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Investiguer le quotidien : comment observer l’ordinaire ?

4. Approcher le risque en routine

4.2. Investiguer le quotidien : comment observer l’ordinaire ?

Le cadre théorique dont nous venons de dresser les premières armatures devait – au-delà d’intégrer la question de la nature dans l’étude de l’urbanité – relever le défi de permettre l’investigation de la vie ordinaire. La réalisation du travail de terrain, pour répondre au questionnement de la recherche, devait se faire à distance d’un événement marquant, dans le quotidien. L’intérêt porté à l’observation des pratiques ordinaires constitutives de l’habiter dans un milieu risqué se situe en ce que ces pratiques pourraient nous apprendre sur la prise en considération de la dimension risquée de l’environnant ou non, et ses variations selon les moments. S'éloigner de l'événement amène à considérer la question du risque non en tant que telle mais dans l’habiter au quotidien, à étudier le « public du risque » dans « l’habiter avec le risque ».

Or, les « moments publics » de la vie sociale ordinaire peuvent exprimer une grande variété d’engagements. Si, comme dans le cas du suivi d’un spectacle, un public peut se coaguler sous la forme de l’attroupement (autour du spectacle) par contre dans les rues, ruelles, places, d’un ensemble urbain (ou péri urbain), l’expérience piétonne ordinaire confronte le plus souvent les marcheurs à des situations dans lesquels « ils ne partagent pas grand chose

d'autre que l’espace qu’ils se partagent, chacun étant embarqués dans des cours d'actions indépendants » (Bordreuil, 2009). Pour caractériser cette configuration Samuel Bordreuil a

24 de public évoquée (celle attenante à un spectacle) comme ajoutant du « synchrone » à ce « syntope ». En substance on y suit ensemble un déroulement, si bien que l’on s’y saisit, latéralement au moins, comme les contemporains d’un même cours de temps. Nous reviendrons plus avant sur l’usage que l’on peut faire de ces deux catégories. Pour l’heure on dira que sur le terrain périurbain considéré, il s’agira de questionner ce sens d’être ou d’avoir été, ensemble, les contemporains d’épisodes traversés et/ou suivis ensembles. Cette communauté virtuelle de « contemporains de » que compose un public dans ce deuxième sens pourrait échouer à s’actualiser. Or ces considérations nous semblent particulièrement pertinentes par rapport à la perspective de l’événement catastrophique. Samuel Bordreuil (Bordreuil, 2011) a bien montré comment Katrina avait contre produit dans son sillage dévastateur une telle communauté de contemporains, et comment ce sens communautaire avait été un vecteur fort du retour de la ville « sur ses pieds ». Dans ce cadrage là, le thème de « l’oubli de la catastrophe » ne doit pas être perçu simplement comme un déficit cognitif (une perte de mémoire) mais comme un ferment de déliaison de l’ensemble social territorial. Et nous verrons plus avant que ce prisme permet de saisir une des lignes de fragmentations du collectif local, séparant ceux qui, au titre d’anciens, ont été les « contemporains d’une inondation », et les autres, plus récemment arrivés qui, non seulement ne peuvent rejoindre les premiers, mais dissuadent ces « premiers » de tenter même de leur faire partager leur expérience.

Dans beaucoup d'espaces périurbains, la proximité est simplement une proximité de domicile. Cette proximité engendre évidemment des interactions dans les déplacements spatiaux mais elle n’entraîne pas pour autant une appartenance à une même communauté. On peut être dans un même lieu et non seulement vivre dans des « mondes » complètement différents mais ne pas se situer dans la même chronologie. Ainsi, si les questions identitaires en matières d’expérience des inondations ont largement été soulignées dans d’autres travaux sur les inondations dans le sud de la France ; par exemple dans les travaux menés dans l’Aude suite aux inondations catastrophiques de 1999 (Langumier, 2006) ; cette question de « faire communauté » autour des inondations pourrait n’avoir que peu de sens sur le terrain étudié. À 35 ans de la dernière occurrence majeure d’une inondation (1976), et suite à une explosion démographique dans le temps qui nous en sépare, il est a priori difficile d’envisager qu’une communauté ait pu se former à l’horizon de la possibilité de la catastrophe. Se dresse ici encore plus directement une des difficultés posées aux ethnographes de l’urbain d’une manière générale : « Enquêter en ville nécessite des méthodes bien différentes de celles qui

pourraient être mises en œuvre, par exemple, dans le contexte d’un village ou d’un milieu socioculturel restreint et délimité par des acteurs propres » (Féraud, 2010: p.29). Pour

répondre à cet enjeu, en le croisant avec le défi d’observer l’inscription du risque dans le quotidien, et comme cela a déjà été révélé sur d'autres lieux habités exposés à un risque, il a fallu réfléchir à un protocole particulier d’investigation en ce qu’« il est nécessaire de

multiplier les entrées sur son terrain autour de la question des risques qui suscite, pour elle-même, peu d’intérêt localement » (Girard et Langumier, 2006). Même si toute observation

25 produit des effets, une enquête de type ethnographique, dans ce cas précis dans un quartier inondable, allait permettre plus précisément de suivre les acteurs dans leurs activités quotidiennes, et d’identifier les pratiques, des habitudes de vie en prévision (ou non) des inondations. L’intérêt de l’approche goffmanienne d’« observateur naturaliste » s’imposait en ce sens tout logiquement. Jean-Didier Urbain, rendant hommage à son inspiration goffmanienne, défini la posture d’une telle ethnographie dans la proximité en ce qu’« il s'agit

de capter le sens qui circule - de repérer les langages tacites ou inconscients qui trament l'ordinaire ; de déchiffrer, cachés ou diffus, les signes qui s'y logent afin d'identifier les représentations qui structurent le quotidien » (Urbain, 2003: p.111). Et c’est bien ce défi que

devait relever l’observation participante dans ce travail de recherche. Les travaux d’Erving Goffman fournissent « d’incroyables prises cognitives sur notre quotidien, (…) ils restituent

en quelque sorte, la part d’étrangeté de nos univers familiers » (Bordreuil, 2007). Suivi

depuis par d’autres auteurs et approches32

La conduite d’une ethnographie du quotidien, à la manière d’un « observateur naturaliste », allait ainsi permettre de saisir les états de préoccupations locales vis-à-vis de l’inondation, parmi les autres sujets de préoccupations. Par l’observation des « manières de faire » (de Certeau 1990) quotidiennes, il s’agissait de voir comment les habitants de Lattes intègrent (ou non) l’inondabilité de leur milieu de vie à leur habiter considéré plus largement. De plus, reprenant ici la définition du quotidien d’Olivier Féraud (Féraud, 2010) comme constituant « un espace vécu par l’expérience sensible et sociale », il ne s’agissait pas seulement d’observer ce quotidien pour l’appréhender. Afin de saisir la dimension sensible de l’habiter

, Erving Goffman demeure l’instigateur de la sociologie du détail. Ses travaux se sont intéressés, avec un sens du détail et une finesse rarement égalés, à l’observation des processus construits dans la cadre de situations concrètes d’interactions. Avec lui, le « quotidien devient le lieu dans lequel foisonne ce que le réel

renferme et révèle » (Féraud, 2010). Selon lui, le quotidien signifie l’ordinaire de situations

dans lesquelles il est possible de révéler les codes, les savoir-faire et les règles sociales. Ces règles sociales peuvent parfois s’étendre à des pratiques ritualisées. Étudiant plus particulièrement la communication, Erving Goffman la définit comme sujette à des « rituels

d’interaction » c'est-à-dire des gestes, postures et expressions verbales qui donnent la forme

des relations quotidiennes. Pour Michel de Certeau, qui depuis les travaux de la communication ordinaire de Erving Goffman ou ceux de l’anthropologie urbaine, a conceptualisé le quotidien, il s’agit de penser anthropologiquement les « pratiques

communes » qui participent à former la « culture ordinaire » (Certeau(de), 1998). Sans

prétendre aller aussi loin que la définition d’une culture ordinaire locale, c’est bien par l’étude des pratiques communes qu’il est espéré ici cerner le possible déploiement d’une hypothétique « culture du risque ».

32 Je pense par exemple aux travaux de Albert Piette autour du concept de « mode mineur de la réalité » : A. Piette, A. (1992) Le Mode mineur de la réalité. Paradoxes et photographies en anthropologie, Louvain, Peeters ; ou encore ses travaux sur « la focalisation sur le détail particulier » : Piette, A. (1996). Ethnographie de l'action. Éditions Métaillé. 202 p.

26 lattois, et puisque « l’on ne peut en aucun cas totalement s’assimiler à une personne dans son

individualité et dans l’intériorité de son rapport sensible au monde » (Féraud, 2010: p.39), il

fallait également vivre ce quotidien, en faire l’expérience. L’observation du quotidien de l’habiter lattois a ainsi pris la forme d’une « observation habitante » (Durand, 2010) qui fut au cœur de l’arsenal méthodologique construit pour cette recherche. Et que nous allons détailler maintenant.

5. Petit historique méthodologique d’un engagement dans

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