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LES CONCEPTIONS DE L'ETAT, LES BRANCHES ET LES INSTRUMENTS DE L'ACTIVITE PUBLIQUE

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 164-168)

RÉFLEXION SUR LES MÉTHODES

A- LES CONCEPTIONS DE L'ETAT, LES BRANCHES ET LES INSTRUMENTS DE L'ACTIVITE PUBLIQUE

À la différence des expressions : politiques publiques, pouvoirs publics, le terme « État » est employé au singulier. Or, la puissance publique n'est pas monolithique. L’Etat en particulier

1 L Demailly dir., « Les modes de coordination entre professionnels dans le champ de la prise en charge du

trouble psychique », Contrat Mire et « La construction sociale du trouble psychique », Contrat de Plan État Région (CPER), en cours.

ne se présente pas sous la forme d'un personnage (par exemple, le Président de la république) qui pourrait à volonté appuyer sur tel ou tel bouton pour intervenir dans la vie économique et sociale. Il ne se présente pas non plus sous la forme de votes réguliers et d'action concertée des citoyens. La réflexion sur « l'Etat » est compliquée quand on s’oblige à prendre compte qu'il y a dans les Etats démocratiques un contrôle exercé par le partage des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire). Au niveau national, le Parlement, le gouvernement et le chef de l'Etat, les juges ne sont pas toujours d'accord. Il faut aussi tenir compte de la segmentation du pouvoir public : les municipalités, les départements, et aujourd’hui les régions, ont un degré d'autonomie important et leurs pouvoirs peuvent venir renforcer mais aussi parfois contredire et contrebalancer le pouvoir central (surtout depuis les lois sur la décentralisation). À cette hétérogénéité de la réalité sociale qu’on appelle « l’État », s’ajoute et se combine l’hétérogénéité des approches en sciences humaines et sociales. En économie, « l'Etat » n'est pas un agent du même type que les autres, il a des spécificités (comme sa taille, qui le distingue des micro-agents). Mais au-delà de ce point d’accord, les économistes n'ont pas tous la même conception, et ils ont développé des analyses théoriques nombreuses et importantes sur ce thème2. De manière classique dans cette discipline, on distingue au moins quatre notions de l'Etat, qui renvoient à deux pôles : un pôle libéral, qui regroupe des approches de type individualiste et agrégative d'une part ; et un autre pôle, qui regroupe des analyses globales, macro-économiques et non agrégatives. En simplifiant, les deux conceptions des « libéraux » ont en commun une méthodologie micro-économique ou individualiste ; c'est-à- dire qu'elles ont pour postulat le fait que l'individu est à la base de tous les phénomènes économiques. Elles raisonnent donc à partir de l'individu, et de l'agrégation des comportements individuels. Cependant, tous les libéraux ne sont pas d'accord sur la teneur du processus d'agrégation ; certains considèrent qu'il s'agit d'une agrégation totale, d'autres pensent que l'agrégation se réalise de manière incomplète. Pour les premiers, on parle d'un "Etat-République", et pour les seconds, d'un "Etat conglomérat". Dans la conception de l’'Etat-République, celui-ci est considéré comme l'émanation parfaite des individus. L'idée est que l'intérêt de l'Etat, c'est l'intérêt de la collectivité, qui est lui-même la résultante des intérêts des agents individuels. On a donc l’équation : Somme des intérêts individuels = intérêt général = intérêt de l'Etat. L'Etat ne fait que médiatiser les volontés des individus, il a les mêmes objectifs (maximiser leur satisfaction). Ceci est typique de l'approche libérale classique, et s'accommode de la démocratie. L'Etat-conglomérat se veut une représentation moins "naïve", elle est celle de libéraux qui pensent que l'agrégation se réalise de manière imparfaite, et que l'intérêt collectif n'est pas totalement (pas vraiment) pris en charge par l'Etat. En effet, selon eux, les individus ont commencé à s'agréger en groupes, mais l'agrégation totale ne s'est pas faite et les groupes coexistent. Ces groupes n'ont pas les mêmes intérêts et essaient d'accaparer le pouvoir pour satisfaire leurs intérêts de groupes. L'Etat- conglomérat est un lieu de rencontre de différents groupes, il peut être analysé à partir de l'étude du comportement des individus (mais à l'aide de la théorie des jeux, etc.). L'intérêt collectif ne peut alors plus coïncider avec l'intérêt de l'Etat. C'est la conception que développe par exemple l'école du "Public choice".

Au côté des conceptions libérales, individualistes, on trouve d'autres conceptions (dites parfois : « non agrégatives ») qui adoptent une méthodologie différente. L'Etat se situe selon ces conceptions en dehors des agents privés micro-économiques : il n'en résulte pas mais s'impose à eux d'un point de vue extérieur. Autrement dit, l'Etat n'est ni le résultat, ni le produit de micro-agents, mais c'est un macro-agent bien distinct, avec des champs d'intervention et des comportements également distincts de ceux des micro-agents.

2 On s’inspirera ici d’éléments trouvés par exemple dans FARCHY J., SAGOT-DUVAUROUX D., 1994,

Économie des politiques culturelles, et RAY Jean-Claude, DUPUIS Jean-Marc, GAZIER Bernard, 1988, Analyse économique des politiques sociales, Paris, PUF.

Cependant, ce postulat de base, différent de celui des libéraux, regroupe là encore deux conceptions distinctes : soit l'Etat est considéré comme étant au-dessus des individus (c'est l'Etat-souverain) ; soit il est considéré comme un outil de domination de certains individus ou certains groupes sur d'autres (c'est l'Etat de classe). Dans la conception de l’État souverain, l'Etat est une entité complète, distincte des individus, mais qui représente des intérêts supérieurs aux intérêts individuels (les intérêts nationaux). Il prend donc des décisions, qui répondent à une logique différente de celle des choix individuels micro-économiques, et il a des objectifs également différents. Son rôle n’est plus de maximiser les satisfactions individuelles, mais de gérer de manière souveraine ce qu'il estime être l'intérêt général, en fonction de choix politiques pré-établis. Cette conception de l'Etat s'accommode de la démocratie, mais aussi d'une situation politique beaucoup plus dictatoriale. Selon les marxistes, elle pourrait servir d'alibi à un Etat de classe. La conception marxiste en effet fait de l'Etat un outil de domination au service de la classe dirigeante. L'intérêt national est détourné au profit de la bourgeoisie, et le comportement économique et social de l'Etat doit être analysé comme un ensemble de moyens mis en œuvre par cette classe pour assurer la pérennité de sa domination.

Pour compléter cette présentation, on observe que la conception de l'Etat de classe a en commun avec l'Etat-conglomérat, la vision de la société en différents groupes. Cependant, l’idée du pouvoir est différente. Dans l'Etat conglomérat, le pouvoir est partagé, enjeu de luttes et de négociations entre des individus groupés pour des raisons variables, et de manière non hiérarchisée. Dans l'Etat de classe, le pouvoir est accaparé par un groupe soudé par des intérêts socio-économiques, et situé en haut d'une hiérarchie déterminée.

Les différentes conceptions de l’État en économie reposent donc sur des présupposés différents. Le premier concerne son origine : l’État est soit la résultante plus ou moins parfaite des individus, soit une entité qui peut être posée en dehors des individus. Les raisonnements présentent de manière également différente le rapport qui s’établit entre l’État et le citoyen. Elles véhiculent aussi, implicitement, des idées différentes des fonctions et du rôle de l’État. À partir de ces prémisses, les écoles de l’économie développent enfin des analyses parfois opposées des conséquences des politiques publiques (par exemple, la conception d’un État conglomérat induit des jugements particulièrement négatifs sur les interventions publiques). La typologie : "Etat-république", "Etat-conglomérat", "Etat-souverain" et "Etat de classe", qui concerne la nature et les objectifs de l'Etat, n’est cependant pas la seule en économie. Elle coexiste en particulier avec une autre distinction, plus proche des termes utilisés en sociologie, entre « Etat gendarme » et « Etat providence ».

D'après la définition donnée dès le XIX e siècle par l’économiste « classique » (ou « libéral ») A. Smith, « l'Etat gendarme » exerce des fonctions régaliennes : il intervient pour protéger la nation et la société contre les ennemis extérieurs (par l'armée) et intérieurs (par la justice, la police) : il assure la sécurité des individus et garantit le fonctionnement des institutions (en particulier, celui du marché). La notion d'Etat providence, en revanche, suppose une intervention plus large de l'Etat, qui s’étend dans le domaine du « social », dans un sens qui inclut l'éducation, la protection sociale etc. Ces notions renvoient donc aux activités exercées par l'Etat. De ce point de vue, il est couramment admis que l’évolution historique est caractérisée par le passage, depuis le XVIIIe siècle, de l'Etat gendarme à l'Etat providence. Cette hypothèse en économie est étayée notamment par une analyse du budget consacré aux différentes branches de l’activité publique. Ainsi, pour suivre l'évolution des activités, on observe celle de la structure des dépenses en regroupant les dépenses traditionnelles de l'Etat (pouvoir public et administration générale, justice, sécurité, défense nationale, relations extérieures), les dépenses "nouvelles" (action culturelle, sociale et économique, logement, urbanisme), et enfin les dépenses non fonctionnelles (notamment la dette publique). D'après le budget fonctionnel, on constate alors que l'on assiste effectivement en France et dans les

autres pays développés, au XIXe et surtout au XXe siècle, à une extension des domaines d'activité de l'Etat, particulièrement dans le « social ». Ceci confirme le passage de "l'Etat gendarme" à l'"Etat providence". Mais il faut rappeler qu'il est limitatif de réduire les activités de l'Etat aux postes de dépenses publiques.

Il existe en économie d’autres manières d’étudier les fonctions de l’État et d’analyser l’extension de ses compétences et prérogatives : par exemple, en se référant aux « fonctions de Musgrave ». En 1959, cet économiste américain distingue trois grandes fonctions économiques de l'Etat moderne. La fonction d'affectation des ressources (ou "allocation") décrit l'Etat en tant que producteur de biens et services (grâce aux administrations et aux entreprises publiques ou semi publiques). La fonction de redistribution des richesses renvoie à des modifications de la répartition des revenus et des patrimoines (en prélevant des impôts et cotisations sociales sur les revenus et en les redistribuant sous forme de revenus de transfert (comme les prestations sociales)). La fonction de régulation du système économique renvoie à la politique économique, elle est considérée par Musgrave comme la plus nouvelle (en 1959), car elle découle théoriquement de la Théorie Générale de J. M. Keynes. La typologie de Musgrave permet de suggérer certains présupposés des théories et des analyses économiques de l'Etat, et aussi ceux des analyses sociologiques, selon qu’elles privilégient implicitement une approche par postes de dépenses, par fonction économique ou par « rôle social ».

Économistes et sociologues ont des conceptions plurielles de l'Etat. Ils privilégient aussi implicitement dans leurs analyses, des instruments différents de la politique. Pour exercer ses activités, et mener une politique (économique, sociale, culturelle…) l'Etat dispose en effet d'un certain nombre d'instruments. Le premier est bien sûr l'instrument budgétaire. Toutefois le budget (document comptable qui regroupe l'ensemble des dépenses et l'ensemble des recettes) n'est qu'un instrument d'intervention parmi d'autres. Ainsi, l'instrument réglementaire désigne la faculté pour la puissance publique d'édicter des lois, des règlements... qui s'imposent à toutes les personnes physiques ou morales qui résident sur le territoire national. Dans la pratique c’est un outil puissant d'intervention, comme l’illustrent les lois sur le salaire minimum, sur la durée du travail, sur les conditions de licenciement... qui constituent un moyen pour l'Etat de bouleverser le cours des choses sans pour autant accroître les dépenses publiques. Les « instruments institutionnels » sont analysés, dans le contexte actuel, comme des réalités « problématiques ». Il ne faudrait pas oublier pourtant qu’il s’agit aussi de leviers pour l’action publique. C’est le cas notamment du secteur public (organismes gérés ou contrôlés par l'Etat). Par exemple, les administrations des impôts assurent des rentrées d'argent à l'Etat, les écoles contribuent à la formation et la haute qualification des futurs travailleurs, la SNCF a un rôle de desserte régulière du territoire national, EDF assure (assurait) l'indépendance du pays en matière énergétique.... De ce point de vue, le rôle du secteur public varie en fonction de la politique suivie par le gouvernement à une époque donnée. Par ailleurs, l'institution du Plan (Ministère du Plan, Commissariat général du Plan) joue (a joué) en France un rôle relativement important et original dans l'élaboration d'une politique économique et sociale de moyen terme et dans la mise en place des grands équipements collectifs financés essentiellement sur fonds public.

Si l'on additionne ces instruments, auxquels on peut ajouter encore l’instrument monétaire (peu étudié en sociologie), on peut avoir en effet l'impression que les Etats modernes, en particulier l'Etat Français, sont en effet des sortes de "molochs" tout puissants, dont l'intervention dans la société est décisive. C’est d’ailleurs cette idée qui est présente en sociologie dans les figures en surplomb définies par le monopole de la « violence légitime », selon la formule de Max Weber, par la souveraineté, chère à Georges Bataille, ou par le contrôle et la punition comme Michel Foucault l’a développée. Cependant, chacun des différents instruments de l’activité publique présente des limites. Et de surcroît, ils sont

utilisés non pas par un mais des acteurs publics, avec un partage des pouvoirs et des contraintes qui s'exercent au niveau national, local et international.

Les conceptions de l’État dessinent différentes images de sa relation avec les individus et (ou) la société : depuis celle d’une entité État « souveraine » active, transcendante, à un simple médiateur des volontés des individus, au service de l’intérêt général, voire d’intérêts partisans. En sociologie, on trouve aussi, à travers certaines interprétations de « l’État nation » voire de l’« État providence », l’image d’une entité énorme, sorte de puissance immanente, qui a tellement imprégné la société qu’elle tend à se confondre avec elle. Dans cette conception, la référence à « l’État » tend alors à inclure, non seulement l’État central, mais les collectivités locales, voire, suivant une conception très répandue de l’État providence, les administrations publiques de la Sécurité sociale. Malgré ces différences, beaucoup d’analyses toutefois semblent s’accorder sur le passage qui se serait effectué au cours du XXe siècle d’un État gendarme, qui punit et contrôle, à un État protecteur (dans sa version « transcendante ») ou providence (dans sa version « immanente »), qui apporte soutien et sécurité sociale. L’expression, utilisée par R. Castel ou M. Autès, d’un « État social », recentre toutefois le regard de la société au « secteur social », en suggérant une fusion – confusion entre « l’État » et « le social ». Aujourd’hui, les évolutions récentes de l’État et notamment, la figure de l’État animateur bousculent ces images, et les recomposent, à partir d’un regard différent porté précisément sur la relation entre l’État et le social.

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