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Questionner les facteurs d’acquisition de la mobilité

construction du rapport à l’espace

2.1. Adolescents et mobilité autonome

2.1.2. Questionner les facteurs d’acquisition de la mobilité

Si les liens entre les pratiques et les représentations cognitives de l’espace sont établis ( Hart, 1979; Rissotto & Tonucci, 2002; Depeau & Ramadier, 2005; Depeau, 2003), comme on a pu le voir dans la première section de ce chapitre, plusieurs facteurs influencent les modalités des pratiques des enfants. Alors que certaines compétences sont principalement transmises aux enfants par l’école, les compétences permettant une pratique de l’espace se transmettent d’abord dans le cadre familial. Pourtant, celui-ci ne peut être isolé d’autres cadres et Kaufmann et Widmer (2005) insistent sur la difficulté de connaître les conditions

d’acquisition de la motilité86. Si les études s’attachant à cette question utilisent différentes

méthodes et concepts, le trajet pour aller à l’école est une situation de référence dans les

86 Le concept de motilité est proposé par Vincent Kaufmann pour décrire « la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible et en fait usage pour développer des projets » (Kaufmann, 2006).

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travaux s’intéressant à la mobilité des enfants et des jeunes (Depeau, 2003). Dans le dossier spécial consacré à la mobilité des enfants et des jeunes dans le Journal of Transport

Geography (Buliung, Sultana et Faulkner, 2012), quatre articles portent sur le trajet entre le

domicile et l’école (Emond et Handy, 2012 ; Fusco et al., 2012 ; McDonald, 2012 ; Mitra et Buliung, 2012). Ce trajet permet en effet d’identifier un ensemble complexe de facteurs intervenant sur la manière dont les enfants et les adolescents se déplacent, incluant des variables sociales, spatiales et individuelles (Depeau, 2003, Lewis, Torres, 2010, Authier, Lehman-Frisch, 2012). Il correspond en effet au premier déplacement indépendant des enfants (Depeau, 2003 ; Depeau 2008).

La famille constitue le contexte dans lequel se déroulent les sorties accompagnées pour les enfants n’étant pas encore autonomes. Avec l’avancée en âge des individus, elle définit le cadre permettant, selon différentes modalités, la réalisation de sorties sans accompagnement par un adulte. La famille, dans sa structure et ses fonctionnements, intervient ainsi dans l’acquisition des compétences de mobilité (Depeau, 2003, Kaufmann, Widmer, 2005) par les enfants. L’acquisition des compétences de mobilité, selon Kaufmann et Widmer, dépendrait notamment des fonctionnements familiaux, analysés à travers trois axes : la place des individus dans la famille, la relation de la famille à l’extérieur, la régulation entre les membres de la famille (Kaufmann et Widmer, 2005). Si plusieurs exemples montrent comment ces trois axes influencent l’acquisition d’un capital de mobilité par les enfants, les auteurs soulignent le manque d’études prenant en compte les effets de ces trois ensembles de facteurs (Kaufmann et Widmer, 2005).

A côté des variables sociales liées à la famille, un ensemble de variables environnementales se déclinent à différentes échelles : Sandrine Depeau, dans son analyse des conditions de l’autonomie de l’enfant, observe les pratiques et représentations spatiales en fonction de différents contextes territoriaux et des conditions environnementales plus locales, liées aux trajets réalisés par les enquêtés : la distance école-domicile et la traversée de la chaussée (Depeau, 2005). Elle montre ainsi des variations de l’autonomie de déplacement selon que les enfants résident en « quartier traditionnel », » quartier mixte », et « ville nouvelle ». Ces trois contextes forment un gradient allant de la voirie la plus complexe associée à un trafic important (quartier traditionnel) à un secteur moins complexe et à une plus faible densité automobile (ville nouvelle). Les trajets accompagnés par les parents ou les trajets seuls sont dominants pour les enfants résidant en quartier traditionnel et en quartier mixte. A l’inverse,

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en ville nouvelle le trajet est plus fréquemment réalisé en compagnie des pairs ou de la fratrie que seul ou accompagné des adultes (Depeau, 2005, p. 95).

A une plus grande échelle, le quartier comme espace de socialisation des enfants est au centre de la démarche de l’enquête réalisée par Frédérique Dufaux, Jean-Yves Authier et Sonia Lehman-Frisch dans trois quartiers de grandes métropoles, en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lehman-Frisch, Authier et Dufaux, 2012). Cette enquête montre globalement un « usage intensif » du quartier par les enfants, qui s’accompagne d’une appréciation positive et d’une bonne connaissance de cet espace pour une large partie d’entre eux (Lehman-Frisch, Authier et Dufaux, 2012). Dans le même temps, le rapport des enfants au quartier varie selon deux ensembles de facteurs, notamment spatiaux. Ces derniers se déclinent à différentes échelles :

« Selon que leur domicile est situé au sein ou en dehors de ces quartiers, selon qu’ils résident à une plus ou moins grande distance de l’école, selon, enfin, qu’ils habitent à Paris, à Londres ou à San Francisco, on discerne de nettes différences dans leurs usages des quartiers» (Lehman-Frisch, Authier et Dufaux, 2012, p. 96).

En prenant en compte la distance entre le domicile et l’école, les auteurs remarquent

« une forte correspondance entre la distance domicile/école et l’intensité des usages. Globalement, plus les enfants habitent près de l’école, plus ils présentent des usages intenses et variés du quartier gentrifié, suivant une corrélation linéaire » (Lehman-Frisch, Authier et

Dufaux, 2012, p. 97).

On retrouve le poids du contexte résidentiel dans les pratiques de mobilité87 indépendante

pour des populations adolescentes (Massot et Zaffran, 2007 ; Oppenchaim, 2009). Des « inégalités de contexte » sont ainsi observées dans la mobilité des adolescents franciliens : parmi les adolescents âgés de plus de 15 ans, ceux vivant à Paris ont une « autonomie de mobilité »plus intense et plus diversifiée que ceux vivant hors de la commune (Massot et Zaffran, 2007). Cet effet du contexte résidentiel est à mettre en relation avec la structure des familles et notamment l’inactivité d’un des membres du couple parental. Ainsi, la forte dépendance à autrui pour les déplacements des individus résidant en grande couronne est liée à la disponibilité d’un adulte motorisé pour assurer les différents accompagnements (Massot et Zaffran, 2007). La sphère résidentielle et son organisation sociale et/ou spatiale influencent donc dans un premier temps les choix parentaux en matière d’encadrement des déplacements. Enfin, les caractéristiques propres des individus influencent leurs conditions d’acquisition des compétences spatiales. L’âge entre dans un premier temps en jeu dans la possibilité pour les

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adolescents de réaliser des déplacements indépendants, et dans les conditions de ces derniers. Le sexe conditionne aussi l’acquisition des compétences de mobilité pour les enfants et adolescents. Dans l’étude de Nicolas Oppenchaïm déjà citée, l’utilisation précoce des transports en commun par les adolescents vivant en ZUS par rapport à d’autres contextes sociaux-économiques « concerne quasi exclusivement les garçons » (Oppenchaim, 2009, p. 225). Si des différences dans l’âge de la première sortie sans accompagnement d’adulte entre filles et garçons existent, d’autres conditions diffèrent également selon le sexe de l’enfant. Certaines prescriptions ou recommandations parentales sont ainsi spécifiquement destinées aux filles et contribuent à transmettre des « normes d’usages genrées des espaces publics » (Depeau, 2003, 2005 ; Rivière, 2011). Les « murs invisibles » (Di Méo, 2011) qui bornent les espaces de vie des femmes adultes sont aussi liés à une « peur sexuée » (Lieber, 2008) qui s’apprend dans le cadre de la famille. Le constat d’un accès différencié à l’espace urbain pour les filles et les garçons, observé chez les adolescents de « banlieue populaire », est en effet justifié par la dangerosité de l’espace public pour des « femmes qui seraient plus vulnérables, l’objet d’agression et moins capables de se défendre » (Buffet, 2005, p. 306). Elle conduit les femmes à restreindre leurs déplacements à certains moments et dans certains lieux. Si l’éducation reçue dans la famille joue bien sûr un rôle important dans ces différenciations, c’est aussi le cas pour des structures d’éducation collective, école, activité parascolaire, ou prise en charge sociale. Sans revenir sur l’ensemble des nombreux travaux consacrés à la reproduction des stéréotypes de genre dans ces différentes sphères, l’article de Yves Raibaud, montre comment l’offre publique de loisirs à destination des jeunes est inégalitaire et « participe à la consolidation des standards et stéréotypes sexués », et notamment à la différenciation de l’usage de l’espace public au profit des individus masculins (Raibaud, 2007, p. 70). Les travaux sur la mobilité des enfants et des adolescents sont pourtant centrés sur le contexte familial et considèrent le temps des adolescents principalement structuré par l’école (Massot et Zaffran, 2007). Si cette situation correspond à la réalité de la grande majorité des adolescents, elle ne permet pas de rendre pleinement compte de celle vécue par les adolescents placés. Ces derniers connaissent en effet dès leur placement des lieux différents de ceux pratiqués en famille. En outre, le fort taux de déscolarisation des adolescents placés nécessite de relativiser la place de l’école dans l’organisation de leur temps.

Les caractéristiques sociales des individus, l’âge et le sexe notamment, déterminent donc un ensemble d’attendus sociaux, concernant notamment l’usage de l’espace. La prise en charge

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sociale des filles et garçons est alors fondée sur ces attendus et contribue dans le même temps à les transmettre, en particulier lorsque les pratiques des individus sont considérées comme déviantes. Le double prisme de l’âge et du sexe constitue ainsi une entrée particulièrement intéressante pour observer la transmission des normes sociales relatives aux pratiques spatiales, et notamment aux déplacements.

La mobilité des enfants et des adolescents peut donc être envisagée en termes d’indépendance et d’autonomie. La mobilité indépendante désigne la capacité des individus à se déplacer sans être accompagné par un adulte, et suppose la possession d’un certain nombre de compétences, tandis que la mobilité autonome correspond à la capacité à se déplacer par soi-même, et renvoie donc à la maîtrise de ses propres déplacements. Ce dernier terme suggère la possibilité d’une mobilité non-autonome, et interroge l’association traditionnelle entre liberté et mobilité.

2.2. La mobilité sous contrainte : une remise en cause de l’association

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