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Une ambiance urbaine peu propice au développement de sociabilités sociabilités

Conclusion : Un milieu et des habitants en quête d’identité

Chapitre 5. Un milieu qui rassure… mais qui expose aussi

5.2. Une ambiance urbaine peu propice au développement de sociabilités sociabilités

« Donc, non, on a aucune relation avec le voisinage. »

[Madame Passontan, habitante depuis 3 ans.]

La matérialité de l’habitat et de son environnement conditionnent les formes de sociabilité qui peuvent s’y déployer (Donzelot et Mongin, 2013). Kaï Erikson a montré comment la communauté des Ojibwas, en Amérique du Nord aux débuts des années 1960 a sombré dans la misère et l’alcoolisme suite au déplacement contraint de leur réserve pour l’exploitation forestière. Avec le bouleversement de leur économie, l’inadéquation entre l’espace du nouveau village imposé et la perpétuation de leurs coutumes figure comme principal élément explicatif au malaise de la communauté (Erikson, 1994). Fabienne Wateau a travaillé sur le déplacement des habitants de la région de l’Altentejo au Portugal lors de la construction du barrage Alqueva. Ses travaux ont mis en évidence la relativité de la définition de qualité de vie. Si les habitants ont accueilli favorablement le projet du barrage et étaient contentés par l’aménagement dans les maisons neuves du nouveau village construit ;

161 lorsqu’ils furent mieux équipés, ils regrettaient l’ancien. Si le confort moderne du nouveau village était garant d’une certaine qualité de vie, l’habiter était vécu comme un sacrifice en perdant la qualité de vie qu’offrait l’ancien par sa beauté et ses usages quotidiens perpétués dans la communauté (Wateau, 2003). Le cadre matériel de la vie en conditionne sa dimension sociale. Les aménagements réalisés dans le cadre de planification urbaine agissent sur les pratiques. La « sensibilité géographique » (Morel-Brochet, 2007) agit pour les habitants potentiels comme un évaluateur des milieux où ils sont mis en présence. Cette sensibilité sert de guide intuitif pour mettre à distance ou fuir les lieux dont la saveur semble suspecte ou repoussante, comme pour chercher à demeurer ou accéder à ceux dont la saveur est alléchante ou rassurante (Morel-Brochet, 2012). Les habitants qui décident de s’installer ici adhèrent, d’une certaine manière, à ce que ce milieu comprend. Si le milieu convient c’est que l’on partage des choses avec les autres personnes qui l’habitent. De plus, une fois installé, le nouvel habitant subit encore l'influence du quartier, il « s'adapte plus ou moins complètement

à ses conditions et à ses codes » (Park, 2007: p.36). Le ressenti de l’ethnographe prend sens

ici dans l’analyse. La manière dont j’ai pu intégrer la contrainte sociale locale participe à la qualification du mode d’habiter lattois.

Figure 28 : Photo du quartier résidentiel de Port Ariane [S. Durand © 2010.]

Dans mes échanges quotidiens, personnellement, je ne ressentais pas ce sentiment d’une vie tranquille et paisible dont me parlaient certains habitants. Plus encore, un sentiment étrange accompagna mon installation sur le terrain, tel un trouble195

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La notion de « trouble », empruntée à Marc Breviglieri est reprise au sens de troubles qui touchent à l'environnement de proximité et qui viennent troubler le bien-être de l'habiter (Breviglieri et Trom, 2003) ; mais sans aller ici, comme c’est le cas dans les travaux des auteurs, jusqu’à l’idée de l’attention à ces troubles en ce qu’ils permettent de retrouver la source à l’émergence des problèmes publics, « en suivant leur développement progressif jusqu'à la plainte et la protestation publique. »

(Breviglieri, 2006) associé à l’ambiance du milieu. Dans les premiers temps où j’y habitai, Lattes m’apparut tel un milieu artificialisé, aux habitants toujours aimables et souriants dans un décor parfaitement organisé. L’ambiance que j’y ressentais m’évoqua l’imaginaire dépeint par Peter Weir dans son film « The Truman Show » (1998). Dans cette fiction, « Truman Burbank mène une vie

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calme et heureuse. Il habite dans un petit pavillon propret de la radieuse station balnéaire de Seahaven. Il part tous les matins à son bureau d'agent d'assurances dont il ressort huit heures plus tard pour regagner son foyer, savourer le confort de son habitat modèle, la bonne humeur inaltérable et le sourire mécanique de sa femme, Meryl. Mais parfois, Truman étouffe sous tant de bonheur et la nuit l'angoisse le submerge. Il se sent de plus en plus étranger,

comme si son entourage jouait un rôle »196

De ce sentiment d’artificialité d’un monde parfaitement ordonné peut en naître un autre, un certain « malaise ». Si le décor apparaît parfait, comme dans l’imaginaire dépeint par Peter Weir, la scène manque d’animation. Nombreux sont les habitants qui me diront ne pas se sentir vraiment à leur aise dans cet environnement si bien dessiné mais qui « manque de vie » ou qui « manque d’âme » pour reprendre les termes des habitants. Pour nommer ce milieu où aucun espace n’est laissé au hasard et où rien de dépasse, des qualificatifs tels que « village de

Playmobils » ou « Disneyland », seront plusieurs fois utilisés par des collègues ou amis me

rendant visite. Le « décor » dans le sens donné par Goffman, à savoir « la toile de fond et les

accessoires des actes humains qui se déroulent à cet endroit » (Goffman, 2006 : p.29) du

quartier récent de Port Ariane appelle à la comparaison avec des citées modernes et à l’histoire courte, dévouées aux loisirs d’hommes riches, tel Dubaï dans les Émirats arabes unis. Ce quartier de Port Ariane sert aujourd’hui l’image locale de Lattes ; lorsque l’on parle à des personnes de la région de cette ville, ce quartier est souvent cité. Il sert même parfois à l’image de l’Agglomération de Montpellier, comme en témoigne cette photo extraite d’un

.

Les toutes premières notes de terrain que j’ai rédigé lors de ma première visite à Lattes se rapprochent de cet imaginaire.

2 juillet 2008. Aux environs de 15h. Journée très chaude.

Objectif : découverte des lieux et premiers repérages pour recherche de logement. Arrivée sur la commune de Lattes, nous cherchons à nous garer, nous optons pour un parking à l'arrière du quartier Port Ariane. A partir du Lez une partie de l'eau est détournée pour créer un petit port dans un quartier résidentiel moderne, avec une île de type « nature recomposée » au centre. Quelques bateaux. Personne à vue. Immeubles aux couleurs ocre, apparemment de grand standing. Résidences modernes et sécurisées (grand grillage, entrée parking privé avec digicode). Très peu arboré. Aux abords de ce quartier très urbain, quartier de maisons résidentielles cossues en bordure de digue (moins de 50 mètres). Ambiance plutôt déserte. Rien ne traîne. Le Lez, en frontière, est totalement endigué, « caché » derrière une allée de peuplier. Un sentier le longe. Impression de « nature parquée ». À la recherche d'un centre historique (on reprend la voiture) : en vain. Le centre est constitué par un ensemble de bâtiment en rez-de-chaussée avec une place tout en longueur centrale bordée par quelques commerces sous des arches. Ville aux accents de village qui semble être sortie de terre tout récemment. […] Les commerçants et habitants sont la plupart du temps souriants. Il règne une ambiance… « bon enfant »… étrange.

[Extrait de la synthèse n°1 des notes de terrain (de juillet à décembre 2008)]

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163 hors série sur la ville de Montpellier du journal Courrier International d’octobre 2009. Cette photo du port lattois sert à illustrer la proximité avec la mer de Montpellier Agglomération. Les bateaux flottants sur les nuages que l’illustrateur a choisis dégagent cette impression de vie légère, comme détachée du quotidien de la ville, plus couramment associé au monde du travail. Beaucoup des personnes extérieures à Lattes avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger sur ce sujet partagent encore ce sentiment, l’étendant même souvent à l’ensemble de l’aire montpelliéraine.

Figure 29 : Dessin du quartier Port Ariane [Légende : « Le port de plaisance de Lattes, voulu par Georges Frêche. » 197

L’espace public lattois ne présente pas beaucoup d’aménagements encourageant la vie publique. Dans ce milieu où aucun espace n’est laissé au hasard, il n’y a que très peu de

Source : Courrier International n°987 du 1er au 7 octobre 2009.]

Une fin d'après-midi de septembre alors que je rentre à pied de l'arrêt de bus à chez moi, ce qui me fait traverser un bonne partie de mon quartier, la « tranquillité » des lieux me choque de nouveau (comprendre comme au début). Il est 19 heures, il fait un temps doux superbe... et il n'y a pas un chat à l'horizon. Je suis à nouveau sidérée par ce calme, par ce « tout est bien en place », il n'y a rien qui dépasse. Tous les portails sont fermés, les pelouses bien tondues, les poubelles bien rangées, les portes et fenêtres fermées. Pas un animal ou un humain en vue pendant les 10 minutes à arpenter le quartier. Les seuls bruits que j'entends sont ceux d'une personne que j’imagine en train de bricoler dans un garage mais que je ne peux apercevoir parce que la porte de ce dernier est bien fermée. Malgré le soleil... c'est froid.

[Extrait de la synthèse n°5 des notes de terrain (de juillet à octobre 2009).]

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À noter ici que dans cet article le port de Lattes est approprié par l’Agglomération, cité comme ayant été voulu par Georges Frêche (maire de Montpellier de 1977 à 2001, plusieurs fois conseiller régional et président de la Région Languedoc-Roussillon de 2001 à sa mort en 2010). Or, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, la construction de ce port a plutôt été l’issue d’une bataille perdue du maire de Montpellier qui rêvait depuis toujours d’un port pour sa ville - le port Marianne - pour lequel il n’obtint jamais la navigabilité ; à la faveur du maire de Lattes de l’époque, qui lui y est parvenu pour faire ériger le port Ariane.

164 possibilité d’appropriations de l’espace public : rares sont les espaces offrant la possibilité de s’y arrêter. Cet espace, très aménagé, l’est pour la pratique sportives ou les déplacements (piste cyclable, trottoirs larges pour les poussettes, …), pas pour le stationnement (très peu de bancs publics par exemple, absence de place centrale véritablement fédératrice, etc.). Ce fait se vérifie tout particulièrement dans le quartier de Port Ariane. Mis à part les quelques places de stationnement devant les quelques commerces en son centre, il n’y a aucune autre possibilité d’y stationner autre que dans les parkings (fermés) des résidences : l’espace y est totalement privatisé.

Je tourne un moment dans le quartier de Port Ariane et me rend compte que hormis le parking du port proche des commerces, il n'y a aucune possibilité de stationnement. Toutes les places de parking sont réservées; le moindre espace occupé… Pas de place : circulez !

[Extrait synthèse n°7 des notes de terrain (de décembre 2009 à février 2010)]

De fait, il n’y a que rarement des personnes assises sur les quelques bancs de la ville et il y a peu de piétons dans les rues, à l’exception du jour du marché. L’espace public est peu investi autrement que par des rapports de trafic. On traverse la scène mais on ne s’y arrête pas. La prédominance des déplacements motorisés accentuant encore davantage ce sentiment d’un espace commun se résumant en un lieu de déplacements finalisés et de mise à distance des être ; la voiture opérant la frontière de protection au corps que permet le mur à l’habitation. Sur cette question de la mobilité encore, un épisode de « l’observation habitante » m’a permis d’expérimenter les modifications des usages générées par les plans d’aménagements. De l’hiver 2008-2009 au printemps 2012, j’ai emprunté la ligne de bus n°18, où j’avais développé un sentiment d’extension de familiarité de la ville de Lattes : j’avais l’impression d’être un peu à Lattes dès que je montais dans le bus à Montpellier [dans mon itinéraire de retour du bureau à mon domicile]. Avec l’arrivée récente du tram, ces routines quotidiennes ont été bouleversées. Si j’en apprécie le gain en termes de confort de voyage, d’autres peuvent certainement regretter de ne plus voir ces visages familiers côtoyés pendant des années. Personnellement, je ne recroise plus toutes les personnes que je voyais régulièrement le matin ou le soir, à une ou deux exceptions près. Et surtout, le sentiment s’est désormais inversé : le tramway, symbole de la mobilité douce urbaine est attaché à l’agglomération, et désormais, c’est quand je monte dans le tramway à Lattes que je me sens déjà un peu dans la ville-

métropole de Montpellier.

L

e peu d’investissement apparent des entours du lieu de vie dont nous parlent les habitants semble être encouragé par certains choix urbanistiques qui n’en offrent pas ou peu le support. Pourtant, l’ambiance urbaine a longtemps était dépeinte, notamment avec l’impulsion donnée par les travaux de Simmel, comme le lieu privilégié des sociabilités. Simmel entendait par là une forme ludique de la socialisation qui permet de se fondre dans un espace malgré les

165 différences. La ville, par l’ambiance qui s’en dégage, serait un art d'être ensemble sans avoir aucun intérêt à l'être, l’art de se lier sans forcément partager les mêmes valeurs. Cette lecture des ambiances urbaines ne permet pas vraiment de prises sur celle qui émane de Lattes. Des travaux plus récents dépeignent des formes d’urbanité et d’usages associés qui « parlent » davantage pour le cas lattois. En suivant les travaux plus récents de sociologues urbains, et en démontrant par une analyse très fine des formes d’urbanité et des usages associés, comment un quartier - le quartier des grottes à Genève - y résiste, les travaux de Marc Breviglieri font ressortir les orientations contemporaines de l’urbanisme comme déterminée par le principe d’une « ville garantie ». « Une ville qui voudrait donner l’assurance de la qualité de ses

propriétés » (Breviglieri, 2013: p.241). Selon ces travaux, dans la gouvernance urbaine

globale avec la logique « marchande » dans laquelle s’inscrivent désormais les villes et les formes de compétitivité qui sont à l’œuvre (et ainsi l’attractivité qu’elles doivent défendre), s’opère une forme d’homogénéisation des formes urbaines et une aseptisation des ambiances de l’espace public. Cette « garantie », avec la prolifération d’indices sur la « mixité » et la « mobilité » – données comme des biens en soi –, englobe l’assurance d’une circulation fluidifiée, une qualité patrimoniale, un bon assortiment de commerces, des services efficaces, etc. De cette homogénéisation des formes urbaines est induite une composante structurale forte dans le quotidien, elle modifie les usages ; elle vient mettre à mal certaines « dispositions anthropologiques » (s’arrêter, s’asseoir, s’appuyer, poser, s’accrocher..), elles écrasent les sensibilités, les attachements. Par la désignation fonctionnelle des lieux, et « l’éradication des intervalles non affectés » (Breviglieri, 2013: p.221), la ville ainsi garantie contribue à structurer les usages en se prêtant à une « utilisation normalement prévisible par

l’individu »198

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« (…) la norme intervient directement dans les configurations d’usage en introduisant à la fois des repères cognitifs standardisés dans les activités ordinaires et des forces physiques de guidage pouvant orienter la motricité et le mobilité corporelle en vue d’une utilisation raisonnable de l’environnement » (Breviglieri, 2013: p222)

. Dans cette homogénéisation des paysages urbains domine la fonction première de la circulation articulée à la promotion d’un sujet individuel autonome. Dans la réduction anthropologique qui s’y opère, est mis au premier plan un « pouvoir être » de l’individu « singulièrement rabattu sur des compétences individuelles de mobilité » (Breviglieri, 2013: p.223). Dans ces lieux les trajectoires sont principalement solitaires et relient un point A à un point B. L’ambiance de ces espaces appelle l’efficacité et la rapidité, non la flânerie ou la contemplation (Bonicco-Donato, 2012). Richard Senett (2008) parle alors « d’aseptisation » pour définir l’appauvrissement de l'expérience sensible dans les espaces publics contemporains qu’il y observe. Les espaces publics deviendraient de plus en plus ce qu’il nomme des « espaces inoffensifs, insignifiants et neutralisant » (Senett, 2008: p.18). Le processus « d’aseptisation » participerait d’une pauvreté sensorielle des espaces urbains contemporains qui participerait à son tour à une normalisation des usages du citadin. La vocation principalement commerciale et les dimensions esthétiques pensées pour le tourisme des espaces publics contemporains porteraient à accroître la passivité des usagers dans un milieu où l’invention est interdite. Le fond d’images négatives de l’urbain, où la promiscuité

166 fait peser une tension sur la question de la proximité, appellerait à une demande de garantie sur son bon usage (Breviglieri, 2013: p.225). Marc Breviglieri insiste sur cet « arrière fond

d’angoisse disposant notre civilisation urbaine mondialisée à la projection d’une référence négative de son horizon », qui a pu être « tracé » dans les mises en mots des habitants et les

justifications des choix urbanistiques de la Ville. L’aseptisation serait une manière de se prémunir contre toute confrontation dérangeante (Senett, 2008). Mais ces formes « d’élaborations défensives passent par un rétrécissement des champs affectifs et des

possibilités d’expérience ayant habituellement le pouvoir de creuser la profondeur sensible de la ville » (Breviglieri, 2013: p.216). Or, c’est justement aussi dans cette profondeur sensible

que pourraient se déployer des liens au milieu intégrant notamment son caractère inondable. Par ailleurs, un lien est établi dans la littérature entre l’appauvrissement de la communication qui accompagne ces formes urbaines et la tentation au « repli sur soi ». Richard Senett trace ainsi un pont de cette « aseptisation » de l’espace public à l’enfermement grandissant des pratiques individuelles « égocentrées » renforçant l'entre-soi et le repli sur la sphère intime. Car par ailleurs, assez paradoxalement par rapport aux attentes que l’on aurait pu nourrir sur le sentiment de sécurité ressenti par les habitants à « vivre avec la possibilité d’une

inondation », nous voyons dans la tranquillité de vie dépeinte que le mode d’habiter lattois

participerait de ce sentiment fondamental de l’habiter : le sentiment de sécurité. La question de la sécurité s’est révélée centrale au cours du travail de terrain, mais pas sur le « risque » dont je cherchais à tracer les diverses formes de « circulations » entre les habitants. C’est à cette tendance « sécuritaire », et à ces implications en termes de matérialité du milieu et de sociabilités qu’elle conditionne, que nous allons nous intéresser maintenant.

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