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LA SOCIOLOGIE DE L'ASSISTANCE ET DES ASSISTES

VERS LA CONSTRUCTION DE L’OBJET : RÉFLEXIONS THÉORIQUES SUR LES « PROBLÈMES SOCIAUX »

D. LA SOCIOLOGIE DE L'ASSISTANCE ET DES ASSISTES

Ce troisième type d’approches, qui a influé sur mon parcours et la construction de mon objet, permet d’éviter le problème de la définition des seuils de pauvreté mais aussi de contourner certains problèmes liées à l’étude des normes , comme les connotations du mot « carrière » ou les amalgames avec la criminalité. Dans cette approche, la réaction sociale particulière qui définit les contours de la population « à problèmes » est identifiée non plus à une « sanction » mais aux secours que les individus reçoivent (avec l’idée qu’ils sont reconnus comme ne pouvant pas subvenir eux-mêmes à leurs besoins). J’emploierais à propos de cette approche, l’expression « sociologie de l’assistance et des assistés ». L’accent mis sur la relation « d’assistance » déplace en effet l'objet de recherche des « pauvres » ou des « déviants » vers les « assistés ».

Ce raisonnement était déjà celui de G. Simmel, qui écrit : «C'est à partir du moment où (les individus) sont assistés, peut-être même lorsque leur situation pourrait donner droit à l'assistance, même si elle n'a pas encore été octroyée, qu'ils deviennent partie d'un groupe caractérisé par la pauvreté. Ce groupe ne reste pas unifié par l'interaction entre ses membres, mais par l'attitude collective que la société comme totalité adopte à son égard »49. La citation est reprise par S. Paugam50. S. Paugam reproche à la littérature sociologique de ne pas avoir su vraiment définir la notion de pauvreté, et relie le thème de la « disqualification sociale « à la logique de l'étiquetage et à ses effets sur le plan identitaire. Toutefois, il adopte un raisonnement différent de la « sociologie de la déviance », dans la mesure où il semble abandonner le concept de « norme » pour privilégier une « réaction sociale », par ailleurs généralisée et institutionnalisée : l’assistance.

Concrètement, en 1991 dans La disqualification sociale cet auteur utilise les résultats d'une enquête par entretiens auprès des habitants d'un grand ensemble très dégradé, et il complète ces données par 27 entretiens en 1987 à Saint-Brieuc (dans les côtes d’Armor). Sa problématique le conduit à étudier les « nouveaux pauvres », en se détachant toutefois de la notion de « manque » pour retenir l’idée d’individus «disqualifiés». «Dans les sociétés modernes, la pauvreté n'est pas seulement l'état d'une personne qui manque de biens matériels, elle correspond à un statut social spécifique, inférieur et dévalorisé, marquant profondément l'identité de ceux qui en font l'expérience»

La disqualification sociale désigne alors le discrédit de certaines populations. Mais quelles sont ces populations « discréditées » ? S. Paugam, suivant G. Simmel, limite ses recherches aux «populations 'reconnues' en situation de précarité économique et sociale et désignées comme 'clientèles' par les services d'action sociale » . Il fait aussi l'hypothèse que les

49 voir Der Arm, 1908, trad. The poor, cité par : R. Ogien(1983), S. Paugam(1991), M. Messu(1991) ... 50 voir S. Paugam, 1991, La disqualification sociale, p23 .

populations aidées ou assistées négocient l'infériorité de leur statut, qu'elles ne sont pas simplement soumises, en s'appuyant sur les travaux de E. Goffman. Et il procède à un classement de la population connue des services d'action sociale, selon le type de relations entretenues avec les services d'action sociale. L'intervention ponctuelle définit les « fragiles , l'intervention régulière, les « assistés «, et « l'infra-intervention «, les marginaux. En effet, les « fragiles « sont dans une situation de précarité économique, ils sont en stages de formation, avec des « petits boulots «, au chômage... L'incertitude ou l'irrégularité du revenu les conduit à demander ponctuellement des aides essentiellement financières. Ils sont « en quelque sorte en amont « du dispositif d'assistance. Les « assistés «, au contraire, bénéficient d'une intervention sociale lourde, avec un suivi de type contractuel par les services d'action sociale. Ils ont des revenus liés à la protection sociale soit en raison de leur handicap physique ou mental, soit en raison de leurs difficultés « à pourvoir à l'éducation et à l'entretien de leurs enfants «. Les « marginaux « enfin au sens de S. Paugam sont situés « en aval» du dispositif d'assistance. Ils n'ont ni revenu lié ou dérivé d'un emploi régulier, ni allocation(s) d'assistance. Ils vivent de ressources subsidiaires : aides financières de faible montant, colis alimentaires distribués par le C.C.A.S ou les associations caritatives. Ils pratiquent souvent des activités diverses en marge du marché de l'emploi, mais « l'essentiel de l'énergie de ces individus passe à entretenir l'existence biologique : manger, se laver, dormir». En période de prospérité, il s'agissait des clochards ; S. Paugam note qu'«aujourd'hui», une part importante de cette population sans emploi régulier et sans ressources se différencie du rôle traditionnel du clochard.

L’analyse définit donc comme population « à problèmes », celles qui suscitent (ou pourraient susciter) une réaction de la société qui est « l’assistance ». L’approche marque un tournant dans l'analyse sociologique des « problèmes sociaux » à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix en France. D'autres chercheurs sont venus prolonger et enrichir la perspective, comme M. Messu51. Dans Les «assistés sociaux», cet auteur se réfère explicitement à la typologie de S. Paugam. «Entre les fragiles et les marginaux, il situe une population d'assistés . C'est au cœur de ce groupe que nous installerons » M. Messu insiste sur l'idée que l'assisté n'est pas un être passif et il propose une analyse en termes de processus d'adaptation aux dispositifs (installation, fuite...) et de stratégie d'utilisation (action, abstention...). A partir d'une observation de 18 ménages, il dégage trois types de stratégie : la stratégie de sujétion, la stratégie d'entretien de la dépendance et la stratégie d'attente. Chacune correspond à une identité d'assisté (sans rapport avec les trois étapes dégagées par S. Paugam) : l'«assisté honteux», l'«ayant-droit» et l'«assisté scrupuleux» . L’ayant droit développe des rationalisations comme par exemple : « si cela existe, et que d’autres y ont droit, pourquoi pas moi ? ». Dans son livre « Les assistés sociaux », l’auteur construit ainsi des types identitaires d’après les stratégies d'utilisation de l'assistance.

L’approche de S. Paugam et M. Messu, comme elle le revendique, évite de tomber dans les pièges des mesures, et des seuils ; et elle échappe aux confusions avec les criminels. En revanche, l’utilisation du concept « d’assistance » n’évite pas les dangers de la double stigmatisation - dans la mesure où le mot « assisté » est très péjoratif dans le langage courant. Par ailleurs, la sociologie de l’assistance autorise des rapprochements qui méritent aussi d’être interrogés : ainsi, la « réaction sociale » identifiée vise les « pauvres », mais elle peut permettre d’intégrer les malades mentaux, les handicapés, ou toutes les personnes qui ont des « problèmes de santé ». De surcroît, l’idée développée par M. Messu, que l’assisté peut se représenter lui-même sa situation comme celle d’un « ayant droit », met sur la piste de nouvelles interrogations. Précisément, comment peut-on intégrer la notion de « droit » et quelle frontière établit-on entre le « droit » et l’assistance ? La question, clairement posée

dans les débats politiques à propos du RMI52, peut être élargie à propos d’autres populations. Les allocations familiales, par exemple, font-elles basculer dans la catégorie sociologiquement construite des « assistés » ? La réponse intuitive, qui consisterait à distinguer les familles selon le « besoin » qu’elles ont de ces allocations, ne saurait convenir pour l’analyse sociologique (puisqu’elle réintroduit des problèmes similaires à la notion de « manque »). Si la typologie de S. Paugam s’applique mal à ces catégories d’ayant droit, elle ne s’applique pas non plus (ou difficilement) à des populations pourtant fortement « disqualifiées » comme les SDF53. En effet, les SDF ne relèvent pas vraiment de la catégorie des « marginaux » construite par S. Paugam : d’une part, les « zonards » construisent toute leur vie autour des ressources institutionnelles (ils ne relèvent donc pas de « l’infra assistance ») ; d’autre part, les SDF ont justement par un rapport problématique aux droits sociaux, y compris l’assistance (puisque « l’Aide sociale » est sectorisée, et donc que les personnes sans domicile de secours en sont précisément exclues, par construction historique). Or, si on abandonne la définition institutionnelle de « l’assistance » pour rejoindre une définition large de « secours », d’aide, voire de soutien moral, le raisonnement perd toute sa force (quelle population ne bénéficie pas de « secours » définis dans un sens aussi large ?). Le même problème théorique peut être posé à propos des populations qui ont des « problèmes de santé ». Comment intégrer les personnes qui n’ont pas accès aux soins - comme les étrangers sans papier, exclus du dispositif de la couverture maladie universelle (CMU) ? La réponse de S. Paugam à propos des « marginaux », qui élargit l’analyse à ceux qui « pourraient avoir droit » à l’assistance, passe précisément à côté du problème social majeur qu’est l’exclusion ou l’absence des droits civils et sociaux de ces populations.

La « sociologie de l’assistance » présente toutefois un intérêt –qui est en même temps, une de ses limites : en effet, elle introduit par un autre biais que l’interaction face-à-face, l’intervention sociale et sanitaire. Le « problème social » est ainsi implicitement construit au niveau de « l’intervention sociale» en général, des institutions, du champ professionnel : c’est-à-dire, que cette approche resitue une partie du contexte des interactions de la vie quotidienne. Mais cet accent mis sur l’intervention sociale tend aussi à minimiser d’autres processus de construction sociale des « problèmes », comme les processus de précarisation à l’œuvre sur le marché du travail ou dans les structures familiales54.

PROPOS D’ÉTAPE

Les travaux sociologiques que j’ai présentés sur les problèmes sociaux en France et aux Etats- Unis ont alimenté mes réflexions sur les populations. Toutefois, leur influence est souvent indirecte et les difficultés auxquelles j’ai été confrontée, dans l’application des paradigmes, contribuent à expliquer mon choix de ne pas (re)construire par exemple comme l’objet de mes recherches, le « pauvre », ou « le déviant ».

Les différentes approches sur les « problèmes sociaux » que j’ai présentées ne portent pas sur les mêmes « problèmes » ; et même quand elles visent des populations similaires, elles aboutissent à des résultats différents voire contradictoires. On a vu qu’il y avait différents mots employés : pauvreté, misère, exclusion, disqualification, désaffiliation, avec des définitions différentes… Il y a aussi parfois plusieurs définitions pour le même mot (par exemple pauvreté) : il y a la pauvreté absolue, la pauvreté relative, le critère du revenu, le

52 P. Rosanvallon, 1995, La nouvelle question sociale.

53 L’argumentation qui suit reprend des éléments développés dans un article, publié dans la Revue Française des

Affaires Sociales, 1995, « Sans adresse fixe, sans domicile fixe, réflexion sur une sociologie des assistés ».

54 On verra plus loin que S. Paugam va lui-même se pencher aussi sur ces processus dans ses ouvrages ultérieurs comme La société Française et ses pauvres (1995) ou Le salarié de la précarité (2000) –dans lesquels il délaisse de fait, sa typologie fondée sur la relation des populations à l’assistance.

cumul des handicaps…Pour ordonner la réflexion, j’ai proposé un classement en trois grandes approches : sociologie de la pauvreté (définie comme un manque, matériel ou moral) ; sociologie de la marginalité et de la déviance ; sociologie de l’assistance.

Les différentes approches qui définissent la pauvreté comme un « manque » se heurtent au problème majeur de la définition des critères, et de la mesure. Les travaux qui privilégient des critères différents peuvent sembler complémentaires. Mais ils sont aussi contradictoires quand, par exemple, ils aboutissent à la conclusion que les pauvres ont soit une « identité positive », ou une « identité négative ». Et les regroupements que la « sociologie de la pauvreté autorise, posent problème (ce n’est pas la même chose de mener une enquête sur les ouvriers, les habitants d’un bidonville ou les clochards).

Les approches de l’École de Chicago et des interactionnistes américains s’intéressent à d’autres problèmes (toutes les formes de marginalité et de déviance). Et elles (re)construisent sociologiquement d’autres amalgames, par ailleurs discutables. L’analyse des phénomènes normatifs met aussi l’accent sur le déroulement de l’interaction et les représentations sociales (ce appelle parfois la dimension « symbolique »). Or, de manière classique, ces approches suscitent le reproche de ne pas assez prendre en compte le « contexte » de l’interaction, et les « mécanismes sociaux » qui contribuent à construire la réalité sociale.

Dans le prolongement de ces écoles américaines, j’ai mis à part les travaux français sur l’assistance et les assistés : s’ils se réclament d’une certaine forme d’interactionnisme, à la française pourrait-on dire, ils mettent en avant le groupe des assistés, et la réaction particulière qui fait ce groupe, au niveau sociétal: la relation d’assistance. Mais cette analyse n’échappe pas non plus aux pièges de la désignation et de la stigmatisation, sociale et sociologique. Ces approches posent la question de la responsabilité du sociologue qui nomme les problèmes et contribue à construire socialement, les réalités qu’il prétend analyser sociologiquement. Toutefois, il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et refuser de nommer ce dont on parle. R. Ogien9 montre un effet pervers du refus à employer les mots « pauvres » et « pauvreté », au motif qu’ils indiquent une position dégradée. À cause des jugements moraux attachés à ces mots, les discours officiels aussi ont tendance à les éviter : d'où des euphémismes, et l’absence du mot « pauvreté » dans les enquêtes –mais ces « précautions » font que l’on ne sait plus très bien de quoi on parle, on ne peut plus vraiment réfléchir à des solutions politiques et pratiques et pour la recherche, cela «ne facilite pas la tâche d'un futur ethnographe de la désignation ».

Le cheminement que je viens de retracer m’invite donc à mobiliser d’autres approches, pour construire mon objet de recherche, en intégrant en particulier, les processus de précarisation et les modalités de l’intervention sociale. Je présenterai en effet l’idée de « processus de précarisation » comme un lieu de convergence des travaux sociologiques en apparence disparates sur la question sociale, le lien social, l’exclusion, l’insécurité sociale ou les banlieues. C’est dans le prolongement de cette « sociologie de la précarité » que je propose de me situer, pour élaborer la catégorie du précaire. La catégorie du « militant » sera élaborée ensuite, de manière distincte, à partir de « l’autre versant » de la littérature sociologique sur les problèmes sociaux, à savoir les travaux sur l’intervention sociale. Mais j’approfondirai aussi la réflexion sur le lien problématique entre les deux – justifiant ainsi de présenter comme l’objet de mon parcours de recherches, la relation entre « le précaire et le militant ».

CHAPITRE 2.

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