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DÉFINITIONS DE LA « MÉDICALISATION » ET ÉVOLUTION HISTORIQUE

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 185-187)

RÉFLEXION SUR LES MÉTHODES

A- FORMES ET ENJEUX DE LA MÉDICALISATION

1) DÉFINITIONS DE LA « MÉDICALISATION » ET ÉVOLUTION HISTORIQUE

Dans l’ère de la médicalisation (1998), les différentes contributions réunies par Pierre Aïach et Daniel Delanoë s’appuient sur plusieurs interprétations possibles de la « médicalisation ». Ainsi, Didier Fassin dans « l’Avant propos » introduit ce terme par l’exemple de la circoncision. En 1870, le Docteur Lewis Sayre découvre en 1870 les bienfaits de ce geste pour certaines affections neuropsychiatriques. Fin XIX e siècle, l’opération se voit conférer une vertu préventive, d’hygiène corporelle et surtout morale, elle est reconnue utile pour prévenir la masturbation ; le résultat est la généralisation de la circoncision (remise en cause ensuite dans les années 1960 mais qui reste couramment pratiquée aux États Unis). Or, le récit est exemplaire selon cet auteur, puisque la médicalisation « est avant tout la redéfinition d’un problème existant dans un langage médical » -ce qu’on appellera la « construction sociale » d’un problème, comme problème médical. Ce qu’on observe en effet, c’est le passage en quelques décennies d’une pratique rituelle d’origine religieuse à une pratique médicale. Or, Didier Fassin en déduit que la médicalisation « n’est pas en soi l’appropriation par les médecins d’un problème qui ne relevait pas de leurs prérogatives, même si c’est historiquement le cas. Elle est une transformation culturelle et non simplement une conquête professionnelle »3. Mais ce critère n’est pas le seul. En effet, selon cet auteur, pour que la médicalisation s’accomplisse jusqu’à son terme, il faut que la circoncision passe du statut de pratique thérapeutique au statut de norme sociale : donc qu’elle prenne, selon ses termes, « une dimension politique » -voire, même s’il n’emploie pas ce mot, de contrôle social (D. Fassin, dans P. Aiach, D. Delanoe (dir), 1998, 1- 13). Quoiqu’il en soit, cette analyse repose sur deux critères principaux : la formulation d’un problème comme « problème médical » et sa désignation comme cible de l’action publique (ce qui, en France, se traduit notamment par une prise en charge par le système de santé, comme condition de la généralisation d’une pratique de soins).

Or, l’importance de ces critères se trouve confirmée dans une autre contribution au même ouvrage collectif, signée par Patrice Pinell. Dans « Médicalisation et procès de civilisation », cet auteur propose de définir la médicalisation comme une extension du domaine de légitimité des pratiques médicales en Occident. Récusant les analyses « anachroniques » qui voient des intentions sanitaires à une époque qui en était dépourvue, cet auteur souligne que « c’est seulement dans le courant du XVIII e siècle que l’institutionnalisation de préoccupations permanentes pour la santé des populations devient une affaire d’État, en Allemagne d’abord, puis en France avec la création de la Société royale de Médecine » (en 1778). Il explique cette évolution à la fois par une attention croissante portée à la santé dans les milieux de cour monarchiques, et l’intérêt nouveau porté à la population (perçue désormais comme une force militaire et productive). L’État va alors chercher à étendre son autorité à la santé des populations, et à se substituer aux structures féodales. Or, la monarchie confie aux médecins le travail de collecte des données. Les réformes de la médecine vont être approfondies par la 1e République et le 1er Empire. C’est la condition des transformations du savoir analysées par Michel Foucault (1963), avec notamment la naissance de la clinique, et l’importance reconnue à l’hygiène. Au XIX e siècle, les ravages de l’épidémie de choléra changent le point de vue des médecins sur les déterminants des maladies collectives, la promiscuité dans laquelle vivent les pauvres devenant la première accusée, avec toutefois une opposition idéologique

3 D. Fassin, 1998c, Avant propos, dans P. Aïach et D. Delanoe (dir), L’ère de la médicalisation ; Ecce homo

entre ceux qui veulent contenir les classes dangereuses dans des zones délimitées et eux qui veulent intégrer les classes populaires par l’éducation, la civilisation des comportements et l’amélioration du mode de vie. Mais cette prise de conscience n’est pas relayée au plan politique. Il faut attendre la IIIe République (avec l’arrivée au pouvoir du parti radical socialiste), pour que l’école gratuite soit utilisée pour enseigner les nouvelles règles d’hygiène et l’entre-deux-guerres pour que soient mises en place des politiques publiques de lutte contre les grandes maladies. Pour le cancer, les campagnes pour le diagnostic précoce vont s’attacher à fournir au public les bases d’un savoir et savoir faire médical (par exemple pour les femmes, l’autopalpation des seins). L’auteur présente donc la figure du patient aujourd’hui comme celle d’un « auxiliaire médical » formé pour prendre part à sa propre surveillance, ce qui est par ailleurs conforme à la volonté politique de réduire les dépenses de santé, et conforme également à la valeur idéologique de la conscience de soi comme être autonome et responsable (P. Pinell, 1998, 37-51). Cette contribution insiste sur l’importance de l’action des pouvoirs publics (qui donnent en particulier, une caution politique à la construction d’un problème médical, et organisent la prise en charge, en collaboration avec la médecine). Mais on a aussi implicitement l’image d’une dynamique qui échappe en partie à la volonté des acteurs : ainsi, Patrice Pinell suggère que médecins et pouvoirs publics ne sont pas toujours d’accord (à propos des mesures à prendre pour réduire la promiscuité) et il souligne par ailleurs « les avatars » de la collaboration du patient avec les médecins (compliance médiocre, voire, revendications d’associations de participer au travail médical non seulement comme auxiliaire sans qualification mais aussi comme co-organisateur du traitement).

Didier Fassin et Patrice Pinell se rejoignent donc pour souligner l’importance de la collaboration entre médecins et pouvoirs publics mais aussi, pour suggérer que la médicalisation est un phénomène qui peut échapper aux médecins.

Cette interprétation s’écarte donc d’autres définitions de la médicalisation, axées spécifiquement sur ce corps professionnel (même si bien entendu, les questions se recoupent). Par exemple, dans une autre contribution au même livre, Pierre Aiach rappelle que la médicalisation est souvent décrite sous l’angle de la démographie et de l’économie, à travers d’une part, l’expansion du corps médical (l’augmentation des effectifs de médecins et des effectifs paramédicaux) ; d’autre part, l’utilisation par les individus des services de santé mis à leur disposition (P. Aiach, 1998, « Les voies de la médicalisation »). On trouve la définition « économique » dans l’article de P. Mormiche sur la consommation médicale, qui explique l’augmentation des dépenses médicales par un plus grand recours aux soins et par des soins plus coûteux (P. Mormiche, 1998, « La médicalisation des comportements vue selon les résultats des enquêtes « santé-soins médicaux ») De ce point de vue, on retient généralement comme indicateur de la « médicalisation» la tendance à l’augmentation des dépenses et à l’accroissement de l’encadrement médical. Cependant, Olivier Faure rappelle à ce propos que la démographie historique a apporté son lot de surprise : ainsi, l’encadrement médical recule entre le milieu et la fin du XIX e siècle, au moment même où Pasteur et Bernard mènent leurs recherches (un médecin pour 1750 habitants en moyenne en 1846 et 1 pour 2 500 en 1886). L’augmentation ensuite est continue mais assez lente (O. Faure, 1998, 55)4.

Parmi les différentes voies de la médicalisation, P. Aiach observe également l’extension du champ de compétence de la médecine : « de plus en plus de territoires du champ social prennent une coloration sanitaire ». Il cite G. Vigarello, qui a mis en évidence l’extension des maux pris en compte dans les magazines spécialisés de prévention, avec des conseils pour fortifier les ongles, éviter la douleur aux jambes, lutter contre le stress… (G. Vigarello, 1993).

4 En 2003, on atteint le chiffre de 3,3 médecins pour 1000 habitants selon les données OCDE soit 1 médecin pour 303 habitants en moyenne, avec toutefois de fortes disparités selon les régions françaises. Il faudrait toutefois faire place, dans cette évolution, à la volonté de réduction des dépenses et la baisse programmée des effectifs de médecins, à horizon 2020. J’y reviendrai plus loin à propos de « l’envers de la médicalisation ».

Pierre Aiach propose de lier cette évolution à la mise en place et au développement de l’État providence « qui a permis au plus grand nombre l’accès au savoir et à la sécurité sociale et donc, aux soins, contribuant largement à l’accroissement du nombre des médecins et de l’ensemble des professionnels de santé entrant dans le système de remboursement par les casses de la sécurité sociale » (P. Aiach, 1998b, 34).

En m’inspirant de ces analyses, je propose d’effectuer un choix, qui constitue un parti pris dans les enjeux actuels, mais qui me paraît cohérent avec les orientations de mon parcours de recherche et avec la manière dont je perçois, aujourd’hui, les enjeux de la thématique de la santé mentale. Ce choix consiste à aborder la médicalisation à partir des modalités de prise en charge d’une part ; de la manière de construire socialement (mais aussi politiquement, culturellement) un « problème de santé » (en particulier, un problème de « santé mentale ») d’autre part.

Dans le document Pépite | « Le précaire et le militant » (Page 185-187)

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