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QUELQUES ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION GÉNÉRALE EN SOCIOLOGIE

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 142-146)

RÉFLEXION SUR LES MÉTHODES

A. TRADITIONS ET DÉBATS DANS LA LITTÉRATURE DE LA DISCIPLINE

1. QUELQUES ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION GÉNÉRALE EN SOCIOLOGIE

Selon M. Weber, les fonctions du savant et du politique sont séparées et doivent le rester, parce que le choix entre des valeurs antagoniques est indécidable scientifiquement. Le savant ne doit pas procéder par jugement de valeur afin de respecter la « neutralité axiologique » ; aucune science ne peut démontrer ce qui doit être. Elle peut dire quels sont les moyens nécessaires si une fin est posée mais non déduire la fin. La vocation du politique en revanche est d’affronter le dilemme des valeurs, de choisir la fin (M. Weber, 1959 (1919), Le savant et

le politique). Si la sociologie universitaire en France semble souvent se référer au principe

weberien, qui l’enjoint à séparer le savant du politique, et à ne pas introduire de jugements de valeurs dans la recherche, il y a toutefois d’autres traditions concurrentes. Ainsi, à une époque où les doctrines socialistes se multiplient et sollicitent les sciences sociales naissantes, E.

1 J’ai employé cette expression dans M. Bresson, 2002, Les centres sociaux, entre expertise et militantisme, (Quatrième partie, contribuer au renouveau, 241 et s). La position que je défends était toutefois semblable dans mon premier livre, 1997, Les SDF et le nouveau contrat social, (chap 6, des pistes pour l’avenir, 207 et s.), ainsi que dans des publications à l’intention de professionnels du secteur social et médico-social comme en 1998, la revue Lien social n°436, « Loi contre l’exclusion : la priorité à l’emploi ne résoudra pas l’exclusion par le logement », Rubrique Regard, 11, ou en 2003, Les cahiers de l’Actif n° 328-329, « Valeurs professionnelles et valeurs militantes, comment les concilier ? », Rubrique Regard sur, 183-193. Elle motive également ma participation à une émission de télévision cablée, La chaîne Histoire, à l’occasion de la rediffusion en juin 1999 d’un reportage sur les SDF à Roissy (datant de 1992), ainsi que plusieurs interventions orales sous forme de conférences débats et/ou de journées de travail à la demande de la Fédération des centres sociaux du Rhône (février 2003), de la Caisse d’Allocations familiales du Haut-Rhin (Juin 2003) ou du centre social Moulin Potennerie à Roubaix (Octobre 2003).

Durkheim se veut au cœur du débat : la sociologie selon lui ne vaudrait d’ailleurs pas une heure de peine, si elle n’était utile2. Pour résoudre les graves difficultés sociales engendrées par l’industralisation, et aussi les problèmes soulevés par le socialisme, il propose d’édifier la sociologie comme « science de la morale ». Dans sa thèse, il défend l’idée qu’il existe des fondements « objectifs » aux valeurs et que c’est la solidarité sociale qui est la source de la moralité. E. Durkheim considère donc qu’une science positive des faits moraux peut permettre d’améliorer la réalité en contribuant à « déterminer l’idéal vers lequel nous tendons confusément » (E. Durkheim, 1986 (1893), De la Division du travail social, Préface).

Si la référence aux valeurs, constante dans la sociologie classique, semble avoir ensuite perdu de son importance, en revanche la question du rapport entre la science d’une part, l’action politique et sociale d’autre part a continué d’être discutée d’un autre point de vue. L’influence marxiste oriente le débat sur la question de la position sociale de l’observateur et la manière dont elle affecte le cœur même de l’analyse. Pour Marx, l’économie politique anglaise était asservie aux intérêts de la bourgeoisie capitaliste. Entre-deux-guerres, les Bolchevicks en Russie étendent ce reproche à la sociologie classique. Pour être « objective », la sociologie doit prendre le parti du prolétariat, et ainsi se mettre en position de dégager des lois scientifiques de l’histoire. Mais le caractère partial de la doctrine est-il vraiment compatible avec l’ambition scientifique à produire des connaissances objectives ? Dans les années 1960, en Allemagne, Adorno et Habermas relancent la controverse dans le cadre du débat sur le positivisme. Selon Habermas, la connaissance sociologique est liée aux intérêts sociaux des acteurs sociaux, c’est pourquoi il y a nécessairement une sociologie de gauche et une sociologie de droite (Habermas, 1973 (1968)).

Après la seconde guerre mondiale en France, les rapports des sociologues à la politique et au pouvoir sont complexes, partagés entre la méfiance et la tentation de se faire « conseillers du prince ». Ainsi les marxistes ne prolongent pas leurs analyses par des conseils mais par la référence à une solution politique alternative, la prise du pouvoir par la gauche révolutionnaire. Cependant M. Amiot a rappelé comment les sociologues de l’urbain en France étaient à la fois, selon son expression, « contre » l’Etat mais aussi « tout contre » (M. Amiot, 1986). Si la sociologie urbaine française a depuis sa naissance polémiqué, selon cet auteur, contre l’Etat « comme auteur de discours savants et auto-justificatifs », le tournant planificateur après 1945 concerne y compris le secteur de la recherche. Dans le cadre du « Plan Urbain », l’État sollicite l’avis d’experts et il finance des appels d’offre, des recherches, auxquels répondent des équipes de sociologues. Au lendemain de la guerre, sur le logement des ouvriers, P. H. Chombart de Lauwe et son équipe évaluent ainsi les besoins et indiquent même des normes à respecter pour la construction, en termes de m2 habitables… (P- H. Chombart de Lauwe, 1959-1960). Soucieux de se démarquer du statut de l’intellectuel planificateur, partie intégrante de l’appareil d’Etat, les sociologues qui répondent aux appels d’offre mettent en œuvre différents types de reformulation sociologique des questions posées par les commanditaires des recherches et défendent les droits de conceptions différentes. Ce faisant selon M. Amiot, ils sont aussi les porte parole, divers et opposés entre eux, de groupes sociaux divers et opposés qu’ils étudient. Même quand elle se donne des problématiques originales, ou qu’elle vise à réduire les insatisfactions de la classe ouvrière, la collaboration entre pouvoirs publics et chercheurs fait l’objet de critiques.

A la même époque en France, d’autres équipes de recherche commencent à construire d’autres formes d’intervention, en se plaçant « du côté » des acteurs sociaux, pour étudier et encourager leurs mouvements sociaux. C’est le cas notamment d’A. Touraine et du courant

2 « Nous estimerions que mes recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif (…). La science peut nous aider à trouver le sens dans lequel nous devons orienter ma conduite, à déterminer l’idéal vers lequel nous tendons confusément » (E. Durkheim, 1986 (1893), De la division du

actionnaliste, qui applique la méthode originale dite de « l’intervention sociologique ». Cette méthode affiche l’ambition de ne pas séparer la connaissance sociologique de l’action sociale : l’apport des observations faites par les sociologues doit permettre aux acteurs des mouvements sociaux d’améliorer l’efficacité de leur action. Plus précisément, le chercheur peut (doit) intervenir activement et personnellement dans les petits groupes qu’il étudie, pour aider les acteurs à dépasser le stade de la simple réponse à une situation sociale et prendre conscience du sens profond de leur action, au niveau du mouvement social historique3. A. Touraine cependant souligne la difficulté de cette voie, dans laquelle le chercheur doit à la fois, « garder par rapport au groupe la distance de la connaissance à l’action, mais en même temps rester proche des acteurs, de leurs idéologies et de leurs objectifs concrets ». Le danger principal est selon lui, de trop s’identifier au groupe, pour des causes idéologiques ou pour des causes de recherche (être accepté par le groupe). (A. Touraine, 1984, 209-210).

La figure de l’intellectuel qui révèle aux acteurs le sens profond de leur action peut être interprétée comme une variante de l’idée que la connaissance savante met en évidence, des aspects de la « réalité » qui sont cachés aux yeux des autres. Or, cette ambition est une constante, affirmée aussi par E. Durkheim, quand il engage la sociologie à dépasser les préjugés ou « prénotions », ou par K. Marx, quand il déclare mettre en évidence les relations cachées par les discours idéologiques et « aliénants ». D’une certaine manière, je rejoins ici l’ambition du scientifique en général : G. Bachelard (1884 – 1962) a imposé le thème selon lequel la science a affaire à des objets construits contre les apparences, les fausses évidences. Ce point de vue est appliqué par de nombreux auteurs contemporains. Dans le petit livre qu’il publie en 1996, Sur la télévision, suivi de l’Emprise du journalisme, P. Bourdieu se propose par exemple de démonter les mécanismes de la « censure invisible » qui s’exerce à la télévision et de livrer quelques-uns des secrets de ces « artefacts » que sont les images et les discours de la télévision. Il dénonce par ailleurs dans la logique d’audimat, la soumission aux exigences du plébiscite commercial, qui altère à son tour le fonctionnement des mondes de l’art, de la littérature, de la philosophie ou de la politique. Dans un « post scriptum normatif » à cet ouvrage, P. Bourdieu précise les prolongements qu’il attend de son analyse : « Dévoiler les contraintes cachées qui pèsent sur les journalistes et qu’ils font peser à leur tour sur les producteurs culturels, ce n’est pas –est-il besoin de le dire ? – dénoncer des responsables, mettre à l’index des coupables. C’est tenter d’offrir aux uns et aux autres une possibilité de se libérer, par la prise de conscience, de l’emprise de ces mécanismes et proposer peut-être le programme d’une action concertée entre les artistes, les écrivains, les savants et les journalistes… Seule une telle collaboration permettrait de travailler efficacement à la divulgation des acquis les plus universels de la recherche et aussi, pour une part, à l’universalisation pratique des conditions d’accès à l’universel » (P. Bourdieu, 1996, Sur la

télévision, 94).

Implicitement, un tel raisonnement repose sur la conviction d’une supériorité du savant, capable de restituer le sens caché, voire même de donner un sens à des réalités ignorées, et (ou) mal perçues à travers le prisme des intérêts, des préjugés ou de la confusion. Cette « supériorité » de l’analyse sociologique cependant est contestée par les acteurs sociaux et politiques. L’engagement des chercheurs sur la scène sociale et politique est ainsi attendue de certains, mais aussi critiquée par beaucoup. Les réactions mitigées à l’engagement médiatique d’A. Touraine et de P. Bourdieu aux côtés des manifestants pour la défense du service public en 1995 suggèrent les limites sociales à l’ambition d’agir des sociologues. Le fait de prendre publiquement position sur les grandes questions du jour est généralement perçu comme une intrusion en dehors du « métier de sociologue», au sens même où l’entendent P. Bourdieu et

3 Je me réfère ici notamment à la présentation critique de cette méthode qu’en fait A. Touraine, 1984, Le retour

J-C. Passeron en 1969. Le sociologue qui s’y risque est interpellé sur sa légitimité à intervenir.

La contestation vient des hommes (ou des femmes) d’action mais aussi de l’intérieur de la sociologie. Les évolutions de la sociologie de la connaissance, sous l’influence du constructivisme d’A. Schütz, de P. Berger et T. Luckmann invitent à reconsidérer positivement la capacité des acteurs sociaux à construire eux-mêmes la réalité sociale, et le sens de leur action. Selon ces auteurs, la connaissance savante ne permet pas d’atteindre des réalités plus « profondes » que la connaissance commune mais correspond plutôt à des symbolisations plus abstraites, et des « machineries conceptuelles de maintenance de l’univers » plus élaborées. C’est pourquoi, les savoirs des experts se trouvent contestés par ceux des praticiens, ces derniers étant exaspérés de la prétention des experts à connaître mieux qu’eux-mêmes, la signification de leur action. (P. Berger et T. Luckmann, 1986).

L’attention portée aux savoirs produits par les acteurs eux-mêmes s’accompagne d’une prise de conscience par certains sociologues, qu’ils ne sont pas certains de « mieux savoir » (en particulier, de mieux savoir que les acteurs sociaux ou politiques le sens de leurs comportements, ni comment il faut agir). Cette idée trouve une illustration dans le texte de M. Chauvière et B. Duriez, 2000, « Militants et chercheurs : un engagement réciproque ». Les auteurs rappellent la démarche initiée par le GRMF (Groupement pour la recherche et les mouvements familiaux), qui s’appuie sur l’ouverture du premier septennat de gauche fin 1981 pour s’efforcer de développer une recherche « qui ne serait pas seulement au service de l’Etat ou des entreprises mais aussi des travailleurs et de leurs organisations ». Dans ce cadre, chercheurs et acteurs s’engagent ensemble pour la recherche, et non comme producteurs pour les uns et comme évaluateurs pour les autres. Le présupposé est que de leur confrontation naît « une certaine forme de connaissance », « la connaissance du sens des faits » (par un accès privilégié au sens que les acteurs d’hier donnent aujourd’hui aux actions qu’ils ont pu mener). Cela ne veut pas dire pourtant, compromis ou allégeance du chercheur à la vision que les acteurs proposent : mais plutôt, chercheurs et militants proposent des analyses qu’ils confrontent et acceptent de soumettre au débat. Cette idée, selon M. Chauvière et B. Duriez, illustre aussi la démarche de Philippe Lucas, que Philippe Fritsch a décrite comme « invitation constante à une lecture polyphonique de la réalité observée ». (Ph Fritsch, 2000). L’image de savoirs différents, non hiérarchisés, qui se croisent et qui gagnent à se confronter, est également le moteur des travaux réalisés conjointement par des militants du mouvement ATD Quart Monde et des universitaires, relatés dans le livre Le croisement des savoirs,

Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble (1999).

Mais si le sociologue en vient à renoncer à l’idée que le savoir qu’il produit est « supérieur » à celui des acteurs, ne faudrait-il pas alors en déduire qu’il doit aussi renoncer à donner des conseils aux acteurs sociaux et politiques, voire même, renoncer à intervenir dans les débats et à prétendre peser sur la réalité sociale et politique ? Ce n’est pourtant pas la conclusion de Philippe Lucas, inventeur de la formule d’une « recherche impliquée », qui postule que le fait même d’analyser l’humain concourt à le transformer. Ce n’est pas non plus, le point de vue défendu par les chercheurs qui lui rendent hommage, en dénonçant la « trop facile distinction qui sépare farouchement les rêveurs et les acteurs, l’ordre de l’analyse et celui de l’action » (B. Gélas, 2000, Préface), avec notamment l’argument que « toute recherche en sciences sociales se trouve objectivement engagée dans le monde social et plus ou moins dans les affaires de la cité » (Introduction, Ph Fritsch, dans Ph Fritsch dir, 2000, Implication et

engagement, En hommage à Philippe Lucas).

Ainsi, d’une manière générale, il semble que « le sociologue » ne renonce jamais à l’objectivité et/ou la « neutralité » de ses analyses, mais que d’une part, il a développé une conscience aiguë de ses propres limites et que, d’autre part, il accepte souvent de prendre parti, proposer des expertises ou même, militer activement. Or, ces orientations sont perçues

comme contradictoires et les propositions pour les concilier ne semblent jamais pleinement convaincre, ni les acteurs sociaux et politiques, ni la communauté scientifique en général. Ces éléments qui n’ont bien sûr, pas prétention à l’exhaustivité visent à suggérer à la fois l’ampleur des controverses et l’actualité du débat. Ils introduisent à la complexité et la pluralité des problèmes, auxquels se trouve confronté un sociologue. Il s’agit en effet pour lui, de faire reconnaître sa démarche de connaissance, en dépit des soupçons qui pèsent sur la fausse neutralité des techniques et de la posture scientifique en général. Mais pour garantir cette neutralité, la position de « retrait », l’absence d’implication et le refus d’engagement, ne sont pas des garanties et sont également critiqués.

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 142-146)

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