• Aucun résultat trouvé

De l’organisation de l’action individuelle à la réalisation de l’action

Chapitre III : De l'artefact dédié au travail coopératif à l'usage et

III. Les instruments élaborés par les experts

III.4. De l’organisation de l’action individuelle à la réalisation de l’action

Les données recueillies témoignent d’une quasi-absence d’usage des bases individuelles par le collectif. L’interdépendance entre les productions et les activités distribuées qui est prescrite par l’artefact n’est pas réalisée et l’action collective ne se développe pas autour de l’artefact.

Nous avons noté que cette interdépendance engendrait une définition structurelle du collectif des experts qui était absente jusqu’alors. En effet, les experts se sollicitent mutuellement dans le cours de leurs activités respectives, échangent des informations, des questions : il s’agit de collectifs de travail qui visent à répondre aux contraintes de la situation “ici et maintenant”, et qui ont pour caractéristiques principales d’être transitoires, de composition variable, sans cesse renouvelée, en fonction des exigences contextuelles : à titre d’exemple, il n’est pas rare que l’expert chargé de la hot line, sollicite “à la cantonade” ses collègues en cas de besoin. De façon similaire, les réponses de redirection qui consistent à transmettre à un autre expert “plus spécialiste” la question illustrent également cette répartition auto régulée des tâches au sein du collectif. Nous avions noté qu’elle repose sur une compétence de l’expert à identifier dans le collectif l’interlocuteur qui saura répondre au problème qui lui est posé : c’est-à-dire qu’il a une connaissance du champ de compétences du collectif, ainsi qu’une connaissance de l’expert dans le collectif qui est compétent.

Nous parlerons, dans ces cas-là, d’arrangements collectifs de la charge de travail qui s’actualisent au travers de mécanismes de coordination en situation - pour reprendre les termes de Schmidt (1994) - , tels les regards, les interpellations à la cantonade etc.…

Nous réserverons le terme d’interdépendance pour désigner l’existence d’une tâche commune au collectif21, au sein de laquelle chaque acteur élabore des buts singuliers ; les contributions de chacun étant dirigées vers l’atteinte d’un but commun. Il s’agit des définitions de la coopération présentes dans la littérature

21Définie de façon explicite ou bien, comme c’est le cas dans la situation que nous analysons, implicitement attribuée au collectif des experts.

(Schmidt, 1991, Rogalski, 1994), auxquelles nous souscrivons, eu égard à une particularité que porte la situation professionnelle que nous examinons. La tâche fait l’objet d’une faible prescription - réalisation de l’assistance hot line et constitution de la base commune -, comparativement à d’autres situations, qui de façon similaire, donnent lieu à des activités collectives (l’ingénierie industrielle examinée par Béguin, la gestion d’incendies de forêts analysée par Rogalski). La constitution d’une base commune, défini structurellement le collectif, et ce de façon non transitoire. Cette interdépendance est manifeste à trois niveaux des activités requises :

- Au niveau de la conception des contenus à intégrer ;

- Au niveau de l’enrichissement de ces contenus au fil de l’activité ; - Au niveau de la consultation des contenus de la base.

La réalisation de l’action collective aux différents niveaux des activités distribuées correspond à un degré de complexité sans commune mesure avec les arrangements collectifs de la charge de travail, qui sont transverses à de nombreuses situations de travail.

Les analyses conjointes de l’enrichissement de la base par le collectif et des bases produites individuellement rendent compte de la complexité de l’interdépendance entre les experts d’une part, et de l’existence de processus croisés de genèse instrumentale qui se nourrissent mutuellement tout en conservant leur propre indépendance.

La situation d’usage problématique, éclairée par l’analyse des bases produites par les deux experts concernés, nous a conduit à avancer une explication des divergences entre les deux experts en terme de conflit de critères de conception qui regardent l’usage, que nous aimerions développer maintenant.

L’opposition entre les deux points de vue, exprimés avec vigueur par les deux experts relève d’un conflit de critères de conception divergents, dont nous allons voir qu’il est manifeste au niveau inter-individuel, mais aussi au niveau intra-individuel.

Au niveau inter-individuel, le conflit entre les experts porte sur l’usage futur de la base, qui pour l’un est tourné vers l’aide à l’activité de réception et de traitement des questions (expert 1), et pour l’autre est orienté vers l’aide aux traitements statistiques (expert 2).

L’existence d’une “mixité de critères” dans la base de l’expert 2, indique qu’au niveau intra-individuel, ce conflit de critère est présent aussi. La coexistence de différents critères d’organisation des informations sont la trace du processus “chaotique” d’élaboration de l’instrument.

L’ajout de couches supplémentaires de structuration des informations visent à rendre la recherche d’information plus aisée, dans la base qui est constituée à partir d’un critère externe à tout usage. Ces nouvelles couches, matérialisées par l’index et le plan général, correspondent à l’apparition progressive d’un nouveau critère de conception centré sur l’usage futur par les experts dans le cadre de leur activité, et non l’usage futur par d’autres personnes réalisant des opérations de

quantification des données. L’élaboration de ce critère témoigne d’une proximité entre les experts, qui se rejoignent sur le principe d’organiser les informations dans le but de pouvoir trouver - rapidement et effectivement - les éléments souhaités, de la même façon qu’ils partagent un même invariant structurel dans leur activité de dialogue téléphonique : la question a la forme d’un problème et dès lors, la réponse est possible (P—rep) ; un problème est constitué d’un “domaine de problème” et d’un “problème particulier” attaché à ce domaine de problème général.

Par ailleurs, on peut identifier un autre point de convergence entre les deux experts, qui a trait à la profondeur de l’arborescence. Tout comme l’expert 1 qui a décidé de minimiser les empilements d’informations, l’expert 2 exprime les difficultés dans lesquelles il se trouve, “à un moment donné ça devient difficile de trouver ce qu’on veut”. Pour pallier à la caractéristique d’emboîtement important de niveaux dans sa base, l’index et le plan ont pour fonction de donner à voir, à un niveau moindre de profondeur ce qui est contenu dans les niveaux plus profonds de spécification.

En terme de résultat, un niveau supplémentaire est crée. En terme de processus, on peut voir que ce niveau répond à une exigence de gestion de l’empilement trop important des informations, qui a pour conséquence majeure de rendre difficile l’accès aux informations recherchées.

Il est à noter que ces points de divergence et de convergence ne sont pas “publiquement débattus” en situation. Les difficultés de mise en commun des bases individuelles donnent lieu à des conflits entre les experts, mais ne font pas l’objet de tentatives de résolution par l’ensemble des acteurs concernés. Les experts figurent au premier plan, mais il est nécessaire de penser également aux membres de l’encadrement et du service informatique et au rôle qu’ils peuvent jouer dans la constitution collective de la base. La gestion de l’interdépendance ne peut être réalisée uniquement par l’intégration des productions individuelles dans l’artefact commun, ceci en l’absence de toute coordination. Les travaux de Béguin (1994), Rabardel, Rogalski et Béguin (1996) en sont une bonne illustration.

En tout état de cause, il apparaît que, derrière les conflits qui sont vigoureux et qui risquent de se solder par la rupture de toute forme de coopération, les experts tout en poursuivant des cheminements singuliers, parviennent à des points de convergence qui gagneraient à être confrontés, tout comme les points de divergence font l’objet de confrontations, parfois violentes.

Le point qui nous apparaît important, par ailleurs, est celui de la temporalité dans laquelle les élaborations instrumentales sont inscrites. L’expert 2 après un temps donné de conception, est parvenu à la création d’un index, qui répond à des exigences de réutilisation par cette communauté ainsi que nous l’avons vu.

L’expert 1 avait été confronté aux mêmes types de problèmes, pour lesquels il a élaboré des solutions différentes, une année auparavant.

Ainsi, dans la situation, les processus de conception ne se croisent pas, chacun s’engage dans la constitution d’une base à des moments différents. Les “rencontres” s’effectuent dans la réutilisation, révélant à ce moment des problèmes de conception. Il en résulte des heurts et des incompréhensions du fait 1) de la complexité de l’interdépendance créée par la constitution d’une base d’information partagée, et 2) de la présence de processus de conception qui sont non seulement singuliers, mais aussi et surtout, inscrits dans des temporalités elles aussi singulières.

Enfin, on peut penser qu’une méconnaissance de l’activité réelle des experts d’une part, et de la tâche requise par l’introduction de cet artefact d’autre part, est à l’œuvre dans cette entreprise. En effet, que penser d’une position explicite qui pense cet outil en terme d’une mise à disposition et d’une observation des usages, sans autre forme d’accompagnement que l’assistance technique ?

Nous avons jusque-là examiné l’activité de conception du point de vue de ses relations avec les formes organisatrices de l’action, dans la situation de réception et de traitement des questions. Nous avons pu mesurer dans les dernières considérations émises, la nature et la complexité de l’interdépendance qui lie les experts lors de la constitution de la base commune. Nous avons avancé certaines explications des divergences qui opposent les experts, puis avons identifié les points de convergence qui pouvaient être identifiés au travers de leurs productions respectives.

Nous nous sommes appuyés pour ce faire sur les analyses conjointes des formes organisées de l’action dans l’activité d'assistance téléphonique, et des formes d’organisation des connaissances des bases produites individuellement.

Nous allons maintenant nous intéresser aux caractéristiques structurelles et fonctionnelles des instruments des experts dans le but d'identifier leurs spécificités respectives. Nous cherchons à identifier certaines caractéristiques de structure qqui peuvent être pertinentes pour l'usage : y a-t-il une organisation plus opérationnelle, c’est-à-dire autorisant des recherches plus aisées et ou plus rapides, moins coûteuses ? si oui, quelle en est la raison ?

IV. Caractéristiques structurelles et fonctionnelles des