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LES ALTERNATIVES POUR LE SOCIOLOGUE DU « SOCIAL »

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 146-148)

RÉFLEXION SUR LES MÉTHODES

A. TRADITIONS ET DÉBATS DANS LA LITTÉRATURE DE LA DISCIPLINE

2. LES ALTERNATIVES POUR LE SOCIOLOGUE DU « SOCIAL »

Dans le monde des précarités et de l’intervention sociale et sanitaire, la question du rapport entre connaissance et action se pose avec une acuité particulière, en raison des attentes particulièrement fortes et contradictoires que suscite le travail du chercheur, confronté d’une part, à la méfiance de ses collègues qui travaillent sur d’autres champs où l’implication semble a priori moins grande, d’autre part, à une attente sociale multiforme et contradictoire. Sur le terrain, les acteurs interrogent le chercheur sur ses engagements et sur son rapport intime à la réalité étudiée. Il est confronté à l’attente généralisée d’avis et de « solutions » aux « problèmes ». Il doit composer avec les exigences des commanditaires de la recherche, ou de son éditeur… D’où le soupçon, qui prend la forme d’une question précise : le sociologue n’est-il pas au fond, un intervenant social comme un autre ?

Sur le terrain, l’implication personnelle du chercheur est une attente forte, avec laquelle il doit composer. Comme le rappelle L. Roulleau-Berger : « Quand le sociologue travaille avec ceux dont les droits s’affaiblissent dans les zones de vulnérabilité et de désaffiliation sociale, il ne peut être qu’impliqué sinon il n’est pas toléré » (2000, dans Fritsch dir, 161).Quand il étudie le monde des intervenants sociaux, le sociologue n’est pas moins sollicité, tant les professionnels et les bénévoles sont demandeurs d’analyses, sur les populations qu’ils sont amenés à gérer et sur eux-mêmes. La connaissance des situations, l’auto-formation et l’auto- évaluation de leur action font en effet partie des fondamentaux de la pratique professionnelle du travailleur social, et les militants attendent souvent beaucoup des sciences humaines pour se former, « prendre en mains leur destin », ou légitimer leurs analyses et revendiquer de peser dans la vie politique.

Par rapport à la question des valeurs et de la « neutralité axiologique », on peut observer que l’attention aux « problèmes sociaux » implique en soi, un jugement de valeur négatif qui invite implicitement à essayer de résoudre le « problème »4. Dès lors, la proximité entre le sociologue et l’intervenant social peut sembler « évidente » aux acteurs sociaux, et aux politiques – malgré la volonté explicite de la sociologie universitaire d’établir une démarcation avec le travail social, pour mieux asseoir la spécificité et la rigueur de la démarche de connaissance « scientifique ». Ainsi, les chercheurs prennent garde à rectifier la « sociologie spontanée » des acteurs et à déconstruire leur point de vue, en refusant par exemple de leur fournir des « recettes » ou de rationaliser leurs intérêts pratiques. Cependant, pour accéder au terrain, ils sont amenés à prendre en compte le point de vue des intervenants sociaux, voire, dans l’observation participante, à endosser leur rôle. Et il leur faut reconnaître

4 R. Boudon et F. Bourricaud opposent de ce point de vue, E. Durkheim et R. Pareto. Le premier, préoccupé de l’intégration des individus à la société, et pensant à l’utilité de ses analyses, interprétait les conflits sociaux comme un symptôme pathologique. Le second, qui n’a aucun souci de ce type et voit dans la sociologie une activité cognitive désintéressée, les interprète comme des phénomènes normaux (1982, Dictionnaire critique de

alors, que la connaissance qu’ils vont produire ne sera pas « neutre », qu’elle risque d’être utilisée, contestée, détournée, comme l’ont été d’autres analyses avant la leur.

La sociologie a de plus, une tradition « d’intervention » dans les problèmes de la cité qui remonte aux origines mêmes du social. Ainsi, C. Bec et G. Procacci soulignent qu’en théorisant le concept de solidarité, E. Durkheim contribue, avec le juriste L. Duguit, le philosophe politiste A. Fouillée ou le solidariste L. Bourgeois, à donner à la République en quête de légitimité une voie d’action que la devise de la fraternité n’autorisait guère – cette voie que J. Donzelot désigne précisément comme « l’invention du social ». Dans le livre De

la responsabilité solidaire, les auteurs rappellent comment le couple solidarité-responsabilité,

à la fois descriptif et normatif, a guidé la mise en place des politiques sociales par l’État en France (2003). Le concept de « solidarité » justifie la mise en place des politiques sociales parce qu’il introduit la dimension collective, à la fois comme cause de la pauvreté (puisque c’est la « faute » à la société plutôt qu’à l’individu ) et comme solution pour la faire reculer (puisqu’on organise un système social pour corriger les effets d’un système économique qui « laisse faire » les individus dans le cadre du marché)5. Ce rôle du sociologue comme inspirateur des politiques sociales est revendiqué par exemple aujourd’hui par A. Giddens, et reconnu par le Premier Ministre britannique T. Blair qui revendique pour les réformes du système de protection sociale anglais, l’influence des analyses sur la Troisième voie (J. Rodriguez, 2004).

Si les ambitions sont souvent plus limitées, la figure du sociologue « conseiller du prince » est fréquente dans le « social ». Dans ce domaine, comme dans celui de l’urbain, la tradition du sociologue expert est forte, et entretenue par les financements de la Mire, Mission de Recherche du Ministère des Affaires sociales. L’analyse est précédée alors par des éléments de cadrage de la problématique, qui rejoignent les préoccupations politiques et (ou) pratiques des gouvernants (par exemple, disposer d’une nouvelle nomenclature pour classifier les professions du social, en intégrant les « nouveaux métiers »). A ces incitations s’ajoutent les financements d’organismes comme la caisse d’Allocation familiale par exemple, et les demandes d’évaluation qui émanent de différentes structures sociales, y compris associatives (ainsi J-M. Dutrenit, dans son livre Evaluer un centre social, répond à le commande d’une CAF). Cet auteur répond à une demande, forte sur le terrain, et encouragée par les orientations de la contractualisation, d’élaborer des méthodes « scientifiques » pour améliorer la compétence des intervenants et évaluer la « qualité sociale » des organismes sociaux6.

En France, mais aussi à l’étranger, des sociologues sont systématiquement invités dans les débats organisés par les pouvoirs publics centraux et locaux et (ou) des acteurs associatifs par exemple sur la « participation »7, ou sur l’économie solidaire8. Le sociologue expert cotoie alors souvent le sociologue militant (quand les deux ne se confondent pas). Beaucoup de sociologues en effet ne se privent pas de critiquer les réformes, de manière parfois polémique comme C. Attias Monfut. Dans « Contrats ou conflits de génération ? ». Dans cet article, elle s’attache en effet à démonter point par point un des principaux arguments du gouvernement pour justifier ses réformes, à savoir le poids des dépenses de santé et de retraite sur les actifs, en soulignant par exemple que « les retraites et autres prestations sociales, non seulement ne

5 J’ai développé cette argumentation dans « Les figures de l’individu dans l’intervention sociale » in V. Caradec et D. Martuccelli (dir), 2004 ou 2005 (à paraître), Matériau pour une sociologie de l’individu, chap V.

6 C’est Le point de vue adopté par J-M. Dutrénit dans ses ouvrages, par exemple en 2000, La qualité sociale. 7 Sur ce sujet, S. D. Alinsky reste une référence incontournable (1946). On se permet de renvoyer aussi à mes propres analyses, en particulier M. Bresson, 2004a, Déviance et société.

8 Voir notamment sur ce point, les travaux de B. Eme ou encore J-L. Laville, par exemple en 1994, L’Economie

solidaire. Une perspective internationale. Dans le prolongement de l’idée ancienne d’économie sociale, il s’agit

de créer des activités dans un secteur, qui ne soit ni le marché, ni l’Etat : d’où des propositions pour développer notamment les services de proximité, avec des financements multiples (mais toujours, surtout en France, le soutien de l’Etat).

déclenchent pas une guerre des générations mais bien au contraire produisent du lien social entre elles » (dans C. Bec, G. Procacci dir, 2003, 106). D’autres auteurs comme R. Castel (1995)... ont pris publiquement position en faveur du système du salariat, et la nécessité de maintenir un lien fort entre le contrat de travail et les protections sociales. B. Friot le rejoint sur ce point mais va plus loin, en préconisant de salariser même le financement de l’investissement et en invitant, avec des accents empruntés au discours marxiste, le mouvement ouvrier à poursuivre la « révolution du salaire » (1997 et 2003).

Dans le domaine du « social », les prises de position posent clairement le problème de la légitimité du sociologue expert ou militant (surtout que « la sociologie » ne parle pas d’une seule voix et que les sociologues développent des points de vue différents). Or, l’engagement des chercheurs dans la vie sociale et politique est lié à leurs analyses (ce qui risque toujours d’introduire un soupçon sur ce qui détermine l’autre). Ainsi M. Autès, qui privilégie dans ses recherches l’analyse des politiques sociales, s’est engagé aux côtés des Verts (c’est-à-dire, de la gauche écologiste) au Conseil Régional du Nord Pas-de-Calais. J-M. Dutrénit, qui porte l’accent sur la dimension professionnelle, propose d’améliorer l’efficacité du travail social par des méthodes pour guider les intervenants, évaluer la compétence des professionnels et la « qualité sociale » des organismes, avec un logiciel pour la formation des travailleurs sociaux…

L’image du sociologue « intervenant social » s’appuie aussi sur ces réalités. L’implication de l’individu - acteur social est inévitable sur le « terrain ». Par ailleurs, il existe une tradition sociologique d’engagement dans la vie sociale et politique, particulièrement forte en matière de politique sociale (au sens large). Est-ce à dire, pourtant, que le sociologue serait un intervenant social comme un autre ? Pour la recherche, cette conclusion n’est pas acceptable : l’intervenant est en effet, est « trop » impliqué, « trop » engagé, il n’a pas la « distance » nécessaire à la démarche de connaissance. Le sociologue est nécessairement impliqué, mais son implication est discutée, réfléchie. Il est toujours soucieux des risques d’introduire des erreurs au moment du recueil des données, et dans l’analyse, et il veille à « neutraliser » son propre rapport aux valeurs, à la morale. Ses engagements ne doivent pas affecter, ou affecter le moins possible ses conceptions de sociologue, notamment, il a réfléchi aux enjeux de savoir pour qui il travaille, et pour quoi (pourquoi ?). Cette ligne de conduite, présentée ici de manière simplifiée, est largement répandue et revendiquée : elle est cependant malaisée à mettre en œuvre.

Compte tenu de la complexité de la question du rapport entre connaissance et action, que j’ai seulement esquissée, je propose donc de présenter ma position du point de vue de l’objectif de connaissance et de la discuter en opérant la distinction entre implication et engagement (Ph Fritsch dir, 2000).

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 146-148)

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