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Questionner la nature (risquée) dans une ethnographie urbaine Le travail présenté dans cette thèse, en considérant comment on habite et partage

4. Approcher le risque en routine

4.1. Questionner la nature (risquée) dans une ethnographie urbaine Le travail présenté dans cette thèse, en considérant comment on habite et partage

socialement un milieu risqué est à la croisée de la sociologie urbaine et de la sociologie de l’environnement. L’intention est de considérer les interactions entre les habitants du milieu risqué tout autant que les interactions entre les habitants et ce milieu. Ce milieu, que d’aucun pourrait nommer environnement, est alors considéré symétriquement dans ce que l'Homme le façonne et dans ce qu'il influence les comportements humains. L'approche se veut ainsi au carrefour de deux formes complémentaires d’interactionnisme. En premier lieu, le choix d’une attention portée au sens donné par les acteurs à leurs propres conduites, axiomes clefs de l’interactionnisme symbolique, nous inscrit dans son sillage. L’interactionnisme symbolique considère, jusqu'à l'analyse du détail, ce qui « circule entre les têtes » (Bordreuil, 2009) c'est-à-dire ce que les individus partagent, ce qui transite d’un individu à l’autre et qui impacte les parties prenantes de l’échange. La société y est définie comme un espace pluriel d’interactions, et l’attention se focalise sur les actions en situation. Nous rejoignons plus particulièrement l’analyse proposée par Erving Goffman en définissant l’interaction à l’échelle des acteurs, se tenant dans leur proximité. L’attention se pose moins sur la structure de la vie sociale que sur la structure de l’expérience individuelle de la vie sociale. Cependant, et en suivant encore Erving Goffman, nous considérons que l’ordre de l’interaction – qu’il définit par « chaque fois que, et dès lors qu’un individu se trouve à portée du signal d’un

autre »27

En second lieu, il s’agit de considérer ces échanges dans un espace physique (géographique, climatologique, hydrologique, urbanistique, etc.) avec ce qu'il peut porter de marques de la présence d'une possibilité d'inondation, suivant la voie ouverte par l’interactionnisme écologique de George Herbert Mead (Mead, 1932). Cet auteur postulait la préséance de l’interaction avec l’environnement. Introduisant la notion de « chose physique », ce dernier nous invitait à considérer la « conversation sociale » avec l’inanimé (Mead, 1932). Cet espace physique, pour lequel la notion de milieu – nous y reviendrons - est employée, est considéré dans ce que l'homme le façonne tout autant que dans ce qu'il influence les comportements –, s’il prévaut sur l’ordre social, n’en est pas moins cadré par des éléments contextuels. Seulement ces éléments de contexte sont appréhendés tout autant comme dépendants des systèmes de statuts et de rapports structuraux que comme répondant à « un

répertoire de situations qui ont leur vocabulaire et leur déterminisme, leur espace cognitif de contraintes et de négociation » (Joseph, 2003 : p.9).

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Le texte où Goffman défini « l’ordre de l’interaction » figure dans « Erving Goffman : Les moments et leurs hommes » (Winking, 1988). Pour une analyse de ce concept, voir notamment le texte de Céline Bonicco (Bonicco, 2007).

21 humains. Les travaux pionnier en matière d’étude de l’urbanité issus de l’École de Chicago28, centrés sur les formes de sociabilité caractéristique des villes, - et dont plusieurs auteurs étaient marqués par les travaux de George Herbert Mead -, considéraient l’importance de l’inscription spatiale de la société : « Pour comprendre les comportements, les formes

d’organisations sociales, les changements sociaux, on ne saurait se passer de prendre en compte les rapports qu’ils entretiennent avec l’espace dans lequel ils s’inscrivent nécessairement (Grafmeyer et Joseph, 2007: p.31). Cette école de pensées, qui « parvient à filer entre la mécanique physique et l’artifice politique », pour reprendre la belle formule de

Benedikte Zitouni (Zitouni, 2004: p.138), a amenée l’idée de « ville organique » fruit des « mouvements, distributions et interactions des entités mobiles que sont les hommes,

eux-mêmes pris dans les liens avec les objets et territoires qui façonnent leurs actions » (Zitouni,

2004: p.139). L’approche dite de l’écologie urbaine prônée par cette école effectue une lecture attentive des formes matérielles de la vie en société. Dans cette lecture cependant, le sujet demeure celui de l’étude des relations entre les hommes : « Ce qui nous intéresse c’est la

communauté plus que l’homme, les rapports entre les hommes plus que le rapport au sol sur lequel ils vivent (…) C’est seulement dans la mesure où nous pouvons réduire ou rapporter les phénomènes sociaux ou psychiques à des phénomènes spatiaux que nous pouvons les mesurer d’une façon ou d’une autre. » (Park, 2007: p.193). Si dans cette approche l’espace

n’est pas conçu comme le simple support physique des activités humaines, le croisement opéré entre sociologie urbaine et sociologie environnementale du présent travail invitait à aller plus loin encore dans la prise en compte de l’imbrication entre réalités sociales et réalités physiques. Pour ce faire, si l’influence de l’écologie urbaine est importante, elle vient ici croiser d’autres courants. J’aurai notamment recours à la notion de milieu29 qui me paraissait

plus approprié pour considérer la dimension sensible du rapport à l’environnement, à « l’environnant » au sens de ce qui entoure ; et qui est sous représentée selon moi dans les

notions d’espace ou de lieu, ou encore de territoire ou d’environnement. La notion de « milieu » s’entend en ce qu’elle englobe cette dimension sensible à l’environnant, dans toute sa matérialité. Cette attention à la relation sensible « homme – matérialité environnante » s’est enrichie de la lecture des travaux d’Augustin Berque pour qui habiter la terre implique non seulement l'étendue physique mais aussi l'espace vécu. Il entend par milieu le système eco-techno-symbolique qui, à l’échelle de la terre, forme l’écoumène30

28 Pour une présentation détaillée et claire des travaux de cette école voir (Grafmeyer and Joseph, 2007). 29

Indépendamment du sens qui lui a été donné par la passé et des débats que son usage a pu générer dans la communauté des géographes notamment.

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Écoumène vient d’oïken, habiter. L’écoumène est la relation à l'étendue terrestre, c'est-à-dire à l’ensemble des milieux humains ou autrement dit l'habiter humain sur Terre (Berque, 2000). Puisant son inspiration dans l’idée husserlienne d’Umwelt cette ontologie de l’être-dans-le-monde pose le sol comme originaire de notre expérience et horizon de notre intentionnalité.

. Il appréhende l’être humain (au sens ontologique) à la fois comme un corps individuel et un corps collectif, pas seulement social (symbolique et technique) mais aussi écologique. Cette orientation, à laquelle le présent travail adhère, vient démarquer ce dernier de l’anthropologie dite classique qui pose d’emblée l’extériorité de la nature, « laquelle doit être alors saisie par la pensée et

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appropriée par des symboles selon un schème culturel déterminé avant qu’une activité pratique puisse être menée en son sein » (Descola, 2011: p.64). Cette manière de lire le

monde renvoie à l’approche écologique de la perception initiée par Gibson et reprise dans l’approche naturaliste d’Erving Goffman (et dans les travaux de Isaac Joseph, (Joseph, 2002) partagée ici. Cette approche écologique donne le primat à deux concepts essentiels. Tout d’abord au concept d’affordance, propre à James Gibson, qui pose que les informations dont se saisissent les facultés sensorielles sont bien situées dans l’environnement qui interagit avec l’organisme. Reprenant la mise en garde opérée par Anthony Pecqueux qui souligne que cet environnement n’étant pas seulement matériel mais tout autant socioculturel (Quéré, 1999; Pecqueux, 2012) il s’agit également de veiller à considérer les rapports différenciés au même milieu. Ces rapports différenciés sont le fruit d’expériences individuelles en contexte social, révélant un second concept, lui aussi central dans l’approche pragmatiste (mais plus développé par Dewey que par Mead) : le concept d’expérience. L’expérience, dans le sens qui lui a été donné par John Dewey est le fruit de « la rencontre entre un organisme et un

environnement » (Dewey, 1995 ). En suivant cette voie, la manière dont l’un et l’autre vivent

ensemble, interagissent, se structurent et se façonnent mutuellement doit être au cœur de l’analyse, dans une approche écologique pour l’exploration du social (Pecqueux, 2012). La dynamique des réflexions actuelles autour des « modes d’habiter » (Berger, 2012) apparait ici tout à fait intéressante en investiguant interpénétration du social et du spatial et en considérant le ressenti issu de l’expérience. Dépassant les frontières disciplinaires, cette approche propose d’interroger les rapports qu’entretiennent les individus avec leurs milieux de vie en articulant un pan plus géographique – où les réflexions s’articulaient jusqu’alors autour de la notion de genre de vie – et un autre pan plus sociologique, renvoyant aux « modes de vie » des individus en relation avec les comportements des groupes sociaux (Berger, 2012) ; nous y reviendrons au moment opportun31

L’originalité de l’analyse ici proposée, en termes d’étude de la sociabilité urbaine, au-delà de son croisement avec l’étude de la relation au milieu, réside dans le croisement nécessaire qu’il fallait opérer avec la question du risque. Il s’agit en effet de questionner l’habitabilité d’un milieu défini comme risqué. L’habitabilité est entendue comme l’ensemble des qualités des espaces qui favorise le développement de la vie, l’ancrage et l’engagement dans le monde (Berque, 2000; Stock, 2004; Breviglieri, 2006; Blanc, 2010). Ce travail s’inscrit par ailleurs dans la suite de précédents travaux sur l’habiter avec le risque (November, Penelas et Viot, 2008). Ces travaux défendent la prise en compte de tous les actants de la situation, humain et non humain (Latour, 1993). Selon Bruno Latour, les questions environnementales imposent de considérer la nature de manière symétrique, « comme un acteur majeur, multiple, source et destinataire de toute expérience » (Doidy et Gramaglia, 2012). Il s’agit de prendre en compte symétriquement les intentions humaines et ce que font faire les éléments physiques du milieu. Pour appréhender cette question, la notion

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23 d'expérience – que nous avons déjà retenue comme centrale – en tant que perception et réception d'un donné sensible (Queré et Ogien, 2005) revêt alors encore davantage d’importance. Selon l’approche proposée par John Dewey, l’expérience est affaire d'organisation dynamique d'un système en continuelle transformation. L’expérience extrait un ordre pour réduire l’indétermination des situations, résoudre les problèmes de tension, d'incompatibilité et de conflit posés par le couplage de l'organisme et de l’environnement, et ainsi atteindre un équilibre dans les interactions (Queré et Ogien, 2005). Dans cette vision, l’organisme et l’environnement sont deux phases intégrées d'un même processus. Ainsi, l’inondation est elle-même appréhendée comme agissant sur la situation et, à ce titre, est associée aux actants. Nous partageons l’idée que l’inondation ne peut se réduire à sa seule dimension naturelle mais doit être pensée en tant qu'actant dans la relation qu’elle entretient avec les autres entités qui peuplent le territoire (November, 2011). Le mode d'habiter n’est ainsi non plus entendu comme donné (occuper un territoire qui ne serait qu'un support) mais se transforme en pratique continue construisant un rapport dynamique à l'espace (Stock, 2007). Il s’agit d’investiguer les éventuels réajustements du mode d'habiter (changement pratiques) pour ce milieu qualifié de risqué. À distance d’une inondation, la spécificité du présent travail est encore qu’il propose d’investiguer l’habitabilité d’un milieu risqué à distance d’un l’événement, dans le quotidien. Il s’agit alors de replacer la possibilité d'une inondation comme l'une des nombreuses dimensions d'un habiter pris dans sa globalité

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