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DISCUSSION SUR LA THÈSE DE L’ÉTAT ANIMATEUR

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 168-171)

RÉFLEXION SUR LES MÉTHODES

B- DISCUSSION SUR LA THÈSE DE L’ÉTAT ANIMATEUR

Une nouvelle figure de l’État est aujourd’hui souvent mobilisée dans les analyses sociologiques, particulièrement celles qui étudient la précarité et l’intervention sociale : c’est la thèse (ou le paradigme) de « l’État animateur ». Malgré l’attraction que cette formule exerce, et la tentation de la généraliser, elle ne vise pourtant pas toutes les activités et fonctions de l’État, mais s’applique d’abord aux activités « sociales », voire, à la seule politique de la ville.

Il est important de rappeler que dans la littérature, les différentes conceptions de l’État se croisent avec des conceptions également différentes du « social », entendu selon les cas comme une fonction qui s’ajoute aux fonctions régaliennes ; comme un instrument politique au service de la pacification de la société et (ou) de la République ; ou comme un secteur institutionnel, (plus ou moins) indépendant des injonctions du pouvoir central. Cette remarque implique notamment que la thèse du déclin ou de la « crise » de l’Etat providence n’est consensuelle qu’en apparence. Car qu’est-ce qui est en crise, au fait ? La fonction sociale de l’État, l’importance politique qui lui est accordée, ou la pérennité du secteur institutionnel (avec les trois piliers distingués précédemment de la Sécurité sociale, l’Aide sociale, l’Action sociale) ? Ou encore, le « problème » ne se situe-t-il pas dans la relation que la puissance publique entretient avec ce secteur institutionnel (voire, dans la relation qu’elle entretient avec la société, ou avec le citoyen). Par ailleurs, lorsqu’il est question de « désengagement », parle-t-on de l’instrument budgétaire ou réglementaire ? A-t-on à l’esprit la figure d’un État immanent ou transcendant, souverain-protecteur ou providence-social ? À ces questions, les réponses sont souvent incomplètes voire confuses. C’est à mon sens une des raisons qui explique le halo d’incertitude entourant généralement la formule, aujourd’hui largement répandue, de l’État animateur.

Dans le livre de référence intitulé L’État animateur, Essai sur la politique de la ville, Jacques Donzelot et Philippe Estèbe développent l’idée d’un changement profond et récent des idées et représentations sur l’État (J. Donzelot, Ph. Estèbe, 1994). Animer, selon la formule de J. Donzelot, écrite en exergue, « c’est inviter à l’action quand on ne peut y contraindre ». De ce point de vue, l’image de l’État animateur introduit d’abord une rupture avec celle de l’État

souverain qui agit par la contrainte, en s’imposant par des moyens puissants, des décrets, des lois. En s’inspirant de l’avant-propos rédigé par André Bruston, on peut retenir que plusieurs caractéristiques de l’animateur sont appliquées à l’État, et présentées comme autant de « nouveautés : premièrement, l’État « insuffle la vie » (animatio) du et dans le corps social, (par la Politique de la ville), au lieu de décider, seul, de la mort (par le monopole de la violence légitime). Deuxièmement, dans les différents segments de la puissance publique, les agents sont en prises avec une société segmentée, pour agir avec elle plutôt que sur elle (suivant un mot d’ordre de l’animation sociale et socioculturelle). Troisièmement, l’approche dans le domaine social ne vise plus l’intégration, au sens de la soumission de l’individu au collectif, mais l’insertion, qui suppose que l’on desserre les contraintes sociales et l’implication qui se veut mobilisation des forces ou plutôt, des « non-forces sociales ». Quatrièmement, ce « mieux d’État » ne repose plus sur le principe consensuel, qui étouffe la voix des autres, mais sur « l’interpellation réciproque » du citoyen, de la collectivité locale et de l’État, avec une logique de partenariats, de contractualisation et de projets3.

Ce paradigme, avant même la parution du livre de 1994, suscitait déjà une controverse, dont on propose de reprendre certains arguments. Dans la revue Esprit, B. Eme, J-L Laville et D. Mothé avaient dénoncé dès 1993 une analyse qui permet aux technocrates de « conceptualiser leurs rôles comme celui de nouvelles élites éclairées », et qui décrit davantage un État souhaitable qu’une réalité. Appelant à une critique du paradigme, ils rappellent le contexte d’un « changement réactif pour faire face aux effets de la crise » qui n’a que peu à voir avec un changement volontariste en faveur de la démocratisation de la société. Par ailleurs, les nouvelles modalités d’action (introduites par « des dispositifs expérimentaux, décentralisés, territorialement ancrés et fondés sur la concertation entre acteurs) sont très marginales, quantitativement et qualitativement, et elles n’impliquent pas une meilleure prise en compte des acteurs sociaux et de leurs projets (les habitants étant rapidement écartés au profit des professionnels). Les partenariats institutionnels, « régulés par la ruse du pouvoir pacifié et des procédures techniques » ne rencontrent donc aucunement les pratiques sociales, et l’associatif « société civile » se trouve rabattu sur l’associatif « instrument des pouvoirs publics ». Finalement, « l’État providence » n’aurait donc selon ces auteurs, jamais été aussi présent, mais sous des formes renouvelées. Par conséquent, « l’État animateur » ne serait qu’une de ces formes, qui, à partir d’une vision surplombante et animatrice de la société, se donnerait comme juge et partie. Les initiatives locales n’ayant finalement, nul besoin d’être animées, les auteurs invitent finalement à les encourager, et à délaisser la visée d’un État animateur pour laisser place à celle d’un « État partenaire »4.

Face à cette argumentation, J. Donzelot répond, dans la même revue, le mois suivant de la même année (1993), en se situant « sur le seul terrain de (l’)effectivité supposée » de ce modèle : la politique de la ville. Dans ce texte, il soutient alors que l’État ne peut, ni surtout ne doit pas être seulement un « facilitateur des initiatives locales » pour deux raisons principales. Premièrement, on ne généralise pas l’expérimental, c’est justement un des enseignements de la politique de la ville. En effet, une réussite locale ne garantit nullement qu’elle est transférable et la généralisation, au prix d’une dilution de l’exigence, risque au contraire d’entraîner la perte de la dimension expérimentale, liée à des projets nouveaux avec une nouvelle configuration d’acteurs. Deuxièmement, la sortie de l’expérimental suppose d’établir une liaison interactive entre les projets locaux et les priorités de la puissance

3 A. Bruston, 1994, « Avant-propos » au livre de J. Donzelot, Ph. Estèbe, L’État animateur, Essai sur la

politique de la ville, 9-12.

4 B. Eme, J-L. Laville et D. Mothé, 1993, « Quel rôle pour l’État ? I- Pour une critique de l’État animateur »,

publique. Car un État qui se donnerait seulement un rôle de « facilitateur » des projets émanant de la société civile renoncerait au politique5.

Dans cette controverse, les auteurs n’ont pas la même idée de l’État, ni de sa relation au social. Les expressions employées sont d’ailleurs différentes. Dans le texte de B. Eme, J-L Laville et D. Mothé, il est d’abord question de « principe éducatif généralisé », et du passage « de l’État protecteur » à l’État animateur (1993, 193-194). Vers la fin du texte, c’est l’« État providence » qui est évoqué, pour dire qu’il « n’a jamais été aussi présent », et que l’État animateur en serait une forme particulière, caractérisée comme un « État expert qui, à partir d’une vision surplombante et animatrice de la société, se donne comme juge et partie » (ibid., 201). Enfin, en conclusion, les auteurs proposent comme voie à suivre, la visée d’un « État partenaire » des acteurs de la société civile, qui encourage les projets au lieu de les prédéterminer (ibid., 202). À travers ces expressions, il apparaît que l’État est une entité différente des citoyens, souverain au sens où il se place au-dessus d’eux, mais sans représenter toutefois l’intérêt général (puisqu’on trouve au contraire, en arrière plan de la critique, l’image de technocrates qui veulent légitimer leur rôle). Pour les auteurs, l’État choisit en quelque sorte de « faire du social » -ne renonçant donc pas en effet, à exercer cette activité qu’il a « gagnée » en passant de l’État gendarme à l’État providence. La question de savoir si la manière de faire le social a changé, reste ouverte, puisque, s’il y a bien des dispositifs nouveaux décentralisés et fondés sur la concertation, l’État conserve cependant le pouvoir (en partie seulement, d’où l’idée d’un État « juge et partie »). La réponse de J. Donzelot se veut ciblée seulement sur la politique de la ville. La réflexion porte alors sur une pluralité d’acteurs, d’administrations et de dispositifs :de ce point de vue, on est plus proche de l’État conglomérat que de l’État souverain, avec la vision de différents groupes ou acteurs. Malgré leur pluralité cependant, et malgré le travail conjoint avec les acteurs de la société civile, les acteurs publics sont implicitement présentés comme les porteurs d’un intérêt souverain, pleinement légitime par rapport aux multiples projets émanant de la société civile, car garant du « politique ».

L’idée d’un intérêt supérieur représenté par l’État se retrouve dans le livre L’État animateur (1994), puisque la politique de la ville y est présentée comme la réponse à l’exclusion dans sa dimension collective. Mais c’est aussi, dans cet ouvrage, une « ligne de transformation » qui vise à modifier tout « l’appareil d’action publique ». En effet, la philosophie de l’histoire change (avec l’abandon du thème du progrès au profit de celui du changement) ; la conception de la société se transforme (l’idée d’intégration ne s’appliquant plus à des forces sociales en état de résistance, mais à des non forces, chômeurs de longue durée, exclus); et la relation entre l’État et le citoyen change également (le rôle de l’État ne consistant plus à conjurer les conflits sociaux, mais à maintenir du lien et produire la société). En bref, la politique de la ville, selon J. Donzelot et Ph. Estèbe, sert à « moderniser l’État », et à rompre avec des « habitudes de commandement » pour ouvrir un espace de débat public. En filigrane, on a une figure de l’État qui représente l’intérêt général, souverain au sens où il garde une prérogative proprement politique, presque République en ce qu’il invite à la démocratie et rejoint finalement, la somme des intérêts individuels des citoyens. C’est aussi l’image d’un État qui ne fait pas lui-même du social, mais fait plus qu’encourager les acteurs à en faire, puisqu’il conduit une politique de lutte contre l’exclusion.

Dans la controverse sur la nature et les objectifs de « l’État animateur », les pratiques suscitées et leurs conséquences sont cependant discutées de manière abstraite, et l’imbrication de l’entité État et de l’entité « social » n’est pas vraiment théorisée. C’est sur ces points principalement, que dans mon parcours de recherche, je me suis efforcée d’apporter des éléments nouveaux, en gardant cependant d’une part, l’idée d’une transformation dans la

manière d’agir de l’État, (qui justifie dans une certaine mesure, l’utilisation du terme « État animateur ») ; mais en développant d’autre part, un point de vue critique sur cette transformation et ses effets dans le domaine de l’intervention sociale, qui me rapproche davantage de l’analyse et de « l’engagement » de B. Eme, J-L. Laville et D. Mothé.

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 168-171)

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