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La question posée initialement était la suivante : « L’exposition d’un territoire aux

inondations est-elle un élément déterminant dans la relation des habitants à ce territoire et dans le choix des personnes d’habiter ou non dans ce territoire ? La question est plus particulièrement posée pour des territoires exposés aux inondations, parce que par exemple un zonage réglementaire existe, des protections sont en place, mais qui n’ont pas enduré d’événement de ce type depuis longtemps, c’est-à-dire plusieurs décennies. » Cette thèse

visait à alimenter les travaux pluridisciplinaires engagés au sein de l’équipe de recherche Usages sur les risques inondation. L’ambition portée par ses « parents »13

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La métaphore se rapporte aux rédacteurs de son sujet : Audrey Richard-Ferroudji (sociologie), Christelle Gramaglia (sociologie), Frédéric Grelot (économie) mais aussi aux autres membres de l’équipe ayant influencés, par leurs travaux connexes sur la thématique ou l’approche, son élaboration : Gabrielle Bouleau (sciences politiques), Patrice Garin (géographie), Katrin Erdlenbruch (économie) pour ne citer qu’eux.

était en premier lieu que la thèse vienne nourrir les réflexions de l’équipe d’accueil à propos de l’évaluation des politiques publiques, et plus particulièrement sur la thématique des inondations, la dite politique d’instauration de « culture du risque ». L’idée qui soutenait cette ambition était que si le bien-fondé du principe d’information des risques ne peut être remis en cause, l’évaluation de son efficacité en tant que politique publique méritait d’être questionnée, ce qui renvoyait alors à l’opportunité et la possibilité du développement d’une « culture du risque ». Et ainsi, la conséquence que cette évaluation reposait nécessairement sur une compréhension fine de la relation entretenue par les personnes vulnérables du fait de leur lieu de résidence avec les acteurs intermédiaires émetteurs et porteurs des informations relatives au risque inondation et à l’événement lui-même tel qu’il est, bien ou mal, anticipé. En parallèle de ces attentes de

12 l’équipe d’accueil de la thèse en matières de politiques publiques, figurait aussi une intention exploratoire en matière d’hypothèses de rationalité des individus face au risque utilisées en économie (et en modélisation). La description fine des comportements résidentiels en zone à risque que devait permettre la thèse fut aussi anticipée comme pouvant contribuer aux travaux en modélisation de l’action déployés au sein de l’équipe14

Afin d’appréhender la relation fine que les habitants entretiennent avec le risque - entendu au sens large - le choix fort d’une étude de type ethnographique avait été fait dans la construction du sujet. Cette dernière s’inscrit dans le contexte d’une équipe de recherche interdisciplinaire, au sein d’un institut de recherche de tradition technique et ingénieriste. Dans un tel contexte, impulser une recherche de type ethnographique relevait du défi. Ma contribution fut alors de me saisir de ce défi et de le mettre en œuvre concrètement. La conduite de cette recherche de thèse a ainsi contribué au développement des approches microsociologiques à Irstea

. Si ce champ de recherche a participé à alimenter ma réflexion d’une manière générale, il n’a pas vraiment été considéré dans le présent travail.

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Une démarche ethnographique demande de poser un regard « neuf » sur une situation. Ainsi, si le sujet de l’inondation était prédéfini, il s’agissait de laisser les questions émerger du terrain, et non de calquer sur celui-ci une grille d’analyse définie a priori. L’idée était de considérer l’environnement dit « à risque inondation» dans sa globalité et seulement ensuite ce qui n'est qu'une dimension de ce dernier : la possibilité d'une inondation. Cette importance de « partir du territoire » et non du risque pour le considérer (Larrue, 2009) s'affirme aujourd'hui dans certains travaux pour appréhender la question du risque en sciences sociales (November, Penelas et Viot, 2008). Mon appropriation personnelle de la recherche, certainement par mon goût pour l’investigation de type naturaliste

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Notamment par les travaux de Frédéric Grelot en économie ou ceux de Olivier Barreteau, Nils Ferrand, Géraldine Abrami en modélisation, pour ne citer qu’eux de nouveau.

15 L’influence des jeunes sociologues de la petite équipe Usages au sein d’Irstea Montpellier (formée par Audrey Richard-Ferroudji, Christelle Gramaglia, Gabrielle Bouleau et Sylvain Barone) ainsi que les travaux de thèse en anthropologie d’Alexandre Gaudin avait ouvert tout fraîchement la voix à un tel développement.

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Orientation qui rejoignait totalement celle de mon directeur de thèse qui se défini lui-même comme un « goffmanien », en référence à Erving Goffman, dont le naturalisme et ses références à l’éthologie permettre de le qualifier d’ « observateur naturaliste » (Bordreuil, 2007).

, a totalement épousé cette démarche ethnographique prédéfinie. Mon parcours personnel a par ailleurs doublement contribué à poser un regard « neuf » sur le terrain. En premier lieu parce que je n’avais jamais travaillé sur la question du risque ou des inondations, ensuite parce que je n’avais jamais adopté une telle démarche théorique et méthodologique. De formation initiale en psychologie sociale, mon cheminement intellectuel dans la conduite de cette recherche a en quelque sorte épousé celui proposé par le sujet de thèse au sein des réflexions de la sociologie des risques. Formée initialement à étudier le fonctionnement humain individuel - le « dans les têtes » -, conduire cette recherche m’a amenée à travailler sur la coordination en situation et en société – le « entre les têtes ». Le désir de comprendre le fonctionnement humain avait défini la première orientation de mes études supérieures, la psychologie. L’intérêt pour le rapport à l’autre tout autant que le rapport à l’environnement en avait ensuite défini la

13 spécialisation, la psychologie (sociale) environnementale17

Dans ce contexte de contrat doctoral, au sujet et à l’encadrement prédéfinis, mon influence principale a porté alors sur la forme du regard posé sur le terrain. Si l’appel à une étude précise des comportements résidentiels pour alimenter la modélisation économique ne fut, par exemple, pas honorée, il m’apparut rapidement capital de considérer la problématique des inondations, qualifiée « d’environnementale », comme enchâssée dans d’autres d’ordre « politique », et donc de combiner à l’étude empirique en situation une réflexion plus critique sur le sujet. Cette lecture du problème, où les questions de la nature sont appréhendées avant tout comme le fruit d’une construction politique, me rendit sensible aux réflexions de la

political ecology, qui viennent ainsi croiser ici – de manière relativement originale – une

approche microsociologique de type pragmatiste. La political ecology dont il est question est celle qui prône une analyse s’appuyant sur une étude empirique des transformations environnementales et politiques dégagées des préjugés (Benjaminsen et Svarstad, 2009)

. À l’issue de mon cursus, le désir d’appliquer les connaissances acquises dans le champ des problématiques « environnementales » m’a conduite à suivre un master en gestion sociale de l’environnement et à ancrer ma formation en recherche en continuant par une thèse afin d’étudier les relations de l’homme et de son milieu, et entre les hommes dans ce milieu. Ce parcours de recherche, marqué par l’influence de la psychologie sociale, aux croisements des réflexions sociologiques et environnementales, m’a rendue sensible à l’appel à candidature pour le présent sujet de thèse alors que j’étais en quête d’un contrat doctoral. Le cadre de réflexion sociologique offert par l’encadrement au sein de l’équipe Irstea ainsi que la direction de cette thèse, marqué par les « nouvelles sociologies » (Corcuff, 1995), et plus précisément encore le pragmatisme, a alors largement influencé ce travail dans son élaboration théorique et méthodologique ; modifiant mes propres orientations de recherche. Le caractère critique de la prise en compte de la capacité des acteurs à créer le sens en situation que le sujet contenait a scellé l’armature de ce travail de recherche tout autant que son approche résolument empirique.

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. Ainsi, si ces lunettes plus « critiques » sont venues orienter ma lecture du problème, l’ancrage profondément empirique et l’inscription pragmatiste du sujet de thèse n’en n’ont pas pour autant été altérés, ainsi que nous le verrons plus loin. Il s’est agi de combiner ces deux points de vue, distincts mais complémentaires, pour l’appréhension du « vivre avec la possibilité d’une inondation », dans un lieu et un moment précis. Cette combinaison fut particulièrement mise en œuvre pour la caractérisation de la trajectoire du milieu considéré, entendue dans ces transformations physiques et politiques (partie 1).

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Mémoire de recherche de master 1 : « Représentations sociales de l’environnement et relation à la nature » (2006, Université Pierre Mendès France, Grenoble II).

18 Je me démarque ainsi de la tendance plus « politique » de ce courant, d’influence néo-marxiste, qui présente un certain déterminisme structurel dans lequel les travaux présentés ici ne se reconnaissent pas. Pour une présentation générale de la political ecology et de ces deux principales « tendances » voir : (Benjaminsen and Svarstad, 2009).

14 Cette appropriation du sujet par le chercheur ne fut cependant pas la première à intervenir dans la chronologie du « re-travail » de la formulation initiale du sujet. Le premier « façonnage » du sujet fut celui induit par ma rencontre avec le terrain. C’est donc à ce terrain que je vous propose de nous intéresser maintenant.

Le choix initial du terrain s’est fondé sur différents critères. Tout d’abord, la nécessité première de se situer dans un espace dit « risqué » et à distance du dernier événement a fourni le critère principal d’éligibilité dans le choix de ce terrain. Parmi les possibilités, la volonté de combiner l’inscription de la thèse dans les travaux de l’équipe – et donc de rendre possible des interactions fréquentes par une présence continue dans les locaux d’Irstea – avec une recherche de type ethnographique impliquant de vivre sur le terrain d’étude, a permis de préciser ce choix sur la commune de Lattes, dans la communauté d’agglomération de Montpellier (Montpellier Agglomération), où se situent les locaux d’Irstea.

Lattes est une ville périurbaine du sud-est de la France, située entre Montpellier et le littoral méditerranéen. Bénéficiant du développement très rapide de Montpellier ces cinquante dernières années, Lattes a connu une explosion démographique passant de 1600 habitants en 1965 à plus de 18 000 aujourd'hui. Dans le contexte sociopolitique montpelliérain, l’évolution sociodémographique locale a conduit à la construction d’une ville assez cossue, où les habitants jouissent d’un cadre de vie agréable, dans un environnement citadin et à proximité d’espace naturel et du littoral. Elle est située aujourd’hui dans la première couronne de l’agglomération de Montpellier qui compte près de 400 000 habitants et continue à être très attractive19. La proximité aux grands axes routiers et infrastructures diverses confère aux lieux une position « géostratégique » que beaucoup d’habitants valorisent – ainsi que nous le verrons – et que nous pouvons nous figurer sur la représentation cartographique ci-dessous.

Figure 1 : Localisation de Lattes. [M. Campardon ©. Source: SCAN 1000®, IGN, 2013 et GEOFLA®, IGN, 2013.]

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Sur la période 1999-2007, la région Languedoc-Roussillon est la deuxième région la plus attractive de France (après la Corse) avec un accroissement de la population de 1.76% (Sources : La Gazette de Montpellier n°1134, p13). Plus localement, le taux d’évolution démographique de Montpellier Agglomération sur la période 1999-2008 fut de 1.2%. (Sources : La Gazette de Montpellier n°1179 du 20 au 26 janvier 2006, p15).

15 L’offre y est riche en matière de services urbains, tout en se tenant à distance de la ville ; un pied dans la nature, en quelque sorte. Entre ville et campagne, la ville de Lattes est constituée de trois parties : Lattes-centre, Maurin et Boirargues qui se répartissent à peu près proportionnellement la population. C’est sur la partie de Lattes-centre que s’est concentrée l’étude de terrain.

Figure 2 : Carte de l’occupation du sol de Lattes et de ses alentours. [M. Campardon ©. Source : BD CARTO®, IGN, 2012.]

La forme d’hybridité du milieu entre ville, campagne et marais – sur laquelle nous reviendrons en détail – a orienté les questionnements de ce travail de recherche. L’immersion ethnographique aura été marquée par la forme d’indolence villageoise observée dans ce contexte urbain exposé au risque, et a orienté les investigations des thématisations de l’inondation dans l’appréhension du mode d’habiter local.

Construite sur une zone humide, dans l'ancien delta du fleuve Le Lez qui la traverse, le caractère inondable de la ville s’explique aisément par sa situation géographique et topographique. D’un point de vue topographique, la zone de Lattes est plane, située à quelques centaines de mètres d’étangs eux-mêmes reliés à la mer par des graus.

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Figure 3 : Vue aérienne de Lattes. [Source : google earth ©2013 Google.]

En lieu et place de la ville actuelle couraient plusieurs bras du Lez, formant jadis un ensemble deltaïque qui a pu mesurer, d’est en ouest, entre deux et quatre kilomètres de large et du nord au sud environ sept kilomètres de long (Prado, 1997). Dans ce delta, le lit du fleuve s’est déplacé fréquemment à l’intérieur de la plaine créée. Les cartes anciennes tracent l’existence passée de plusieurs anciens bras du Lez, comme nous pouvons le voir sur la figure 4. La plaine du Lez a fait l’objet de continus travaux d’aménagement depuis le Moyen-Âge20

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Ces aménagements sont représentés en figure 6 (p. 55).

. Ces nombreux aménagements permettent de qualifier la plaine du Lez de fortement artificialisée (Daveau et Jorda, 2008). Le lit ancien a notamment été modifié en canal de dérivation du Lez à l’époque médiévale, nous y reviendrons dans la première partie de cette thèse.

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Figure 4 : Représentation cartographique de l’ancien delta du Lez. [Source : d’après (Daveau et Jorda, 2008) ©.]

Le Lez et son affluent principal, la Mosson, sont des cours d’eau caractérisés par un fort contraste entre les débits de crue21 et les débits d’étiage22 : un régime torrentiel alternant avec des périodes d’aridité extrême. Malgré des linéaires et des bassins versants23 relativement modestes24

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Niveau maximal des eaux d'un cours d'eau ; débit le plus élevé 22 Niveau minimal des eaux d'un cours d'eau ; débit le plus faible.

23 Un bassin versant (ou bassin hydrographique) est une portion de territoire délimitée par des lignes de crête, dont les eaux alimentent un exutoire commun (cours d’eau ou lac). Ici il s’agit du bassin versant Lez-Mosson-étangs palavasiens (figure 5).

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28 km pour le bassin de 173 km2 pour le Lez et 36 km pour un bassin de 386 km2 pour la Mosson. Sources : Rapport de présentation PPRI Lattes, version d’Avril 2007.

, l’importance et la fréquence des inondations qu’ils provoquent témoignent de la sensibilité particulière de l’ensemble du bassin versant Lez-Mosson-étangs palavasiens aux crues de type méditerranéen et aux « épisodes cévenols ». Ces épisodes sont caractérisés par des excès, souvent saisonniers (l’automne et dans une moindre mesure le printemps concentrent la majorité des événements) marqués par des pluies diluviennes qu’aggravent une certaine immobilité dépressionnaire, parfois accompagné de tempêtes maritimes. Si par extension l’expression sert aujourd’hui à qualifier tout épisode apportant des pluies

18 diluviennes sur les régions méridionales, où il suffit de s'éloigner de quelques dizaines de kilomètres pour trouver des reliefs dépassant les 1500 mètres, le massif des Cévennes est réputé pour l'intensité des épisodes qui l'affectent (d'où le qualificatif).

Figure 5 : Représentation cartographique du relief de la région de Lattes. [M. Campardon©. Sources : MNT BD Alti®, 2008; BD CARTHAGE®, 2012; BD CARTO®, 2012.]

Ce contexte occasionne des crues régulières (dont la formation et la propagation rapides posent problème en termes de réactivité) et les inondations sont relativement fréquentes dans la région. Selon l’observatoire régional du risque naturel en Languedoc Roussillon25

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La Région Languedoc-Roussillon a mis en place, par une délibération de 2006, l’Observatoire régional des risques naturels (ORN), en partenariat avec d’autres acteurs concernés par la gestion des risques naturels. Étant donné la prédominance du risque inondation, celui-ci a été défini comme priorité de l’observatoire.

, effectivement, « les trois-quarts des communes de la région sont concernées, pour au moins

une partie de leur territoire, et 94% ont fait l’objet d’au moins un arrêté de catastrophe naturelle lié aux inondations sur la période 1985-2010 (contre 58% au niveau du territoire national sur la période 1991-2010). Au total, 25 % de la population réside de manière permanente en zone inondable (contre près de 10% au niveau du territoire national)». Lattes

a subi plusieurs inondations importantes ; six événements majeurs sont recensés au cours du dernier siècle (octobre 1891, octobre 1907, septembre 1933, septembre 1963, décembre 1955 et septembre 1976). Les dernières inondations de 1976 ont engendré la canalisation du Lez et la construction de digues de protection. Au début des années 2000, suite à plusieurs inondations « mineures » et un épisode de crue ayant fait craindre le pire, le risque majeur de

19 rupture de digue, de grands travaux de protection (renforcement des digues, création d'un répartiteur de crue en amont) ont été menés. Nous reviendrons en détail sur le long processus local de la mise en risque dans le courant de la thèse.

La thèse va ainsi s’attacher à questionner comment dans l’habiter une zone périurbaine prisée – milieu hybride entre ville et nature aménagée – les riverains s’emparent de la question du risque inondation, la font circuler et organisent leurs pratiques en fonction du risque ; ainsi que le préconisent les nouvelles orientations politique de gestion des risques qui appellent à favoriser la prévention. L’objet de la thèse est ainsi celui de la circulation des thématisations, ou problématisations, de la « chose » inondation. Puisque des sensibilités (ou sensibilisations) différentes au sein d’un même milieu se donnent forcément à voir, il s’agit de les repérer en premier lieu puis de réaliser le suivi de la contagion éventuelles des préoccupations des uns sur celles des autres. Par le souci de pointer l’affleurement explicite des considérations formulées à propos du risque tout autant que de repérer les situations dans lesquelles le risque inondation est « organisateur des pratiques », l’ambition est de cerner un état ordinaire des sensibilités vis-à-vis de l’horizon de l’inondation des habitants, dans un milieu et un moment particuliers, chargés d’autres enjeux socioéconomiques et politiques.

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