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LES REFERENCES DE LA SOCIOLOGIE AMERICAINE

VERS LA CONSTRUCTION DE L’OBJET : RÉFLEXIONS THÉORIQUES SUR LES « PROBLÈMES SOCIAUX »

C. LA SOCIOLOGIE DE LA MARGINALITÉ ET DE LA DEVIANCE :

1. LES REFERENCES DE LA SOCIOLOGIE AMERICAINE

L’École de Chicago, dans la tradition écologique28, construit l’image de populations marginales, au sens où elles sont reléguées dans des territoires interstitiels de la ville, où se concentrent à la fois la misère et les criminalités. Le contexte est celui de la ville de Chicago, aux Etats-Unis, au début du XXe siècle : les observations de terrain convergent vers l’idée d’une désorganisation du milieu social « naturel », liée à l’immigration massive dans la ville, avec la constitution de ghettos et des distances à la fois spatiales et sociales entre les différentes catégories de population. R. Park accorde une grande importance aux ségrégations urbaines, c’est-à-dire à l’action de mise à l’écart de populations (à travers la division sociale de l’espace). Les « quartiers » qui cumulent les problèmes sont des « enclaves » fortement typées du point de vue des origines, des cultures et des croyances. R. Park explique par ailleurs, comment dans la ville, tout peut devenir « métier », (avec des connaissances et des normes élaborées) et tout peut devenir « carrière » - y compris la marginalité. Dans The Gang, en 1927, F.M. Thrasher montre que le développement urbain crée des zones qui sont ensuite investies par les nouveaux arrivants, immigrés ou (et) issus de catégories défavorisées. Ces zones favorisent la constitution des bandes de jeunes délinquants. D’après cet auteur, la délinquance serait donc à la fois un processus de désorganisation sociale, et en même temps, un phénomène culturel (le « gang » incarnant une « sous-culture »). Dans « Le Hobo » (1923), Nels Anderson étudie les ouvriers nomades qui se déplaçaient de chantiers en chantiers, à l’époque des chemins de fer vers l’Ouest et de la « deuxième frontière ». Il distingue dans la vaste classe des sans-abri le hobo : les ouvriers nomades, sans travail fixe ni logis, mais qui est à la fois travailleur et mobile ; le vagabond, qui se déplace mais ne travaille pas ; le casanier, qui travaille mais n’est pas mobile ; et le clochard, sans travail ni mobilité. Il montre à la fois la misère et le rejet dont les hobos sont victimes. Les différentes polices, notamment celles des chemins de fer, usaient et abusaient de l’accusation de vagabondage pour traiter le hobo comme un délinquant ; il raconte la violence avec laquelle ils étaient chassés des trains de marchandises par les employés (alors que c’était leur moyen de voyager). Il essaie aussi de montrer que chez certains il y a quand même une culture et une autonomie.

Si Anderson reste assez « positif » (lui-même a été hobo) ce n’est pas le cas de la plupart des études de l’École de Chicago. L’idée dominante est que la pauvreté est un terrain propice aux marginalités et aux délinquances de toutes sortes, dans un contexte où le vagabondage est lui- même un délit.

Ce point de vue est repris mais aussi renouvelé par les continuateurs de l’École de Chicago, dans la même Université. Alors que les travaux de leurs prédécesseurs présentaient plutôt l'individu comme un être passif, censé se conformer à des normes en vigueur, « l'interactionnisme symbolique » se développe à la fin des années 1940 en réaction contre ce postulat. Pour les sociologues de ce courant, la déviance se définit par rapport aux normes, mais les normes sociales ne sont pas données une fois pour toutes. D’ailleurs il n'y a pas de faits en soi, extérieurs aux individus. Les définitions sociales résultent d'un processus de désignation ou d'«étiquetage» qui se réalise à travers les interactions des acteurs. L’interactionnisme symbolique introduit ainsi deux apports fondamentaux, qui ont profondément influé sur mes travaux : d’une part, ce courant développe l’idée que le « problème » ne vient pas seulement de la population « déviante », mais de la relation sociale

28 Je m’appuie notamment ici sur les textes réunis par Y. Grafmeyer, I. Joseph, (dir) dans L’École de Chicago, 1979, en particulier les articles de R.E. Park, « La ville, propositions de recherche sur le comportement humain en milieu urbain », « La ville comme laboratoire social », « La communauté urbaine, un ordre morale et un ordre spatial » (1925), ainsi que sur les ouvrages de F.M. Thrasher , 1927, The Gang et de N. Anderson, 1993 (1923),

(ou dans cette approche, l’interaction) qu’elle entretient avec d’autres. D’autre part, la déviance est présentée comme une construction sociale (élaborée précisément à travers les interactions). Ainsi, dans Outsiders (1963), H. S. Becker constate que les recherches ne mettent généralement pas en question l’étiquette de « déviant » attribuée à un individu. Or, il refuse de s’intéresser seulement à la question du passage à l’acte, qui constituerait la « transgression aux normes ». « Les normes sociales définissent des situations et des modes de comportement appropriés à celles-ci » (p 25). le jugement sur ce qui est déviant est donc une partie décisive de la déviance. La déviance n’est pas seulement du côté des individus qui ont tel ou tel comportement, elle est aussi du côté de ceux qui disqualifient publiquement un comportement, et lui mettent l’étiquette « déviant ». Pour Becker, la déviance est une catégorie construite au cours des activités d'un ensemble d'agents : ceux qui sont en fin de compte qualifiés de « déviants », mais aussi ceux qui élaborent et font respecter les normes (juridiques ou sociales), qu’il appelle les «entrepreneurs de morale». La déviance émerge dans les interactions entre ces individus et ces groupes.

Le schéma théorique développé par H.S. Becker n’est pas limité a priori à une catégorie particulière de « problèmes sociaux ». Mais H.S. Becker lui-même étudie des populations comme les fumeurs de marijuana, les musiciens qui travaillent la nuit par exemple... c’est-à- dire des populations fort éloignées a priori des « usagers » de l’intervention sociale. J’ai donc combiné ses apports avec ceux d’un autre auteur important, qui s’inspire de l’interactionnisme symbolique, en développant toutefois une approche un peu « atypique », E. Goffman.

E. Goffman a produit des travaux directement sur les populations « à problèmes » que j’ai étudiées dans mon parcours de recherche. Dans Asiles (1961), il montre que l'institution «totale » que constitue l'asile réalise un système d'interactions spécifiques qui contribue à produire le « label - malade mental». Selon cet auteur, toute interaction met en œuvre un jeu dramatique, une représentation durant laquelle l'acteur développe un ou des rôles devant un public. Dans Stigmates (1963), E. Goffman rappelle que le mot « stigmate » était employé pour désigner les marques corporelles destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel ou de détestable la personne ainsi signalée. Les marques gravées au couteau ou au fer rouge disaient que l’individu était frappé d’infamie et qu’il fallait l’éviter. L’auteur applique ce mot à tous les caractères que j’attribue à un inconnu, qui le rendent différent des autres et diminué à mes yeux. Le stigmate est « un attribut qui jette un discrédit profond ». Fidèle aux principes de l’interactionnisme, E. Goffman précise que l’attribut ne porte par lui-même aucun discrédit, « en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler ». Dans cette logique, il étudie aussi les stratégies déployées par ces déviants pour négocier leur statut. Toutefois, la notion d’attribut introduit de fait, un glissement dans la signification de la « norme ». Dans l’analyse classique de la déviance, la norme est une manière de faire, un comportement. Et cette manière de faire est, au moins en partie, intentionnelle (ainsi, H.S. Becker cherche à la personne à des raisons d’agir comme elle le fait, elle apprend à fumer au sein d’un groupe, y trouve du plaisir –et c’est un autre processus d’interactions entre des groupes inégaux qui associe à cette manière de faire, un ensemble de sanctions). L’analyse d’ E. Goffman est différente. Pour présenter les attributs importants qui, presque partout dans notre société, jettent le discrédit, il distingue trois types de stigmates :1) les monstruosités du corps ; 2) les stigmates tribaux que sont la race, la nationalité et la religion, 3) les tares du caractère, dont on suppose l’existence chez un individu parce sait ce qu’il est ou a été. Pour ce dernier type de stigmate, il cite les drogués, les alcooliques mais aussi les chômeurs, les suicidaires. L’attribut est donc, à travers ces exemples, une manière d’être ou de penser. S’il peut, dans le cas des « tares de caractère », être associé à une manière de faire, un comportement (boire, ou se droguer), cette condition n’est nullement nécessaire (dans le cas des monstruosités du corps notamment). Selon cet auteur, l’attribut peut donc être aussi « quelque chose » que l’individu a en plus, ou en moins. Le stigmate vient sanctionner de

manière large, n’importe quelle « différence fâcheuse avec ce à quoi nous nous attendions ». Dans tous les cas, un « attribut » s’impose à l’attention, amène à penser que la personne n’est pas tout à fait normale, donc nous pratiquons à son égard des discriminations. E. Goffman suggère lui-même une application de son analyse aux marginaux et aux pauvres en distinguant quatre types de déviants : les « intégrés » (comme l'idiot du village) ; les déviants sociaux (qui forment une « sous communauté » déviante) ; les « minoritaires » (des minorités ethniques et raciales) ; et les « sous-prolétaires», membres des classes inférieures. Dans cette analyse, les « déviants sociaux » sont « un type particulier, un parmi d’autres, de dévieurs » - pour lequel Goffman cite comme exemples, les prostituées, les drogués, les délinquants, les criminels, les musiciens de jazz… les clochards, les poivrots, les gens du spectacle… les pauvres sans remords » 29.

2. L’APPLICATION DU PARADIGME INTERACTIONNISTE AUX POPULATIONS

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