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construction du rapport à l’espace

1.1. L’adolescence comme entre-deux

Les recherches actuelles concernant l’enfance en sciences sociales tendent à l’appréhender comme un phénomène plus social que biologique (Holloway et Valentine, 2000). L’ « enfance », tout comme la « jeunesse », suggèrent la constitution d’un groupe doté d’intérêts communs rapportés à un âge biologiquement défini (Bourdieu, 1978). Le terme « enfant » évoque implicitement la dimension de filiation et place l’individu dans la famille,

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référence à un statut juridique, rapporté à une limite d’âge biologique, et désigne des individus qui ne bénéficient pas d’une pleine capacité d’exercice civil et de responsabilité pénale. Les dispositifs que nous abordons évoquent à la fois « l’enfance » (Aide Sociale à l’Enfance) et la « jeunesse » (Protection Judiciaire de la Jeunesse). L’utilisation différenciée des termes ne renvoie pas ici spécifiquement à une limite d’âge biologique, puisqu'un individu du même âge peut être pris en charge par l'un ou l'autre des dispositifs, mais plus à des attributs sociaux, avec une opposition entre enfance en danger et jeunesse délinquante mettant en danger la société.

On retrouve cette dialectique dans la représentation qu’ont les adultes des adolescents dans l’espace public, qui sont tour à tour « ange » ou « démon » (Valentine, 1996). S’intéressant aux rapports des enfants et jeunes à la rue, Hugh Mattews, Malanie Limb et Mark Taylor expliquent bien que cette double représentation des enfants dans la rue est associée à une distinction d’âge :

« On the one hand, moral panics have constructed images of public space as dangerous and unsafe, where young children are vulnerable […]. An alternative view relates to older children who are (re)defined as the problem. In this case, their visibility in public places is seen as discrepant and undesirable » (Matthews, Limb et Taylor, 2000, p. 63).

Il est intéressant de noter que ces deux conceptions de l’enfant, rattachées à l’espace public, rejoignent la dialectique de l’enfance coupable et de l’enfance victime, dont on a vu qu’elle était au fondement de la Protection de l’enfance. Pouvant être située d’un côté ou de l’autre de ce dyptique, la présence des adolescents dans l’espace public entraîne donc des réactions ambivalentes.

Plutôt neutre par rapport à la dichotomie « enfance en danger » / « jeunesse délinquante », la référence à l’adolescence est intégrée aux champs de la médecine et de la psychologie. L’usage du terme « adolescent » introduit une distinction d’âge. Bien que les bornes de cette période soient particulièrement mouvantes, même en prenant une acception très large de l’adolescence, ce terme exclut des individus trop jeunes ou trop âgés. Plus qu’à une tranche d’âge biologique, le concept d’adolescence renvoie « au processus individuel de croissance ou de développement » (Le Breton et Marcelli, 2010, p. 15) et permet de prendre en compte les dimensions développementales de l’individu. Plus globalement, l’usage du terme « adolescent » pose la question de la « redéfinition des âges » de la vie (Gauchet, 2004). Ainsi, le caractère de transition qui caractérise l’adolescence peut être remis en cause par les évolutions de la société actuelle. Selon Marcel Gauchet, l’adolescence est :

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« soumise à une double déconstruction, de par l’estompage de ce qui l’opposait à l’enfance, à savoir la confrontation à la vie adulte, et de par la dilution de ce qui conférait son identité faîtière à cette dernière. En s’étirant, l’adolescence tend à se fondre dans une jeunesse elle-même pénétrée d’enfance » (Gauchet, 2004, p. 42).

Cette interpénétration des âges de la vie précédant la condition d’adultes est pour l’auteur liée à l’évolution du rôle de l’adulte (Gauchet, 2004, p. 43). Bien que cette notion soit remise en cause et fasse l’objet de nombreux débats, notamment en regard d’autres catégories comme celle de « jeunesse » ou de « post-adolescence » (Galland, 2001), elle permet de mettre l’accent sur la période de transition dans laquelle se trouvent les individus concernés.

Les adolescents se situent donc à l’interface entre les deux catégories « enfants » et « jeunes ». Si l’on observe les tranches d’âge auxquelles se réfèrent les travaux en géographie portant sur l’une ou l’autre de ces catégories, on s’aperçoit que les adolescents peuvent être pris en compte dans les enquêtes, alors que le terme même est plutôt rare dans le contexte scientifique francophone. A l’exception de certaines recherches, les travaux sont polarisés autour des deux catégories d’enfance et de jeunesse. Le même constat peut être établi dans le contexte anglophone. Dans son article « Nothing to do, nowhere to go. Teenage girls and

« public space » in the Rondda Valleys, South Wales», Tracey Skelton note le manque de

travaux en géographie portant sur les adolescents, et notamment sur les filles (Skelton, 2000). Face à ce constat qu’elle explique par la volonté des adultes d’écarter les adolescents d’un espace public qu’ils se réservent, Tracey Skelton analyse les adolescents dans l’espace public à travers une division binaire, dont elle montre qu’elle s’applique à la fois aux personnes (adultes/enfants, garçons/filles) mais aussi aux espaces (publics/privés). On retrouve l’idée du binaire dans les représentations de l’enfant dans la rue avec la double figure de l’ange et du démon déjà mentionnée (Valentine, 1996). Evoquant une population « in-between », en ce qui concerne son âge mais aussi les représentations associées à sa présence dans l’espace public (Matthews, Limb et Taylor, 2000, p. 65), l’adolescence est un concept qui permet de prendre en compte la dialectique continue qui traverse le sujet de cette thèse, en même temps qu’elle correspond à une période de profonds remaniements identitaires, importants dans la situation étudiée.

L’affirmation de ce choix ne doit cependant pas occulter certaines limites de la catégorie : elles touchent tout d’abord au caractère enfermant des catégories fondées sur l’âge récemment dénoncées par l’anti-âgisme. L’âgisme définit toutes les formes de discrimination fondées sur l’âge. L’attention portée à ces discriminations concerne historiquement les personnes âgées, discriminées dans l’accès à l’emploi notamment (Caradec, Poli et Lefrançois, 2009). La lutte

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contre l’âgisme connaît à partir de là un double élargissement, concernant l’objet des discriminations qui dépasse la thématique de l’emploi et les individus touchés par ces discriminations. C’est ainsi que sont dénoncées les discriminations subies par les « jeunes » et plus marginalement les « enfants ». Ces dénonciations visent à remettre en cause le statut d’enfant et s’appuient sur une critique de son incapacité juridique :

« On doit donc reconnaître que :

- le statut d’enfant, réputé être fondé sur une communauté de faiblesse, est fondé en réalité sur une convention juridique : la minorité est créée par l’institution – politique et juridique – de la majorité. La majorité est l’accès au statut de citoyen, mais aussi à celui de sujet de droit civil (liberté de contracter), et de plein sujet de droit pénal. Or, il n’existe pas, à ma connaissance, de discussion de légitimité de ce principe discriminant fondé sur l’âge. Cette discrimination n’est pas interdite comme d’autres qui sont nommément bannies dans la Constitution; mais elle n’est pas non plus mentionnée.

C’est implicitement que les droits constitutionnels sont réservés aux majeurs, et cet implicite évite d’avoir à justifier ce qui est une discrimination. Ainsi la notion de minorité, quoiqu’elle implique une privation politique de droits, est renvoyée au seul univers juridique ; mais là, elle est définie de façon purement technique, comme un statut qui préexiste au droit à proprement parler, et ne peut donc faire l’objet d’aucun débat dans son principe » (Delphy,

1995, p. 94).

En parallèle de cette critique, certains auteurs mettent en garde contre une remise en cause de la totalité des discriminations fondées sur l’âge, car certaines d’entre elles sont à l’origine de nombreuses politiques de protection sociale (Caradec, Poli et Lefrançois, 2009). Le choix d’utiliser la catégorie d’adolescent se fait donc en conscience des discriminations dont elle peut être porteuse. Le caractère arbitraire des dix-huit ans, comme seuil de l’entrée dans l’âge adulte, peut être encore plus souligné dans le cadre de cette thèse, étant donné la proximité de l’âge des enquêtés avec ce seuil. Outre ces mises en garde, la référence à l’âgisme nous permettra aussi de questionner les variations de prises en charge en fonction des âges et la place de l’âge dans la justification des modalités et conditions des pratiques spatiales des adolescents. Centrer notre étude sur cette catégorie parfois peu visible permet d’envisager les différents processus relatifs aux rapports des enfants et des jeunes à l’espace. Catégorie intermédiaire, l’adolescence définit des individus qui sortent tout juste de l’enfance et qui sont proches de leur jeunesse. Elle invite donc à prendre en compte à la fois l’héritage du contexte familial, résidentiel et scolaire, et d’envisager la manière dont il va être mobilisé pour l’entrée dans la jeunesse.

Cette conception d’un individu en cours de développement rejoint celle des institutions de placement elles-mêmes, qui ont pour objectifs de protéger l’individu mais aussi de le préparer à une sortie de la prise en charge et à l’autonomie, au sens d’indépendance par rapport au soutien des tiers ou des pouvoirs publics. La question de la sortie du dispositif se pose en effet

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pour les adolescents se rapprochant de la majorité juridique. Ainsi, l’usage du terme « adolescent » permet aussi de questionner les politiques à destination de ces individus pour lesquels le passage à la majorité implique la sortie d’une prise en charge au titre de « l’enfance » pour entrer dans celle relative à la « jeunesse ». La structuration des politiques autour de ces deux pôles que sont l’enfance et la jeunesse rejoint celle de la géographie et des sciences sociales. Le choix du mot adolescent se justifie ainsi par la volonté d’une relative neutralité (bien que très limitée) par rapport aux termes utilisés dans les institutions, mais aussi par sa portée heuristique dans le contexte d’une recherche en géographie.

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