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IV. Analyser la constitution et la réutilisation d’instruments : problématique de

IV.1. Le cadre théorique des Activités avec Instruments

La perspective anthropocentrée de Rabardel (1995) est une théorie psychologique des activités avec instruments intéressée par l’impact des instruments sur le fonctionnement et le développement cognitif. Plus particulièrement, les propositions théoriques de l’auteur examinent les conditions et les mécanismes par lesquels les instruments, qui sont élaborés par les sujets en situation, influent sur l’activité cognitive.

Dans une perspective de conception, la thèse défendue pose que c’est dans la mise en œuvre de systèmes techniques que les potentialités d’usage se révèlent, pouvant conduire à une redéfinition du système initial. Les utilisateurs sont partie prenante du processus de conception, ils attribuent des fonctions au système technique, le dotent de propriétés nouvelles qui peuvent être inscrites dans l’artefact. Ce mouvement de pensée converge avec les propositions théoriques examinées auparavant (Bannon 1991, Bannon et Bodker, 1991, Bodker et Gronbaek, 1996).

Le fait que la conception se poursuive dans l’usage, signifie que le sujet attribue des fonctions à l’artefact, dans la réalisation de tâches en situation naturelle, de travail, de formation et de la vie quotidienne. Ce faisant, il l’institue comme un instrument de son activité et lui donne le statut de moyen pour atteindre les buts de son action.

Dans cette approche, l’instrument est pensé comme une entité intermédiaire, entre le sujet et l’objet de son action. L’instrument est composé d’un artefact (ou d’une fraction d’artefact) et de(s) schèmes d’action et d’utilisation qui lui sont associés dans l’usage :

- L’artefact correspond à “toute chose ayant subi une transformation d’origine humaine et susceptible de s’inscrire dans des activités finalisées “ (p.72). Il est matériel ou symbolique, et produit par le sujet ou par d’autres sujets ;

- Les schèmes sont des organisateurs de l’action, qui correspondent aux aspects stables des situations à partir desquels ils s’élaborent.

Les schèmes d'utilisation comprennent, au plan individuel :

- les schèmes d'usage qui sont relatifs aux tâches secondes, c'est-à-dire à la gestion des caractéristiques des propriétés de l'artefact ;

- les schèmes d'action instrumentée qui sont relatifs aux tâches principales et concernent l'objet de l'activité qui est transformé par l'entremise de l'artefact ; Au plan du collectif :

- les schèmes d'activité collective instrumentée qui portent sur la spécification du type d'action et d'activité, la spécification du résultat attendu, ainsi que sur la coordination des activités individuelles et l'intégration de leur résultats dans l'atteinte d'un but commun.

Les schèmes sont élaborés et/ou réappropriés par le sujet, c’est-à-dire qu’ils peuvent faire l’objet d’une capitalisation et d’une transmission entre les individus, et dans les groupes.

Le point important est que l’instrument n’existe pas sans avoir été confronté à l’usage. Par un double processus, il est à la fois un moyen d’action sur l’environnement et un moyen de compréhension du réel. L’instrument s’inscrit au sein de l’activité, il médiatise le rapport du sujet au monde, et ce par trois voies : - La médiation épistémique : l’instrument est un moyen de connaissance de l’objet ;

- La médiation pragmatique : l’instrument est un moyen pour l’action de transformation de l’objet ;

- La médiation heuristique : l’instrument est un moyen de contrôle et de régulation de l’activité propre.

Ainsi, l’instrument est une composante insérée fonctionnellement dans l’activité, il résulte de la constitution stabilisée de deux invariants, schématiques et artefactuels, qui sont associés de façon solidaire en tant que moyen potentiel d’action. Les deux composantes de l’instrument - schème et artefact - associées sont en même temps indépendantes : un même schème peut s’appliquer à différents artefacts dans différentes situations d’usage, un même artefact peut s’insérer dans différents schèmes.

L’élaboration instrumentale d’un artefact provoque une réorganisation et une recomposition de l’activité, dans deux directions : au travers d’un ensemble de contraintes qu’il impose qui vont conditionner l’action du/des sujet(s), ainsi qu’au travers des possibilités d’action qu’il offre au(x) sujet(s).

Trois types de contraintes sont distinguées (Rabardel, 1997) :

- Les contraintes de modalité d’existence, relatives aux caractéristiques de structure et de fonctionnement des objets qui sont traités ;

- Les contraintes de finalisation, liées à la spécificité de l’artefact et au champ de transformations qu’il permet ;

- Les contraintes de structuration de l’action qui ont été anticipées lors de la conception et inscrites dans l’artefact.

Les possibilités d’action peuvent aller dans le sens d’un élargissement des actions possibles, mais aussi se traduire par la réduction des actions réalisables. La constitution d’un instrument à partir de l’usage d’un artefact est envisagée dans une perspective développementale qui cherche à saisir le processus de sa genèse. La genèse instrumentale s’actualise dans deux directions, distinctes et solidaires, qui renvoient aux deux pôles de l’entité instrumentale :

- En direction de l’artefact : il s’agit du processus d’instrumentalisation par lequel le sujet transforme l’artefact du point de vue de sa structure par l’ajout de composants, l’élimination d’autres ; et du point de vue ses fonctions ;

- En direction du sujet : il s’agit du processus d’instrumentation dans lequel le sujet élabore, transforme et combine des schèmes à des artefacts nouveaux.

L’instrumentation et l’instrumentalisation sont deux processus corrélatifs qui résultent de l’activité du sujet qui est orientée vers la composante artefact de l’instrument (et sa transformation), et vers le sujet lui-même, par l’élaboration, la transformation et la combinaison de schèmes.

Ces deux formes d’orientation différentes, peuvent suivre des voies de développement proches ou différenciés, l’une pouvant dominer l’autre et même être mise en œuvre isolément.

L’activité instrumentée n’est pas uniquement individuelle, elle peut être le fruit d’élaborations collectives. Ainsi que le note l’auteur, “l’évolution des technologies contemporaines conduit à faire apparaître un quatrième pôle pour rendre compte des situations nouvelles à l’apparition des logiciels destinés au travail coopératif” (p.77). Le modèle tripolaire - sujet, instrument, objet - devient un modèle quadripolaire comprenant le sujet, les autres sujets, l’instrument, l’objet .

L’enrichissement des propositions théoriques est le fruit de travaux menés dans la perspective instrumentale. Les travaux de Béguin (1994), sur lequel nous reviendrons dans le chapitre III, mettent en évidence une fonctionnalité des instruments (tablette à digitaliser et documents papiers) produits par le collectif de dessinateurs observés. Ils remplissent une fonction de médiation collaborative : “en permettant que soient garanties les conditions et les moyens de l’activité propre, elle rend possible un rapport à l’objet commun et, ce faisant, permet de réaliser une potentialité collective avec les autres avec qui on travaille” (op.cit., p. 182).

Cette modélisation quadripolaire prenant en compte le collectif, est composée de quatre pôles - sujet, autre(s) sujet(s), instrument, objet - entre lesquels une multiplicité d'interactions existent.

Elle permet de mettre au jour les caractéristiques principales des activités avec instruments, c’est-à-dire l’identification, dans la dynamique de l’activité, des multiples objets de l’activité et instruments qui sont utilisés.

Le déroulement d’une activité donne lieu à la formulation de buts différenciés, conduisant les sujets à élaborer des instruments au service de ces buts. Ainsi, ce qui est objet de l’activité à un moment peut devenir instrument au service de l’activité, à un autre moment. De plus, il est possible d’identifier l’apparition d’éléments inattendus qui auront le statut d’instrument, au service de l’activité à un moment donné, et de rendre compte ainsi, du processus de genèse instrumentale.

Le schéma n°2 présente le modèle des Situations d’Activités Collectives Instrumentées : interaction mediatisée sujet-sujet sujet Instrument autre sujet objet Interaction médiatisée sujet- objet interaction médiatisée sujet- objet Interaction médiatisée sujet-objet Interaction directe sujet-sujet Interaction directe autre sujet-objet Interaction directe sujet-objet

Schéma n°2 : Le modèle des Situations d’Activités Collectives Instrumentées "SACI" d'après Rabardel (1995)

Le pôle sujet correspond à l’utilisateur, l’opérateur, l’agent.

Le pôle instrument correspond à la machine, l’ustensile, le produit, ou le logiciel. Le pôle objet spécifie ce vers quoi l’action ou les actions sont dirigées : ce peut être une matière réelle ou symbolique, c’est-à-dire l'objet de l’activité, du travail ou un autre sujet.

Le pôle autre(s) sujet(s) définit le ou les partenaires qui sont associés afin de réaliser collectivement un travail. Cette association peut être proche ou éloigné, et synchrone ou asynchrone.

Les interactions entre les différents pôles sont de deux types : des interactions directes entre le sujet et l’objet, le sujet et l’instrument, le sujet et le(s) autre(s) sujet(s), elles permettent la connaissance des propriétés des objets, des instruments (médiation épistémique), ainsi que l’échange et la confrontation des points de vue des sujets engagés dans la réalisation commune d’un produit ou d’un service ; des interactions médiatisées par l’instrument qui servent une fonction différente, accomplissant “une analyse pratique et une généralisation des propriétés des objets sur lesquels on agit avec l’instrument selon des critères objectivés dans l’instrument lui même” (Rabardel, 1995 p. 82).

Nous allons à présent envisager les questions de recherche qui ont guidé ce travail. Elles s’inscrivent dans le cadre théorique que nous venons de présenter. Elles sont élaborées à partir de la littérature et d’une première expérience de terrain.