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III. Les perspectives d’analyse de la coopération médiatisée

III.5. Les questions vives dans le champ : analyser pour

Deux questions majeures sont posées dans le champ : l'une est relative aux cadres et aux méthodes d'analyse de la coopération naturelle ; la seconde concerne la conception de systèmes informatiques assistant le travail coopératif. Avant d'examiner ces deux questions, il est utile de synthétiser les principaux éléments qui ont été identifiés jusque là.

La littérature consacrée au CSCW établit plusieurs constats qui pointent le caractère socialement situé des pratiques de coopération, la complexité des activités coopératives due à l’interdépendance fonctionnelle entre les acteurs, le

rôle de médiation de l’activité joué par les artefacts, quelle que soit l’approche théorique retenue.

Dans un souci de comprendre les pratiques naturelles de coopération, sans restreindre le champ d’intérêt à des configurations particulières de travail coopératif, les auteurs s’accordent sur une définition relativement large du travail coopératif (Schmidt et Bannon, 1992) : il est constitué d’individus en grand nombre tout comme en nombre restreint, il s’agit de formations transitoires qui émergent pour répondre aux contraintes de la situation. Les individus ne sont pas définitivement inscrits dans les activités coopératives qu’ils conduisent. Les modalités d’interaction et de coordination évoluent de façon dynamique selon les exigences de la situation. Le travail coopératif est distribué dans le temps, dans l’espace et en terme de réalisation des tâches : les acteurs sont semi autonomes et mutuellement dépendants tant dans leurs activités que dans leurs productions respectives.

L’interdépendance des productions et des activités rend nécessaire l’articulation des activités. Différents niveaux d’interdépendance sont identifiés, ils donnent lieu à des modes d’articulation différenciés : d’une articulation réalisée par les modes “intuitifs” dans les circonstances tels les regards et l’aménagement d’une visibilité réciproque, “mutual awareness”, la complexité de l’interdépendance peut rendre nécessaire l’articulation des activités individuelles au travers de mécanismes de coordination spécifiques, qui seront inscrits dans les artefacts partagés (Schmidt et Simone, 1996). Les artefacts sont ainsi porteurs de la coordination, et donnent lieu à différentes formes de communication et d’action sur le monde (Robinson, 1991, 1993).

La conception de systèmes informatiques assistant le travail coopératif doit, dans ce cadre, respecter la fluidité des pratiques de coopération naturelle, prendre en compte l’aspect contingent de toute activité en aménageant des marges de manœuvre aux acteurs engagés dans la réalisation de tâches. Cette proposition traduit l’objectif d’une sous-spécification des environnements de travail coopératifs qui doivent assister la complexité de l’articulation des activités individuelles, par une matérialisation objective de ce que Schmidt (op.cit) dénomme des “protocoles de coordination”.

Deux questions apparaissent centrales.

• D’une part, il s’agit de mettre au point des cadres théoriques et des outils méthodologiques, permettant de conduire des études naturalistes de la coopération, en considérant :

- L’action des individus en situation. Il s’agit d’une action intentionnelle, c’est-à-dire motivée par un besoin, qui est transformé en un objet, pour les approches se réclamant des théories de l’activité, cependant que pour les partisans de l’action située, l’action est contingente, réalisée dans et par les circonstances “ici et maintenant” ;

- Le rôle fondamental de médiation par les artefacts des activités individuelles et collectives : il s’agit d’examiner les processus de coordination entre les individus, et entre les individus et les différents artefacts dans la réalisation de tâches. Nous avons pu voir que pour certains auteurs, les représentations sont partagées entre les individus et les structures externes de représentation, et c’est la totalité du système “individus - artefacts” qui est l’unité d’analyse (cognition distribuée). Pour d’autres, en revanche, l’unité d’analyse privilégiée est de l’activité humaine (théories de l’activité) ;

- La mise au jour de formes stables des pratiques humaines d’une part, et des propriétés des artefacts en usage qui vont persister par delà la variabilité des situations, comme un objectif d’analyse. Les approches de la cognition distribuée et des théories de l’activité tendent vers cet objectif, l’action située, en revanche, semble plus difficilement pouvoir rendre compte des éléments invariants des situations, des conduites et des usages des artefacts ;

- L’importance des facteurs culturels et sociaux qui constituent les conditions d’action dans les situations de travail au quotidien : cela regroupe les configurations organisationnelles autant que les conventions et des pratiques sociales qui sont établies par les acteurs. L’intérêt est porté sur l’effet de ces caractéristiques des situations, sur l’activité des personnes, l’appropriation des outils CSCW (par exemple, les travaux d’Orlikowski, 1992, et de Rogers, 1997). Sur ce dernier point, nous noterons que les auteurs expriment des éléments culturels relatifs à une “ culture du partage” qui est nécessaire pour un usage effectif d’un outil de coopération. Nous souscrivons à cette exigence, et pensons toutefois, que bien que nécessaire cette culture du partage n'est pas suffisante. En effet, il peut exister une culture du partage entre des opérateurs qui ne sont pas en position de compétitivité et échangent volontiers leurs connaissances et leurs savoir-faire, et pour autant l’usage d’un outil coopératif peut être problématique. De notre point de vue, les raisons explicatives sont à rechercher dans les transformations de la tâche, et donc des activités et des productions individuelles, qui sont engendrées par l’usage de l’outil, ou peuvent être transformées, voire rompues, par les exigences de la coopération médiatisée. Nous aurons l’occasion d’aborder cette question dans notre étude de terrain.

• La seconde question centrale qui est abordée en CSCW est celle de la conception de systèmes informatiques assistant effectivement le travail coopératif. L’objectif d’analyser pour concevoir, traduit le mouvement qui anime ce champ, consistant en une connaissance fine des pratiques naturelles de coopération dans une grande variété d’activités professionnelles, pour ensuite élaborer des exigences qui seront le socle des méthodologies de conception de systèmes assistant le travail coopératif.

Cette orientation vers la conception établit des contacts avec d’autres champs de recherche, notamment avec le domaine de l’interaction homme - ordinateur

(“Human Computer Interaction”). Cette rencontre est à l’origine d’interrogations, voire de changement de paradigme, introduit par l’objectif de concevoir des systèmes informatiques pour des groupes et non pour des individus, qui seront utilisés dans une grande variété de situations professionnelles.

De nombreux auteurs soulignent les difficultés rencontrées par le “human computer interaction “,"HCI", à produire des guides de conception adaptés aux problèmes soulevés par le travail coopératif assisté par ordinateur (CSCW) (Bannon, 1991).

Quels sont les principaux reproches qui sont adressés ?

Plutôt que de reproches, il est plus juste de parler d’un débat qui a vu le jour à la fin des années 80, remettant en cause l’utilisation de la psychologie du traitement de l’information, comme paradigme dominant dans le champ de l’interaction homme-ordinateur (Kuutti, 1996). Le paradigme du traitement de l’information est jugé trop restrictif pour approcher la question de la conception de systèmes de travail coopératif. Il donne lieu à la définition de tâches en termes de procédures qui sont censées être mises en œuvre et peu d’attention est accordée aux savoirs que les utilisateurs mobilisent effectivement. L’utilisateur est envisagé à partir de ses caractéristiques a priori (en terme d’expert ou de novice), et non pas dans le rapport avec la situation et l’activité qui est réalisée (Bannon et Bodker, 1991).

Quelles sont les propositions ?

Liam Bannon (1991) dans un article au titre évocateur -“from human factors to human actors : the role of psychology and human computer interaction studies in system design”- trace les principaux changements en cours dans le domaine des HCI.

Le premier a trait à la définition de l’utilisateur : “the human is often reduced to being another system component with certain characteristics, such as limited attention span, faulty memory ect” (p. 27).

L’appellation d’acteur humain remplaçant celle de facteur humain, illustre la définition de l’individu utilisateur, non réductible à un ensemble de mécanismes de traitement de l’information. Il s’agit au contraire d’un sujet agissant en situation, à même de réguler son activité, de développer des usages de l’artefact en relation avec les buts qu’il se donne, dans la tâche telle qu’il la (re)définit11.

Par ailleurs, dans une perspective de conception de systèmes informatiques de travail coopératif, il est nécessaire de prêter attention aux processus de coordination des activités de plusieurs individus, présents dans toute situation de

11La notion de tâche redéfinie, correspond à l’interprétation de l’opérateur de la tâche en fonction des moyens dont il dispose et des contraintes qu’il se fixe (Rabardel et Al., 1998). Leplat (1997) identifie deux sources de redéfinition de la tâche prescrite : l'une est centrée la tâche prescrite elle même qui se trouve opérationnalisée en fonction des conditions présents ; la seconde est relative à la prise en compte des finalités propres de l'opérateur. Comprendre la tâche redéfinie et l'activité nécessite d'envisager le couplage entre la tâche et l'agent, qui sont en relation de co-détermination.

travail. Cela implique de considérer non pas la dyade homme-ordinateur, mais le niveau du collectif d’individus utilisant des dispositifs informatiques dans la réalisation de “tâches coopératives”.

Les sujets/utilisateurs, ne doivent plus être envisagés comme des sujets naï fs, convoqués pour tester une interface dans la réalisation d’une tâche, mais comme des utilisateurs auxquels sont destinés ces systèmes. En effet, les véritables utilisateurs de ces systèmes sont des opérateurs engagés dans des tâches professionnelles, l’usage du système informatique pouvant fort bien être réservé à l’une d’entre elles, ou encore être articulé à l'usage d’autres artefacts.

L’approche en matière de conception que prône Bannon, considère les utilisateurs comme compétents a priori. L’auteur a recours, du reste, de façon similaire aux notions d’utilisateur et d’opérateur : “the system design team should start out with the understanding that workers/users are comptetent practicionners, people with work tasks and relationships which need to be taken into account in the design of systems, and with whom they must collaborate in order to develop an appropriated computer system” (p. 29).

On voit se profiler ici une de ses propositions majeures, qui pense la conception en tant que processus et non comme produit : il s’agit d’un processus fait d’itérations, et non pas d’un ensemble d’exigences préétablies sans recours aux utilisateurs. Dans ce processus, les utilisateurs doivent être envisagés non pas en tant qu’objet d’étude, mais en tant que partenaires actifs du processus de conception : on passe ainsi d’une position qualifiée de “user centered design" à celle de “user involved design” qui permet à la fois une plus grande démocratie dans les organisations, et l’assurance d’une meilleure adéquation aux besoins des utilisateurs. Les travaux du courant de recherche appelé “le participatory design” témoignent du développement de ce type d’approche en matière de conception (Bodker et Gronbaek, 1996).

Par ailleurs, et c’est une des conséquences du changement radical de point de vue en la matière, les recherches doivent sortir des cadres contrôlés de l’expérimentation de laboratoire pour prendre en considération les éléments contextuels qui constituent toute activité (future) d’usage, au risque de produire des résultats de valeur moindre, au regard de la réalité que ces travaux sont censés décrire et/ou prédire.

Le cœur des problèmes soulevés par le CSCW est de comprendre la coopération humaine pour concevoir des systèmes informatiques d'aide au travail coopératif qui soient effectivement utilisés par les acteurs concernés (“useful systems” plutôt que “usable systems”).

La question qui transparaît est celle des rapports entre l’usage et la conception. Il s’agit, de notre point de vue, d’une question importante, qui est inscrite dans un mouvement qui pense la conception et l’usage en tant que processus itératif, associant différents partenaires que sont les utilisateurs et les concepteurs (Bannon, 1991, Bodker et Gronbaek, 1996).

On peut envisager l’analyse du rapport entre conception et usage, dans les termes d’une “conception dans l’usage”, fondée sur l’analyse du processus d’appropriation par les utilisateurs des artefacts, qui se trouvent dotés de nouvelles fonctions, et institués en tant que moyens de réalisation de tâches. Ils sont des instruments de leur activité.

C’est la proposition de Rabardel (1995), dans laquelle les artefacts sont considérés en référence à l’activité humaine, ils sont le fruit d’une conception dans l’usage. Ce travail s’inscrit dans la perspective instrumentale développée par l’auteur, que nous présentons ci-après.

IV. Analyser la constitution et la réutilisation d’instruments :