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Conclusion : de la construction du mode d’habiter lattois

Alors que nous aurions pu aisément envisager bien d’autres trajectoires, Lattes, « le marécage » comme l’indique son étymologie151

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Sources : Alain Nouvel, article « L’origine du mot Lattes », dans « la vie de la cité », journal communal n°39, avril 1988 :p.10.

, est devenue une ville périurbaine prisée qui offre un confort et une tranquillité résidentielle en première couronne de l’agglomération de Montpellier. Si le caractère lacustre et agricole du milieu a perduré du néolithique jusqu’à la première moitié du XXe siècle, au début des années 1960, plusieurs projets volontaristes d’aménagement de l’État sont venus impulser un bouleversement rapide. À une époque où les bienfaits du développement économique ne se questionnaient pas – ou tout du moins sa critique ne perçait pas ou peu dans l’espace public – , la maîtrise humaine de la nature s’étant perfectionnée, même les milieux les plus hostilespouvaient être colonisés. La démoustication a permis d’envisager d’autres usages de cette terre de marais. La volonté de maîtrise de ce milieu n’était pas nouvelle. Depuis l’Antiquité et à travers les siècles, les riverains ont élaboré ici un réseau hydrographique complexe, avec de nombreux aménagements et modifications du cours du fleuve, et ainsi de tout le fonctionnement deltaïque (suppression de certains graus, déviation de cours d’eau, canalisations, etc.). La transformation physique du milieu a participé aussi de l’évolution du rapport à l’eau : au fil du temps, la terre a gagné du terrain sur l’eau. Un ensablement progressif a contraint le déclin de l’activité portuaire puis, plus récemment, la croissance démographique locale et les perspectives de développement économique régionales ont fait envisager la transformation du territoire en lieu de résidence. Depuis, le « paysage empreinte » local (Berque, 2010b), fruit de l’interdépendance entre action de la nature et action humaine, a complètement changé. Les habitants travaillant la terre et gérant les chemins de l’eau pour l’amender ont pratiquement disparu dans un changement radical des usages du milieu. La valorisation foncière locale a accompagné le déclin de l’activité agricole, et peu à peu, l’Homme s’est éloigné de l’eau. Les pratiques de gestion du milieu pour la production agricole, où la petite communauté locale vivait aux rythmes de l’eau, ont laissé place à une gestion du milieu pour la résidence d’habitants, où l’importante population urbaine a adapté l’eau aux rythmes de sa vie. Le « paysage matrice » (Berque, 1984), participant des schèmes de perception, de conception et d’action qui canalisent la relation d’une société au milieu, s’est profondément modifié concomitamment : les pratiques riveraines ont considérablement changé, les agriculteurs ayant cessé leurs activités et la population ayant beaucoup grandi, les personnes connaissant le fonctionnement hydrologique local sont devenues rares. À travers le temps, si habiter ce milieu est toujours lié à des raisons pratiques, ce n’est plus pour les apports limoneux du fleuve mais pour les résidences périurbaines offertes.

106 Ici, pas de « charme des vieilles villes, fruit d'une longue accumulation des changements

historiques et qui exprimait le caractère local » mais plutôt une ville s’apparentant à « la catastrophe spirituelle et esthétique des villes dont la croissance s’est faite trop vite » (Buls,

cité par Rabinow, 2003 : p.340). La ville renferme pourtant plus de 2500 ans d’histoire humaine que de nombreux archéologues s’efforcent d’ailleurs de préciser aujourd’hui. Dans une logique de « la table rase et la momie » (Berque, 2010a), au fil du temps, alors que plusieurs des vestiges du village passé ont été rasés aux endroits où l’on entrevoyait d’autres développements, on en mettait d’autres, plus anciens, sous cloche. Ainsi, si un des derniers mas du centre de Lattes a été rasé dans les années 1980 pour y établir le parking du collège, d’un autre côté la présence de traces de vie étrusques a donnée lieu à la création d’un musée archéologique et a impulsé la conduite de fouilles qui figure parmi les sites français les plus financés aujourd’hui. C’est en effet « le seul site témoignant à la fois de quatre grande

civilisations, (…) et où n’a pas poussé une grande ville moderne interdisant l’accès aux

vestiges antiques » (Michel Py, directeur de recherche au CNRS)152. Il est intéressant de

relever ici, dans un milieu où les établissements humains successifs ont été entrecoupés, à plusieurs reprises, de périodes de désertion, qu’au cours du temps les hommes ont rebâti leurs habitations avec les vestiges d’autres précédents, participant de cet effacement du passé. Un ancien du village me racontait son attachement à sa commune. Il se remémorait ce jour où on lui avait fait remarquer qu’il semblait aimer sa ville « comme… comme un jeune marié aime son épouse ! » et où il avait répondu : « Alors là, oui mais après en avoir tué la

grand-mère ! ». Il critiquait ainsi vivement les choix urbanistiques de sa commune : « Il n’y a pas beaucoup de traces, tout a été démoli ! Dans le temps à Lattes vous aviez, vous aviez une laiterie : la laiterie Matté, là où il y a le parking du CES, vous aviez la laiterie Matté… Ils ont

tout démoli. »153 Le fait que cette période de fort développement urbanistique se soit réalisée

sous la gestion de maires nouveaux-venus témoigne encore de cette disposition au renouveau qui ne s’appuie pas forcément sur l’ancien participant d’une identité locale en renouvellement constant. Neumann (Neumann, 2005) propose une analyse de ce qu’il appelle une vision tragique de la modernité où le développement se fait avec la destruction du passé. Sa démonstration s’illustre par la littérature classique avec « Faust » de Goethe ; la meilleure illustration de la « tragédie du développement » selon lui. Il s’appuie sur les travaux de Berman154

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Cité dans le dossier « Lattes : le mystère de la cité disparue », La Gazette de Montpellier, N) double 1175-1176. 153

Monsieur Bourbieron, habitant natif, environ 85 ans, famille lattoise depuis sept générations, retraité (commerçant)

(1982) qui a analysé cette tragédie littéraire et qui montre que le développement équivaut à une nouvelle forme d'être et de penser qui élimine l'ancienne existante jusque là. La tragédie du développement se pose alors pour les personnes à qui cela ne correspond pas, celles qui ne font pas parties des « people who are in the way, of history, of progress, or

development ». Cette question du nouveau qui efface l’ancien se pose ici en ce que dans la

transition de ce milieu lacustre les usages de l’eau se sont distendus et les transmissions sur le

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107 milieu drastiquement raréfiés, ce qui pose question en matière de « vivre avec la possibilité d’une inondation », nous y reviendrons.

Dans cette histoire urbanistique, l’inondation est venue perturber régulièrement les orientations prises, mais assez paradoxalement a pu participer à encourager l’urbanisation du milieu. L’inondation du premier quartier résidentiel construit dans les années 1960 (Les Filiès) a motivé la commune à construire les digues pour protéger les constructions des débordements du fleuve. L’inondation a alors agi dans un premier temps comme limitatrice de l’urbanisation en démontrant son exposition au risque. Pourtant, paradoxalement, c’est alors aussi pour participer au financement d’un tel projet que d’autres quartiers ont été ouverts à la construction par ailleurs. Ensuite l’inondation a agi par son absence. Alors que les digues étaient construites, l’absence d’événement météorologique a conforté la confiance en la protection des débordements du fleuve ainsi permise, laissant alors toute latitude à l’élan d’urbanisation en cours. Lorsque plus récemment la possibilité de l’inondation est venue se rappeler aux mémoires lors d’épisodes pluvieux importants et menaçants, l’exposition du milieu au risque avait décuplé. Le risque de rupture de digue augmentait considérablement l’aléa quand les enjeux fonciers et humains de la ville étaient beaucoup plus importants (Quévremont, 2006), fournissant les arguments à une justification pour de nouveaux ouvrages de protection.

Dans cette trajectoire de la ville, nous avons vu que le peuplement de la ville a été orienté par des intentions locales ou nationales délimitant des groupes de personnes relativement homogènes. La politique municipale a participé à entretenir une relative homogénéité des profils habitants en défendant un urbanisme « à taille humaine » construit dans l’opposition avec un ailleurs. En forme d’héritage du passé, cette opposition s’est manifestée notamment par une réticence aux logements sociaux dans le développement plus récent de la ville. De fait, il y en a très peu ; cela est même une des caractéristiques urbaines de Lattes. Depuis, les valeurs foncières locales ayant considérablement augmenté, la sélection à l’entrée s’opère désormais selon des critères financiers dans une ville où 60% du parc immobilier est destiné aux propriétaires155

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Chiffre Insee 2006 : 59.8% de propriétaires pour 36.6% de locataire (dont 2.9% en HLM).

. Ainsi, bien que l’idée puisse sembler paradoxale pour une zone qui a connu une telle explosion démographique, dans la trajectoire de ce milieu nous pouvons relever au fil du temps la construction de sociabilités s’apparentant à un « entre soi rassurant ». Il est intéressant de voir ici que les restrictions à la constructibilité, classiquement associé au risque inondation sur d’autres territoires à risque (November, Penelas et Viot, 2008), ont été pensées ici davantage en lien avec le maintien d’une certaine qualité de vie en opposition avec les ailleurs, afin de préserver une « ville à taille humaine ». Apparaît ainsi une particularité de la zone considérée : si d’un côté l’on s’expose au risque d’inondation on bénéficie en même temps de fortes garanties vis-à-vis d’autres risques contemporains. Autour d’une revendication ou d’une affirmation de la tranquillité de Lattes, il y a donc bien une volonté de sécurité publique qui s’exprime mais vis-à-vis d’autres risques ; et qui fonctionne sur une forme de mise à l’écart de différentes figures de l’altérité. Cette

108 stigmatisation de l’altérité est sans doute à rattacher au discours local sur la nature. Selon Cécilia Claeys la « tentation xénophobe », observés dans ses travaux en Camargue, serait même inhérente au principe même de protection de la nature (Claeys, 2003a). La forme rhétorique d’évocation de la nature, sur laquelle nous reviendrons, symbolisée par le recours à des expressions telle que « dame nature » couramment usitée par le maire ou par le slogan de la ville « Lattes naturellement », est caractérisée par une appréhension de la nature sur un mode très idéalisé, comme une forme un peu originelle d’harmonie. Cette forme originelle d’harmonie se retrouve encore dans la mise en mot nostalgique par les anciens habitants du « Lattes d’avant », où une communauté auraient partagé plus paisiblement le vivre ensemble ce milieu. Cette forme de communauté qui contrairement à une identité qui l’aurait construite d’elle-même, n’a pourtant pas de vécu commun, elle n’a pas vraiment d’éléments fondateurs et fédérateurs… Elle s’est formée en rejetant certaines figures stigmatisées. La continuité ici est basée sur une sociabilité choisie. Dans l’intention de qualifier plus finement ce que j’ai pu saisir du mode d’habiter contemporain lattois, nous allons explorer dans la partie suivante plus particulièrement le quotidien du vivre à Lattes aujourd’hui.

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Partie 2. Un milieu qui ne tient pas ses

promesses : quand l’habiter rassure, mais

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