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spatiales entre opposition et continuité

2.2. Distance et proximité : la localisation des établissements

2.2.1. Mise à distance et rupture

Cette séparation repose sur une double mise à distance, à la fois de la famille mais aussi du milieu plus général dans lequel vit le mineur. Ainsi, la question de la distance est mêlée aux caractéristiques du contexte territorial dans lequel le mineur vit et notamment à son type de peuplement, urbain ou rural. La mise à distance physique de la famille, pour des raisons de protection, se fait en parallèle d’une mise à distance plus sociale, fondée sur la découverte d’un nouveau milieu pour le jeune.

Les dispositifs actuels de la protection de l’enfance et de la jeunesse trouvent leur origine dans les dispositions législatives prises à la fin du XVIIIème siècle en faveur d’une éducation publique. Cette période correspond à l’essor de la scolarisation en internat, fondée sur la «réclusion de l'enfant et du jeune loin du monde et de sa propre famille […] considérée comme l'une des formes idéales de l'éducation» (Ariès, 1960, p. 313). Touchant l’ensemble de la société, les réflexions sur le pouvoir émancipateur de l’instruction se développent également en réaction à une autorité paternelle considérée comme défaillante. La prise en charge des mineurs dans des établissements est alors rendue possible par le transfert des compétences en matière d’éducation de la puissance paternelle vers la puissance d’Etat. Certains dispositifs d’éducation collective voient ainsi le jour en amputant le droit des familles et les établissements créés à cette époque reposent donc logiquement sur un nécessaire éloignement des mineurs de leur milieu familial.

La mise à distance de la famille est justifiée par le danger qu’elle représente pour le jeune. Cette possibilité est liée aux évolutions juridiques et notamment au Code pénal de 1810 qui donne la possibilité d’une détention longue en cas d’absence de discernement : « L’acquittement pour absence de discernement ouvre donc la voie à des mesures de coercition et de correction, appliquées loin du milieu dans lequel ont prospéré les vices » (Jablonka, 2010, p. 89). La notion de « milieu » utilisée ici par Yvan Jablonka a un double sens, celui de milieu naturel mais aussi, plus largement, le milieu de vie du mineur. Autant que la famille, c’est ce milieu de vie qui est rendu responsable de ses vices. L’aliénisme, à la fin du XIXème siècle, théorise la transmission héréditaire des vices mais aussi la transmission de dégénérescences produites par le milieu. Le milieu mis en cause est social mais possède aussi une composante spatiale forte : il s’agit du milieu urbain en pleine expansion suite à la

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révolution industrielle. Les thèses soutenues par le courant aliéniste justifient donc un déracinement du jeune de son milieu d’origine : si un milieu est responsable de l’inadaptation sociale des enfants et des jeunes, leur déplacement dans un autre milieu permettra leur réhabilitation dans la société. En réaction au développement du vagabondage en lien avec l’industrialisation et le développement urbain, les vertus salvatrices de la terre et de la campagne sont prônées (Pedron, 2005). Le caractère pathogène du milieu urbain mis en relation avec un milieu rural sain apparaît dans l’argumentation des défenseurs de la colonie agricole au XIXème siècle. Le recours à la colonie agricole, soutenu par les sciences psychiatriques et pénitentiaires, repose bien sur cette idée d’une « régénération à la française, fondée sur une rupture avec le milieu d’origine » et le mythe agraire de la métamorphose

(Jablonka, 2010, p.123)54. Il s’inscrit en outre dans un contexte d’exode rural et d’un besoin

de main d’œuvre en milieu agricole. Le succès de la colonie agricole est intimement lié à ce contexte socio-économique et à sa fonction comme outil « d’aménagement du territoire » (Jablonka, 2010, p.130): « repeupler des campagnes en déprise, coloniser les marais solognots, les landes de Bretagne ou les déserts algériens : l’Etat intègre tout à la fois des individus et des territoires » (Jablonka, 2010, p. 134).

La mise en cause du milieu pathogène perdure dans les années suivantes et notamment avec l’ordonnance de 1945 qui, en assurant l’irresponsabilité du mineur, sous-entend une responsabilité ailleurs, dans la famille ou dans le milieu (Bourquin, 2007a, p. 129). L’idée de l’éloignement du milieu redevient un principe éducatif opérant avec l’idée du déconditionnement/reconditionnement. L’adolescent est ainsi déconditionné d’un milieu familial ou social jugé nocif et reconditionné au sein de l’institution. Fondé sur l’éloignement du milieu familial, ce principe mobilise aussi les différents espaces ou groupes de l’institution qui symbolisent une progression. Les espaces de vie de l’adolescent sont alors en lien direct avec son comportement :

« Le principe en est simple, en fonction de la progression de son comportement, les conditions de vie du jeune s’améliorent à l’intérieur de l’institution. Il peut passer ainsi successivement du groupe « épreuve » le plus dur, au groupe « mérite » et au groupe « excellence », mais il peut aussi rétrograder ou ne jamais sortir du groupe « épreuve »

(Bourquin, 2007a, p. 132).

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Les premières colonies de vacances, initiées par le pasteur Walter Bion, en Suisse, reposent également sur ce principe. Initiés en 1876, les séjours s’adressent à des « enfants pauvres et chétifs de Zurich » et ont lieu « chez les paysans du canton d'Appenzell ».La dimension rurale de cet espace a un rôle important dans la mise en place de ces séjours puisque « la joie et le bon air sont les moyens éducatifs privilégiés de ces premières colonies protestantes. » (Houssaye, 1998, p. 98).

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La mise à distance prend une forme encore plus poussée dans une nouvelle prise en charge

créée en 199655 et destinée aux mineurs placés dans le cadre de la justice pénale. Les Centres

Educatifs Renforcés « visent à créer une rupture dans les conditions de vie du mineur et à

préparer les conditions de sa réinsertion »56. L’idée de rupture est réitérée dans la présentation

des CER sur le site internet de la PJJ : « L'objectif est de créer une rupture temporaire du mineur tant avec son environnement qu'avec son mode de vie habituel […]; la mise en place

de séjours de rupture favorisant la mobilisation et l'apprentissage de règles»57. La notion

de « rupture », centrale dans le projet des CER, est plus précise que celle de « mise à distance ». Elle possède tout d’abord une dimension temporelle puisque la rupture se

distingue de la séparation par son caractère brusque58. Plus que la simple séparation ou

distance, la rupture insiste également sur l’opposition avec un état antérieur59. Dans le

contexte d’une recherche-action consacrée au dispositif des CER, trois fonctions de la rupture sont repérées : la rupture « avec les conditions de vie habituelle des mineurs », « une confrontation des mineurs à d’autres rythmes sociaux », « la condition indispensable pour structurer de nouveaux comportements » (Belhandouz et Vulbeau, 2010, p. 45). La rupture concerne à la fois l’environnement et les habitudes de vie du mineur, dont le CER suppose qu’ils sont liés. Ainsi, c’est bien la rupture avec l’environnement connu par le jeune qui doit permettre l’apprentissage de nouvelles habitudes. La traduction géographique du principe de rupture n’est pas sans rappeler les principes de la prise en charge des jeunes dans les colonies agricoles :

« Comme c’est le cas pour les lieux de vie ensuite, si leur public vient de zones fortement urbanisées, qualifiées généralement de banlieues sensibles, leur implantation géographique est majoritairement en zone rurale ou des petites villes provinciales. Dépaysement et retour à la nature, apparaissent ainsi comme des valeurs positivées après avoir été souvent décriées » (Vergez, 2005, p. 62).

Le dépaysement évoqué ici dépasse en outre le contexte métropolitain français puisque pour de nombreux CER, tout ou partie de la prise en charge se déroule à l’étranger, en Afrique

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Inscrits dans le Pacte de Relance pour la Ville, ces établissements sont dans un premier temps nommés Unités à Encadrement Educatif Renforcé (UEER). Afin de faciliter la lecture, et du fait de la filiation directe entre les deux types d’établissements, nous utiliserons ici exclusivement l’acronyme CER.

56Circulaire de la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, Signalisation des circulaires du 1er janvier au 31 mars 2000. http://www.justice.gouv.fr/bulletin-officiel/dpjj77.htm

57 http://www.justice.gouv.fr/justice-des-mineurs-10042/la-dir-de-la-protection-judiciaire-de-la-jeunesse-10269/les-etablissements-de-placement-18684.html

58 Rupture : « Interruption, cessation brusque (de ce qui durait). » (2016).

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notamment. L’objectif n’est pas ici d’évaluer les projets des CER60 mais plutôt de mettre en

lumière l’usage de la rupture afin d’éclairer d’autres dispositifs de la Protection de l’enfance. Fondamentale dans le projet des CER, la rupture et les modalités spatiales décrites ici sont aussi utilisées dans d’autres cadres, communément nommés « séjours de rupture ». Comme dans le cas des CER, le « séjour de rupture » peut correspondre à un placement pour une durée donnée, environ six mois en général. Le « séjour de rupture » peut aussi avoir lieu lorsque le mineur est déjà placé dans un établissement et qu’il est dirigé pour une courte période vers une autre structure d’accueil. Ces « ruptures internes créées par les activités et/ou séjours à l’extérieur du site d’hébergement » sont aussi désignées par le terme « dégagement » (Belhandouz et Vulbeau, 2010, p. 37). Les appellations diverses de ce type de séjours, et celle de « mise au vert » particulièrement, montrent encore la dimension rurale de cette prise en charge.

Comme au cours des siècles précédents, la rupture avec le milieu est plus récemment présentée comme nécessaire, dans la mesure où l’environnement du jeune est en partie considéré comme responsable de ses problèmes. C’est désormais le « quartier » qui est perçu comme un espace criminogène. Le « quartier », comme catégorie d’action publique, s’est en effet construit sur l’idée d’un milieu criminogène et pathogène. Dès les années 1960, la critique urbanistique et architecturale des grands ensembles s’accompagne d’une dénonciation des conséquences du cadre bâti sur la vie sociale et psychologique des habitants, et notamment sur « les jeunes » (Tissot, 2007). La double mise à distance, de la famille et du milieu, traverse l’histoire de la Protection de l’enfance et se trouve au fondement de dispositifs récents, tels que les CER. A côté de cette rupture organisée, la « proximité » apparaît comme un nouvel objectif de la Protection de l’enfance.

2.2.2. La « proximité », nouvel impératif de la Protection de l’enfance ?

Alors que le placement s’est construit sur le principe d’une mise à distance du mineur de sa famille et de la société, la proximité semble s’imposer comme un principe de la Protection de l’enfance. Le terme renvoie alors à la proximité avec le lieu de résidence de la famille, et plus largement avec le milieu d’origine du mineur. Ce principe fait figure de nouveauté dans la Protection de l’enfance mais certaines institutions l’ont appliqué de manière précoce. Dès

60 Pour des analyses plus approfondies et interdisciplinaires des CER : « Contenir ou enfermer ? », VST, 2010, « Les centres éducatifs renforcés, pulsations du social », Empan, 2005.

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1962, la nouvelle directrice du Bon-Pasteur de Bourges instaure ainsi la proximité géographique comme un critère de recrutement pour les jeunes filles accueillies :

« Dans la plupart des établissements, publics et privés, à l'époque, il n'entrait pas dans les préoccupations des décideurs de rapprocher les mineurs de leur milieu d'origine. L'éloignement allait de soi, non pas comme un objectif rééducatif, mais simplement parce qu'il fallait remplir les lits, ce qui se réglait au niveau national. Un mineur de Bretagne pouvait ainsi se retrouver du jour au lendemain dans le nord ou le sud de la France, selon les places disponibles. Le Bon-Pasteur fait figure d'exception dans cette logique gestionnaire » (Tétard et Dumas, 2009, p. 276).

L’impératif de proximité se fonde aujourd’hui sur la nécessité pour l’enfant de conserver un lien avec sa famille, affirmée dans plusieurs textes législatifs. L’importance de ce lien apparaît dans la CIDE et dans ses transpositions dans la législation française. La Protection de l’enfance s’articule en effet autour de deux objectifs : « préserver autant que faire se peut les liens entre l’enfant et ses parents et promouvoir le milieu familial de façon à ce qu’il puisse, à terme, assumer ses obligations éducatives selon les normes sociales en vigueur » (Borgetto et Lafore, 2009, p. 291).

Dans cette optique, la loi du 5 mars 2007 complète l’article 375-7 du code civil et donne des précisions quant à la localisation géographique de l’établissement dans le cas d’un placement : « Le lieu d’accueil de l’enfant doit être recherché dans l’intérêt de celui-ci et afin de faciliter

l’exercice du droit de visite et d’hébergement par le ou les parents. »61

Si l’idée de proximité entre le lieu de placement et le domicile des parents est implicite dans l’article de la loi, le guide édité par le Ministère de la santé et des solidarités traduit bien le texte en ces termes :

« Cette disposition vise à faciliter, pour les parents, l’exercice du droit de visite et d’hébergement, ce qui suppose que le lieu d’accueil de l’enfant doit se situer le plus près possible du domicile familial. Cette proximité doit être notamment recherchée lorsqu’elle

répond aux besoins et à l’intérêt de l’enfant. »62

Ces indications, ainsi que la référence, dans le texte de loi, à « l’exercice du droit de visite et d’hébergement par le ou les parents » montre bien que la proximité avec le domicile familial est nécessaire seulement dans les cas où des contacts avec la famille sont possibles et encouragés. Visant à faciliter les droits de visite et d’hébergement, la proximité n’a plus de pertinence lorsque ces droits n’existent pas. A l’inverse, dans ces cas, c’est bien le principe de distance qui est préconisé. La loi envisage donc la proximité de l’établissement de placement et du domicile parental en rapport avec le maintien des liens familiaux.

61Article 22 de loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance.

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Si l’article 22 est ici interprété en termes de proximité spatiale, d’autres éléments entrent en jeu dans le maintien d’une proximité entre parents et mineurs placés. La remarque d’Emilie Potin, portant sur le placement en familles d’accueil, s’applique ainsi au placement en établissement :

« La distance ou la proximité vécue entre le lieu d’accueil et le domicile familial (l’environnement jusqu’alors connu) ne peut se limiter à un calcul kilométrique. Il ne s’agit pas de dire : « plus la distance kilométrique est importante, plus les liens entre famille d’origine et enfant seront difficiles à maintenir ». Le calcul de la distance est plutôt à indexer aux moyens matériels et sociaux des enfants et des parents pour conserver du lien »

(Potin, 2011, p. 124).

Parmi ces moyens interviennent bien sûr la mobilité, mais aussi les possibilités de télécommunications, toutes deux dépendantes des moyens financiers des parents. Outre l’éloignement spatial, l’auteur met également en avant la découverte d’un « autre monde » pour les enfants placés, en lien avec un triple changement concernant l’établissement scolaire, le contexte résidentiel et le lieu des activités scolaires. Cette acception large de la proximité, qui permet de prendre en compte l’ensemble des liens construits avant le placement, n’apparaît pas dans la loi du 5 mars 2007. Le maintien d’autres liens que parentaux, notamment amicaux, ou de repères liés à l’inscription dans un territoire, ne sont ainsi pas mentionnés.

En réponse aux oscillations des représentations sociales de la jeunesse et aux évolutions juridiques, les établissements dans leur architecture et leur localisation évoluent, malgré un décalage temporel lié à l’inertie du bâti. L’approche historique des formes spatiales des établissements de placement montre de fortes oppositions entre différentes modalités de prise en charge des adolescents. Les formes spatiales du dispositif de Protection de l’enfance évoluent ainsi à travers l’histoire, et selon les orientations décidées au niveau national. L’impact de certaines de ces orientations doit cependant être relativisé puisqu’elles s’appliquent différemment selon les mineurs concernés. Françoise Tétard et Claire Dumas remarquent, en outre, l’inertie liée à l’architecture des établissements qui conditionne aussi la mise en application des orientations décidées à un niveau national. Alors que 1945 constitue une rupture historique importante dans la considération du mineur coupable de délits, les méthodes disciplinaires restent souvent les mêmes après cette date, faute de construction de nouveaux établissements :

« Les premiers éducateurs ont été confinés le plus souvent dans des architectures lourdes, imprégnées de l'esprit des colonies pénitentiaires entretenu par les habitants des villages où elles étaient situées. De gros internats à la campagne sont restés l'essentiel du patrimoine, du public comme du privé » (Tétard et Dumas, 2009, p. 351).

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En outre, même la création de nouveaux établissements ne remet pas nécessairement en cause le système antérieur, y compris lorsque c’est l’ambition affichée par leurs fondateurs. Par exemple, les colonies agricoles, créées en opposition à l’incarcération des mineurs, se rapprochent pourtant du modèle pénitentiaire :

«Si, au moment de leur création, elles ont pu apparaître comme une alternative à la prison, elles n’en sont, en fait, que le prolongement» (Bourquin, 2002).

De même, dans la transformation des colonies pénitentiaires agricoles en IPES, le mur d’enceinte est rasé mais le mitard conservé (Mucchielli, 2005). Si des oppositions marquées entre fermeture et ouverture d’un côté, et mise à distance et proximité de l’autre, peuvent être observées, l’analyse des passages de l’une à l’autre montre des transitions très progressives. Plutôt qu’en termes d’oppositions, c’est ainsi par la continuité de leurs formes spatiales que les établissements de placement et la Protection de l’enfance peuvent être analysés dans une perspective historique.

Face à cette complexité, Yvon Jablonka établit un lien entre l’histoire des enfants pris en charge par la République depuis la Révolution et la question de l’intégration des jeunes, notamment des « jeunes de banlieue » d’aujourd’hui. La question de l’intégration des jeunes, depuis la Révolution, répond selon lui au même objectif d’incarnation des valeurs et idéaux de la nation :

« Si l’enfance devient une affaire d’Etat à partir de la Révolution, ce n’est pas d’abord pour des raisons sociales, démographiques, militaires ou religieuses ; c’est parce qu’elle est l’antichambre de la citoyenneté » (Jablonka, 2010, p. 16).

Plus large que celle du placement, la question de l’intégration permet également de faire le lien entre des établissements et la société dans laquelle ils s’inscrivent.

La structure spatiale des établissements dépend ainsi des individus pour lesquels ils sont conçus et des représentations qui leur sont associées. Dès lors, il est nécessaire de s’intéresser plus précisément aux individus concernés par cette mesure : au-delà des multiples statuts administratifs, quelles sont les pistes pour dresser une sociologie des adolescents placés ?

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3. Les adolescents placés : au-delà des statuts administratifs,

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