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La mobilité sous contrainte : une remise en cause de l’association entre mobilité et liberté

construction du rapport à l’espace

2.2. La mobilité sous contrainte : une remise en cause de l’association entre mobilité et liberté

L’espace occupe un rôle central dans les rapports de pouvoir au sein d’institutions, qu’elles soient plus ou moins fermées. Les travaux de Michel Foucault (1975) et Erving Goffman (1968) ont ainsi largement contribué à analyser le rôle de l’architecture dans les institutions dites totales. Les liens entre organisation sociale et spatiale gagnent en outre à être observés au sein de l’ensemble des institutions intégrées à l’archipel carcéral mais aussi dans d’autres types d’espaces partagés. Traditionnellement interprété à travers l’enfermement et l’immobilisation des personnes, le rôle de l’espace comme moyen de contrôle peut aussi être observé à travers le déplacement et la mobilité.

Etudiant les relations entre liberté et mobilité, Mimi Sheller insiste sur le fait que l’augmentation de la mobilité n’est pas toujours synonyme d’une liberté croissante. Elle montre à travers l’exemple de l’esclavage que la privation de liberté passe par un mouvement coercitif (Sheller, 2008, p. 29). Des exemples plus actuels de « mobilité forcée » invitent à repenser les liens entre mobilité et liberté : les injustices de liberté peuvent conduire à une mobilité entravée mais aussi à une mobilité sans volonté de la part de celui qui la réalise. L’attention commune portée aux dispositifs d’enfermement et à la mobilité montre bien que l’individu n’est pas toujours maître de ses déplacements et que, dans ce contexte, sa mobilité n’est pas nécessairement autonome. Par un jeu de miroir, la remise en cause du lien entre

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mobilité et liberté questionne aussi les usages de la mobilité dans des contextes de privation de liberté. L’intégration de la question de la mobilité à l’analyse de l’enfermement marque un tournant dans l’appréhension du contrôle spatial des populations. Ainsi, « le projet de dépassement de la dialectique entre ouverture et fermeture » dans l’analyse de l’enfermement, s’articule à une réflexion sur le rôle de la mobilité dans l’enfermement (Darley et al., 2013, p. 15).

L’appréhension de la mobilité dans ses relations aux rapports de pouvoirs entre individus et au contrôle des populations se fonde aujourd’hui sur l’analyse des circulations internationales d’individus et leur régulation par les Etats. La forme réticulaire que prend le dispositif de contrôle des migrations, notamment en Europe (Clochard, 2010), s’imprime en effet dans les trajectoires des individus, marquées par la succession de périodes d’immobilité et de déplacement, qu’elles soient choisies ou contraintes. Dans ce contexte, le déplacement apparaît, au même titre que l’enfermement, comme un moyen de contrôler des individus (Michalon, 2012).

Les politiques à destination des demandeurs d’asile en Grande-Bretagne révèlent ainsi que la mobilité peut être plus contraignante que l’immobilité (Gill, 2009). L’auteur insiste alors sur les bénéfices politiques et psychologiques de l’immobilité pour les demandeurs d’asile, là où la mobilité, déstabilisante, constitue plutôt un moyen de contrôle (Gill, 2009). Dans un autre contexte géographique, la cartographie des trajectoires de migrants passant par la Roumanie montre bien l’alternance de phases de rétention, incluant immobilisation et mobilité forcée, et de mobilité libre, qui fait de leurs parcours une « itinérance rétentionnaire » (Michalon, 2013, p. 146). Celle-ci conduit au constat suivant :

« le fait de se déplacer témoigne certes parfois de l’expression de l’autonomie et du pouvoir-faire du migrant, comme cela a déjà été démontré dans de nombreux travaux sur la mobilité, mais pas toujours » (Michalon, 2013, p. 146).

L’analyse des politiques de contrôle des migrants révèle ainsi d’autres fonctions de la mobilité dont rend compte notamment le concept de mobilité « gouvernementale » (Gill, 2009) qui désigne les formes de mobilité utilisées dans le contrôle des migrants. Plus général, le concept de « mobilité disciplinée » (Packer, 2003) va au-delà du renversement de la relation entre mobilité et liberté en intégrant les normes disciplinaires à la mobilité.

Bien qu’il ne soit pas identifié comme tel dans la littérature, et que les foyers de placement des adolescents ne soient pas intégrés au système carcéral, ce type de processus apparaît dans le dispositif de Protection de l’enfance. La rupture avec le « milieu naturel » dont on a vu

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qu’elle était un moyen d’intervention auprès des jeunes, est considérée comme un moyen pédagogique facilitant l’intégration de nouvelles normes par les mineurs. Cependant, une posture plus critique est adoptée par certains qui insistent sur les exigences d’ordre public auxquelles répondent certains types de placement ou de prise en charge et les rapprochent ainsi de l’institution carcérale dans son objectif de régulation et de gestion de certaines populations.

Déjà avec l’ordonnance de 1945, le « placement lointain » ne répond pas seulement à un objectif d’éducation et de réadaptation sociale. Touchant des enfants dont les professionnels ont du mal à déterminer s’ils sont victimes ou coupables, il relève également de la « dette à payer à la société » (Bourquin, 2007a, p. 131). Cette dimension est encore présente aujourd’hui puisque des études montrent que le placement constitue une réponse « à la demande de sécurité, de tranquillité d’un quartier qui subit les délits d’un jeune» (Sicot et Maigne, 2005, p. 99). On trouve la même logique dans les opérations « Prévention Eté » ou « Anti Eté-chaud » par exemple. Mis en place au début des années 1980 suite aux « rodéos » dans le quartier des Minguettes (Vénissieux), le programme Ville, Vie, Vacances avait pour objectif :

« d’éloigner les jeunes les plus turbulents des cités afin d’y maintenir le calme, et, en même temps, d’effectuer une action de prévention originale, strictement ciblée et valorisante pour des publics réputés ne pas faire partie de la clientèle habituelle des travailleurs sociaux »

(Lapeyronnie, 2003, p. 11).

Les institutions opérant une mise à distance ne sont plus aujourd’hui seulement marquées par la fermeture. A l’inverse, la mise à distance se double d’une mise en mouvement dans des formes de prise en charge fondées sur la rupture et l’itinérance.

La mise en évidence du lien entre déplacement et contrôle des populations, appréhendé à travers la gestion des migrations internationales et des espaces d’enfermement, remet en cause l’association entre mobilité et liberté. Le concept de mobilité « gouvernementale » (Gill, 2009, p. 187), utilisé dans le cas de la gestion des migrations internationales, pourrait ainsi s’appliquer à d’autres formes d’intervention. Tout comme le concept de mobilité « disciplinée » (Packer, 2003), il confirme la pertinence de distinguer la mobilité autonome, comme capacité à pouvoir décider de ses propres déplacements, de mobilités initiées ou contrôlées par d’autres personnes que celle qui réalise le déplacement.

Au-delà des précisions sémantiques, l’intégration de la mobilité aux recherches sur les spatialités des adolescents d’une part, et sur les espaces d’enfermement d’autre part, révèlent

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des questionnements sur le statut de la mobilité. Il s’agit dans cette dernière sous-partie de positionner cette thèse dans les controverses scientifiques sur le statut de la mobilité.

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