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III. Les perspectives d’analyse de la coopération médiatisée

III.2. La cognition distribuée

La cognition distribuée a pour objet d’étude la représentation des savoirs dans la tête d’un individu et dans le monde, la diffusion et la transformation de ces savoirs entre les individus et les artefacts. Nous nous appuierons sur les travaux d’Hutchins (1990,1994), pour présenter cette approche.

L’auteur considère que la réalisation d’une tâche implique à la fois des acteurs humains, et des artefacts, qui constituent le système cognitif qui est engagé dans l’atteinte d’un but commun.

A partir d’une étude princeps du pilotage d’avion, l’auteur pose les bases de son approche : il s’agit de considérer le niveau d’analyse du système, ici du cockpit considéré comme un système cognitif (“cockpit system”). Ainsi l’unité d’analyse n’est pas l’étude des mécanismes cognitifs d’un pilote, mais de la cabine de pilotage. L’objectif visé est de mettre à jour les caractéristiques comportementales du système - considéré comme un système intelligent -, en termes de représentations externes, sans forcément se préoccuper des processus cognitifs des pilotes individuels.

Les arguments développés par Hutchins concernent l’observation directe des représentations internes du système de cognition distribuée, qui n’est pas possible quand on a pour unité d’analyse les processus cognitifs individuels : en effet, cela exige de produire des inférences sur les représentations individuelles, que l’auteur estime problématiques.

Dans l’analyse de la tâche de pilotage d’avion, l’auteur appréhende le système fonctionnel constitué de deux pilotes en interaction l’un avec l’autre et avec le dispositif technologique. Son étude met en évidence la nature des différentes représentations de la "vitesse" dans le cockpit : des représentation stables telles la brochure des cartes de vitesses, l’indicateur de masse totale, les données issues des anémomètres ; et des représentations éphémères que sont les verbalisations des opérateurs, en l’occurrence les annonces des valeurs à inscrire effectuées à voix haute par le copilote.

L'auteur montre que la construction et la transformation des différentes représentations dans la gestion du vol, constitue un système de représentations distribuées qui donne lieu à une coordination des représentations entre elles : c’est le cas du réglage des repères de vitesses qui consiste à produire une représentation qui sera une ressource pour les actions ultérieures.

Ainsi, l’organisation de l’activité est envisagée à partir de la distribution et de la coordination des différentes représentations qui sont construites dans le cours du vol : l’auteur qualifie ce processus de “mémoire du système du cockpit parce qu’il consiste à créer, à l’intérieur du système, un état représentationnel qui est mis en mémoire et qui servira à organiser des activité ultérieures” (p. 464).

A partir d’une description de ce que l’auteur dénomme “les états représentationnels externes, directement observables”, les tâches cognitives des pilotes sont envisagées. L’utilisation des représentations externes, tel le repère “saumon” de vitesse de référence dans l’approche finale, ou les verbalisations du copilote, transforment les tâches du pilote en les simplifiant : quand le repère de vitesse est réglé, le pilote utilise le repère saumon comme outil de vérification de l’alignement de l’aiguille de vitesse. Ainsi, la tâche initiale de mémorisation et de lecture de chiffres, devient une tâche plus simple de jugement de proximité spatiale.

Les conclusions de l’auteur portent d’une part sur la valeur fonctionnelle des structures de représentations externes, et sur leur rôle dans la mémoire du cockpit. Il s’agit de représentations stables, robustes à l’oubli et à l’abri des interruptions de l’activité. En transformant les tâches, elles permettent un allégement de la charge de travail. De plus, elles autorisent l’existence d'un délai entre leur élaboration et leur utilisation. C’est à partir de l’interaction entre les individus et les structures externes de représentation de l’environnement que le système de cognition distribué devient performant.

Une étude ergonomique conduite dans le domaine de la régulation du trafic de bus, a mis en évidence de façon similaire, la fonctionnalité d’un document papier, dans une tâche de surveillance du trafic d’autobus à la RATP (Folcher, 1994). Les régulateurs chargés d’assurer le bon déroulement de l’exploitation de lignes de bus dans la ville de Paris, disposent d’une panoplie d’outils, informatiques et radiotéléphoniques qui permettent de visualiser l’état du trafic -prévu et en cours - et d’être en contact avec les machinistes dans les bus. Les analyses du travail indiquent que les opérateurs élaborent un document papier - le tableau de marche à clé - qui présente la journée d’exploitation telle qu’elle est prévue. Ce document, méconnu de l’entreprise, est une représentation graphique dans un format A3, des trajets des bus et de l’affectation des machinistes et de leurs déplacements, et les garages et dégarages de matériels. A partir de cette représentation, les régulateurs effectuent les manœuvres de réajustement du trafic prévu : elles concernent à la fois la transformation des trajets initiaux des bus ainsi des affectations des machinistes. Ces transformations sont inscrites sur un film plastique qui recouvre le document “tableau de marche à clé”.

Les analyses indiquent que dans la palette d’outils à disposition, ce document est le seul à fournir une organisation spatio-temporelle des informations concernant la journée prévue. Les autres outils fournissent des représentations temporelles de la ligne (les tableaux horaires affichent les départs à venir et effectués), et spatio-temporelles à un moment donné de l’état de la ligne (l’image dynamique de la ligne).

Le tableau de marche à clé permet au régulateur de mettre en relation les différentes variables - temporelles et spatiales - et d’envisager les actions correctrices en situation. Ce faisant, il réduit la complexité de la tâche de supervision du trafic en évitant le recours à différents supports d’informations. De plus, les actions effectuées sont inscrites sur le document, ce qui permet à la fois de faire des essais et d’envisager leur faisabilité, ainsi que de conserver la mémoire des opérations qui ont été réalisées.

De façon similaire, les régulateurs chargés de l’exploitation de lignes de métro à Londres (Heath et Luff, 1994) utilisent un tableau de marche papier pour chaque ligne de train. Ce document papier indique l’état de trafic prévu - horaires, trajets des trains, affectations des équipes, remisage et maintenance du matériel -.

Heath et Luff (1994) indiquent qu’il est utilisé comme une aide à la correction de l’offre de service, les régulateurs inscrivant les actions correctrices au feutre sur les pages plastiques du tableau de marche. De plus, il sert une fonction de coordination entre le régulateur, l’informateur, les aiguilleurs, le chef d’équipe, pour gérer les déplacements des voyageurs et les flux de trafic. Ainsi, le tableau de marche papier constitue une ressource pour la résolution des perturbations du service et un instrument de gestion de l’interdépendance des activités.

Les travaux de Fillipi et Theureau (1994), rendent compte également de l’utilisation d’un graphique de marche papier par les régulateurs dans la gestion de l’exploitation du R.E.R. Dans une perspective d’amélioration du système informatique, les auteurs proposent un outil dynamique de suivi des trains, qui fournira l’équivalent des informations contenues dans le graphique de marche papier, elles concerneront la circulation réelle et non la circulation prévue comme c’est le cas du graphique de marche des trains.

On trouve dans la littérature de nombreux exemples de travaux qui tendent à identifier le rôle d’allégement des tâches cognitives, joué par les objets manipulés dans l’action (cf. par exemple les travaux de Norman, 1988, 1993 et la notion d’artefact cognitif en tant qu’instrument artificiel conçu pour conserver, rendre manifeste de l’information ou opérer sur elle, et servant une fonction représentationnelle).

Avant d’avancer dans la présentation de la dernière approche qu’est la théorie de l’activité, nous soulignerons deux points que les travaux d’Hutchins nous suggèrent.

Le premier point a trait à l’objet des analyses. Il s’agit de comprendre et expliquer les mécanismes cognitifs de réalisation des tâches à partir de l’effet des structures de représentations externes élaborées dans le cours de l’action. Ainsi, ce ne sont pas uniquement les interactions verbales qui sont considérées mais à la fois l’élaboration de représentations par les acteurs dans leur interaction avec les dispositifs, et les interactions entre les acteurs. De plus, ces travaux éclairent les processus par lesquels les usages d’un artefact peuvent contribuer à transformer la tâche, en la simplifiant. Les artefacts sont considérés dans les usages qui sont développés, et l’auteur montre le rôle fonctionnel qu’ils jouent dans la réalisation des tâches et la coordination des actions et des activités individuelles.

Le second point concerne le niveau d’analyse. La position d’Hutchins procède d’un changement de niveau d’analyse profond, centrée sur le système fonctionnel et non l’individu, dont les représentations sont estimées non directement observables. On peut se poser la question de la place de l’individu et de la cognition individuelle : l’auteur indique qu’il ne néglige pas les connaissances

individuelles mais se centre sur les interactions entre les personnes et avec la structure de leur environnement qui est de première importance. Dès lors, la distinction entre l’individu et le collectif n’apparaît pas dans ces travaux.

Nous réexaminerons de façon critique l’ensemble de ces propositions, après avoir envisagé la troisième approche qui est issue de la perspective historico culturelle développée initialement par le psychologue Vygotski (1934/1985)10

dénommée théories de l’activité.