme" en arguant du fait, avéré, qu’il y a toujours des personnes engagées dans les "groupements" dont il a parlé (il y en a même de plus en plus dans les associations). Mais on a vu que je proposais une définition différente, qui réintroduisait la question des motivations de l’engagement, fondées sur des valeurs. Cette définition différente permet en effet de penser une « crise » qui se situe au niveau de la pérennité des valeurs fondatrices du social, et de leur articulation avec les pratiques.

À cette étape de ma réflexion, je propose une hypothèse complémentaire. Le point commun entre des "groupements" aussi différents que les partis politiques ou les associations, réside précisément dans la figure du militant, qui s’engage pour défendre des convictions, des valeurs, des idées. Un autre trait, lié à celui-ci, pourrait être leur différence commune avec l’entreprise privée et la recherche du profit économique. Le militant d’une association ou d’un parti, dans une certaine imagerie populaire, c’est précisément celui qui n’est pas intéressé par le profit économique et qui agit pour défendre ses valeurs, par conviction. C’est aussi celui dont la raison n’est pas utilitaire. D’où le problème pour le social : une telle figure n’est pas facile à concilier avec le discours sur la rationalisation, la compétitivité, l’évaluation des

résultats. Si j’adopte ce point de vue, le malaise des militants devient un symptôme d’une crise d’identité profonde.

De mes travaux il ressort donc qu’on sous-estime le malaise des acteurs du social20. Les valeurs comme : l'humanisme, la générosité, l’autonomie "associative" - voire aussi, l’autonomie professionnelle pour les professions instituées sont tenaces. Bénévoles ou salariés n'imaginent pas l'Action sociale et associative en dehors d'elles. Même s'ils admettent qu'il y a bien des entorses à ces principes, même s'ils les considèrent comme inévitables et d'une certaine manière, banales, ils ne sont pas pour autant prêts à leur substituer par exemple, les valeurs associées à l'entreprise privée comme l'efficacité, la rentabilité. Et parmi les acteurs, il y a encore des “anciens” intervenants, des professionnels venus par le militantisme. Il y a aussi des bénévoles qui n’ont que leur bonne volonté, auxquels il faut faire une place gratifiante. Les centres sociaux ne peuvent d’ailleurs pas renoncer aux valeurs traditionnelles, sauf à perdre toute crédibilité vis-à-vis des populations comme des financeurs. Ils sont là justement pour établir ou rétablir un contact avec ceux que le monde économique moderne a laissé sur le bord du chemin : comment pourraient-ils faire sans se détacher, au moins en partie, des valeurs dominantes de l'économie libérale ?

Une (fausse) solution, parfois avancée, consiste à présenter la dimension humaine comme un aspect des "compétences professionnelles" des acteurs du social. Mais cette manière de voir pose un autre problème, celui de la partition entre les intervenants sociaux et les populations « en difficultés ».

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 110-112)

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