• Aucun résultat trouvé

construction du rapport à l’espace

1.3. La construction des rapports sociaux par l’espace

Conçue comme « l’intention » de « sortir de la disjonction (du dualisme) espace/ société » (Ripoll, 2006, p. 201), l’approche dimensionnelle de l’espace s’oppose aux approches faisant de l’espace un facteur autonome agissant sur le social. Elle permet d’envisager l’espace comme composant des rapports sociaux, notamment en lien avec l’espace résidentiel des individus. Le concept « d’effets de lieux » semble a priori postuler l’action du spatial sur le social et être en contradiction avec cette approche dimensionnelle. Il recouvre cependant un ensemble assez vaste de travaux dans lesquels l’autonomie du facteur spatial n’apparaît pas toujours clairement. Bien que sa portée soit limitée dans le cadre de notre recherche, notamment du point de vue empirique, il fournit un premier cadre de réflexion pour construire l’analyse de la dimension spatiale du placement.

Tels qu’ils sont conceptualisés par Pierre Bourdieu, les « effets de lieux » s’inscrivent avant tout à l’échelle du quartier (Bourdieu, 1993). Le sociologue met en lien espace social et espace physique à travers la notion d’ « espace social réifié », entendu comme

« la distribution dans l’espace physique de différentes espèces de biens et de services et aussi d’agents individuels et de groupes physiquement localisés (en tant que corps liés à un lieu permanent) et dotés de chances d’appropriation de ces biens et de ces services plus ou moins importantes (en fonction de leur capital et de la distance physique à ces biens, qui dépend aussi de leur capital)». (Bourdieu, 1993, p. 161)

Enjeu de lutte, l’espace est associé à différents profits dont bénéficient les individus les mieux dotés en capital. Enfin, même si Bourdieu précise que « l’espace social se retraduit dans l’espace physique mais de manière plus ou moins brouillée » (Bourdieu, 1993, p. 160), il conclut son analyse sur le parallélisme symbolique entre l’espace et ses habitants, en donnant l’exemple du « quartier chic » qui « consacre symboliquement chacun de ses habitants » et du « quartier stigmatisé » qui « dégrade symboliquement ceux qui l’habitent » (Bourdieu, 1993,

102

Le quartier est ainsi une échelle d’analyse privilégiée des « effets de lieu »83. A cette échelle,

les « effets de lieu » sont envisagés selon différentes modalités. Jean-Yves Authier montre que dans le contexte scientifique français, les effets de lieu attribués aux quartiers concernent un vaste ensemble de problématiques comprenant les manières d’habiter, le rôle dans le processus de socialisation et le lien avec la construction de l’identité (Authier, 2007). La notion d’effet de quartier est à l’origine beaucoup plus restrictive. Importée des Etats-Unis, elle fait l’hypothèse que la « concentration de la pauvreté produirait des effets spécifiques ou, pour le dire autrement, que le fait d’habiter un quartier concentrant une population pauvre

serait socialement pénalisant » (Bacqué et Fol, 2007b, p. 181‑182).

Malgré les importantes controverses scientifiques auxquelles elle donne lieu, cette hypothèse est largement reprise dans le contexte français, tant politique qu’académique (Fol, 2010). Plus largement, l’implication du lieu de résidence dans la situation sociale des jeunes est envisagé à travers la question de la discrimination liée au lieu de résidence. Thomas Couppié et al. cherchent notamment à déterminer les facteurs explicatifs des écarts de salaire au moment de l’entrée sur le marché du travail entre jeunes résidant en ZUS et jeunes résidant hors ZUS (Couppié, Giret et Moullet, 2010). Leurs résultats relativisent l’existence d’une discrimination liée au lieu de résidence. L’écart de salaire de 13% entre les deux groupes étudiés s’explique en effet par un accès différencié aux catégories d’emploi. Les auteurs pointent le poids des caractéristiques individuelles (niveau de diplôme notamment) dans l’explication de ces différences. Pour eux, les difficultés des jeunes vivant en ZUS dans l’accès à l’emploi sont liées à des caractéristiques individuelles déterminées antérieurement à l’entrée sur le marché du travail. Ils concluent ainsi à la faiblesse des discriminations salariales liées au lieu de résidence en soulignant la possible existence de discriminations antérieures pouvant expliquer les écarts de salaires (Couppié, Giret et Moullet, 2010). Une autre enquête montre pourtant qu’une discrimination territoriale, associée au sexe et à l’origine des jeunes, peut intervenir dans l’accès à l’emploi des jeunes venant de communes défavorisées et connaissant un fort traitement médiatique (Duguet et al., 2010). Si ces travaux s’inscrivent dans la réflexion sur les « effets de quartier », l’exemple de la discrimination territoriale à l’embauche montre bien que l’origine de ces effets se trouve dans des rapports sociaux. Cette approche des

83 Si le quartier apparaît comme une échelle pertinente pour analyser les effets de lieux, ceux-ci peuvent être envisagés à différentes échelles. Dans son étude réalisée dans le Bas-Rhin, Catherine Sélimanowski montre que la « frontière de la pauvreté » apparaît autant à l’échelle de l’agglomération urbaine qu’à l’intérieur même d’un quartier (Sélimanovski, 2009).

103

phénomènes sociaux par l’intermédiaire de l’espace résidentiel, et plus particulièrement le quartier, n’est pas complétement contradictoire avec une approche dimensionnelle de l’espace. Elle présente cependant une limite empirique dans le cadre de la présente recherche. Une approche centrée sur l’espace résidentiel ne permet pas de rendre compte de toute la complexité du placement. L’établissement de placement correspond bien au lieu de résidence des adolescents et s’insère ainsi à un quartier qui peut être considéré comme un espace résidentiel. Cependant, le lieu de résidence est dans ce cas aussi synonyme d’une prise en charge sociale. La résidence dans un établissement de placement peut donc être analysée à une double échelle, celle de l’espace résidentiel et celle de l’établissement en lui-même. Ainsi, plus que le quartier dans lequel il se situe, c’est le type d’établissement qui contribue à la stigmatisation des adolescents placés.

Plusieurs auteurs mettent en évidence les différentes logiques, parfois contradictoires, qui entrent en jeu dans la décision de placement. La cohérence entre le cahier des charges, le projet éducatif de l’établissement et les besoins du mineur est parfois subordonnée à de multiples logiques institutionnelles et notamment aux négociations entre les principaux acteurs de cette mesure (Jamet, 2010 ; Sicot et Maigne, 2005). En outre, si la double habilitation (ASE et PJJ) est majoritaire, l'accueil des mineurs en danger et des mineurs ayant commis des infractions se fait de manière différenciée. Certaines structures refusent d'accueillir les jeunes en placement pénal ou sortant de certains établissements. Selon le rapport d'évaluation sur « l'insertion des adolescents en difficulté » de 1993, la multiplicité des filières de placement représente un atout dans la gestion des publics mais ne favorise pas l'insertion des jeunes puisque « les filières apparaissent univoques : on peut « monter » vers le pénal, rarement « descendre » et retrouver le terrain familial et social »84. Ce constat est à mettre en relation avec « l'effet-miroir » entre l'identité de l'institution et celle des mineurs puisque « le degré de coercition d'un lieu de placement détermine dans l'esprit des professionnels l'ancrage dans la délinquance des mineurs accueillis » (Jamet, 2010, p. 40). La stigmatisation des mineurs est ainsi redoublée par le lieu même de leur placement. Les «effets de lieu» décrits par Pierre Bourdieu principalement à l’échelle du quartier et la «dégradation symbolique» (Bourdieu, 1993, p. 167) réciproque entre le quartier et ses habitants se retrouvent ici à une échelle plus fine. Cette assignation identitaire apparaît dans le discours des acteurs qui parlent de « jeunes de CER » ou de « jeunes d’EPM » tout en dénonçant cette

84 Comité interministériel de l’évaluation des politiques publiques, Commissariat général du Plan, 1993, « L’insertion des adolescents en difficulté, Rapport d’évaluation », p. 90.

104

stigmatisation qui accroît les difficultés d’insertion des mineurs placés. Un rapport souligne ainsi la trop fréquente stigmatisation des jeunes placés en CER et en Centre de Placement Immédiat (CPI), en lien avec les dysfonctionnements repérés dans ce type d’établissement et un usage « à contre-emploi ». En effet, dans le cas des CPI, la fonction de contention et d’alternative à l’incarcération semble privilégiée par rapport à celle de bilan, d’observation et d’orientation vers une autre structure d’accueil. Alors qu’ils n’étaient pas destinés à cela, « ils ont en fait accueilli 90 % des mineurs très connus, très réitérants, qui sortaient de prison ou pour lesquels les magistrats hésitaient entre prison et CPI », selon le témoignage de la

directrice de la PJJ mentionné dans le rapport85.

Le fait même, pour un jeune, d’avoir été accueilli dans un nombre important d’établissements est négatif aux yeux des acteurs sociaux. La mobilité est alors associée à une difficulté d’adaptation du jeune, à son incapacité à se soumettre aux règles de vie en collectivité. Ici, deux éléments interviennent dans le marquage spatial des individus : dans un premier temps le type d’établissement fréquenté, qui, comme dans le cas des effets de lieu décrit par Bourdieu, produit une assignation identitaire, et dans un second temps le nombre d’établissements fréquentés, signe de l’instabilité présumée de l’individu. Dans les deux cas, le parcours institutionnel de l’individu est porteur de représentations pour les intervenants sociaux. Cette stigmatisation n’est pourtant pas le seul fait des intervenants sociaux et concerne l’ensemble des individus au contact desquels les jeunes se trouvent. Etudiant les stigmatisations liées à l’apparence chez les jeunes, Olivier Galland remarque que les jeunes ayant fréquenté une institution de soins ou de placement sont moins touchés par des stigmatisations liées à leur poids ou à leur taille que les autres. Il émet alors l’hypothèse que « des stigmatisations ou des discriminations plus graves prennent le pas sur les moqueries physiques qui passent ainsi au second plan » (Galland, 2006, p. 161) et suggère que le fait d’avoir vécu en institution peut être un facteur de stigmatisation pour les jeunes. Le fait de vivre en institution contribue en effet à rendre visible le stigmate lié à la prise en charge :

« les jeunes pris en charge au titre de la protection judiciaire de la jeunesse sont a priori davantage stigmatisables que stigmatisés. Plus précisément, contrairement à des stigmates « visibles » (handicap, couleur de peau), leur « condition » de jeunes pris en charge n’est pas accessible à autrui à travers leur apparence.

Or, vivre en foyer introduit une visibilité du statut stigmatisant plus difficile à dissimuler à autrui, alors que demeurer au sein de sa famille offre une « perceptibilité » moindre du stigmate et permet de préserver davantage son identité sociale » (Dany, 2006, p. 5).

85 SCHOSTECK J.-P., CARLE J.-C., 2002, « Rapport de la commission d’enquête sur la délinquance des mineurs. », Sénat, 232 p.

105

Les travaux menés par Christophe Dargère (Dargère, 2012, 2014) montrent également, dans une perspective goffmanienne, les différentes logiques de stigmatisation des usagers des institutions médico-sociales, qu’il nomme « institutions stigmates », définies comme :

« une structure qui livre ses sujets à l’étiquetage, à la désignation et à la stigmatisation, du simple fait que ces sujets soient placés dans son enceinte » (Dargère, 2014, p. 281).

Cette mise en visibilité peut par exemple avoir lieu au moment des sorties d’école, où les éducateurs accompagnés d’autres jeunes et de véhicules collectifs sont facilement repérables par les camarades. On observe donc deux niveaux de conséquences de la stigmatisation liée au placement : un niveau institutionnel, qui implique les représentations des acteurs sociaux et l’assignation identitaire liée au passage dans certains types d’établissement, et un niveau plus général qui correspond à la stigmatisation dans différents contextes sociaux et à l’école notamment.

L’analyse du placement des adolescents amène à prendre en considération les relations entre situation spatiale et position sociale. Les « effets de lieu » permettent de réfléchir aux implications du lieu de résidence dans les processus sociaux, et notamment l’insertion. Dans le cas du placement, le lieu de résidence correspond aussi à un lieu de prise en charge, dont les effets sur la position sociale des individus sont à prendre en compte conjointement à ceux de l’espace. C’est non seulement le type d’établissement fréquenté qui peut être stigmatisant, mais aussi leur nombre et donc le parcours de placement.

A une échelle plus fine, la « rue », utilisée dans la littérature anglo-saxonne comme une métaphore de l’espace public, la « rue », est un objet particulièrement important dans les études portant sur les spatialités des enfants et des jeunes (Skelton, 2009). Elle constitue en effet un espace dans lequel se révèle l’encadrement des pratiques spatiales des enfants et des jeunes, en même temps qu’elle représente un espace central dans leur processus de socialisation. Une abstraction supplémentaire est présente dans la littérature en sociologie, où, loin de la définition strictement urbanistique, la « rue » est souvent employée pour qualifier une instance de socialisation. Le terme contribue alors à définir une population - souvent jeune - avec sa culture, ses codes ou ses langages. Le partage de ces éléments contribuent à définir la « vie de rue » (Sauvadet, 2010, p. 176) qui caractérise, dans le cas de l’enquête menée dans une cité HLM de la banlieue sud de Paris, une centaine de jeunes, soit un dixième de la population juvénile masculine du quartier (Sauvadet, 2010).

Dans le cas de cette acception, la rue, décrite comme une instance de socialisation étant à l’écart de normes de la société, constitue un « espace de risque » (Vulbeau, 2010) et peut être

106

mise en concurrence avec celles de la famille et de l’école. Ainsi, la double délégitimation de la famille et de l’école face à la rue joue un rôle dans la formation des bandes de jeunes (Marwan, 2011). La rue fournit alors une certaine reconnaissance sociale là où l’école est vécue comme un lieu de « disqualification » (Mauger, 2006, p. 185):

« La protection du quartier, la reconnaissance au sein d’un groupe de pairs, sont d’autant plus recherchées que l’école est vécue comme un lieu de disqualification : le capital social acquis dans la rue compense l’absence de capital scolaire, la reconnaissance par la rue (pratiques agonistiques, réponse au défi, solidarité vindicative) compense la stigmatisation par l’école. » (Mauger, 2006, p. 185)

Dans un sens plus géographique, la « rue » constitue l’espace de vie de certains enfants et adolescents (Morelle, 2007 ; Tessier, 1995). Malgré une présence visible dans l’espace public et la réalisation d’activités multiples dans l’espace de la rue, l’appropriation qu’ils peuvent en faire est fortement limitée par la précarité de leur situation et les déplacements auxquels ils sont soumis (Morelle, 2008) Le refoulement des enfants de la rue à Yaoundé (Cameroun) et Antananarivo (Madagascar) en périphérie de ces deux villes est ainsi révélatrice d’une normalisation de l’espace public et de l’écartement des pratiques jugées déviantes (Morelle, 2008). Ce processus est également observé dans d’autres contextes. Les conflits d’appropriation entre les jeunes de la rue à Montréal et les gestionnaires de la revitalisation urbaine sont ainsi liés à des « repères normatifs différents ou en contradiction les uns avec les autres » (Parazelli, 2010a, p. 211).

C’est également le cas pour les « jeunes d’origine maghrébine de banlieue » que la mise en place du système de vidéosurveillance dans le centre-ville lyonnais a contribué à associer à la délinquance. Cette forme de contrôle se traduit par l’attention portée à certains comportements et individus (Bétin et Martinais, 2006) et à une « situation d’alarme » (Roulleau-Berger, 1993, p. 36) qui précède d’éventuels faits. On observe alors un glissement des comportements aux individus. En effet, dès le milieu des années 80, les « jeunes qui traînent devant la FNAC » sont, aux côtés de clochards et chanteurs de rue, un des types de marginalité identifié dans le discours des commerçants et des riverains (Authier, 1986). Cependant, plus que des individus marginaux, leurs discours révèlent des pratiques urbaines considérées comme marginales (Authier, 1986). Ces travaux interrogent l’acceptabilité des jeunes dans l’espace public, en montrant notamment les dispositifs de surveillance et de contrôle à l’œuvre dans les espaces, qu’ils soient ouverts ou fermés (Berthet, 2007). La visibilité de la marginalité sociale dans des espaces de centralité urbaine est aussi questionnée. La Part-Dieu et la Rue de la République à Lyon, espaces centraux, sont ainsi pratiqués par une

107

jeunesse dite « périphérique » (Berthet, 2007). L’auteur qui analyse les fonctions de ces espaces dans l’apprentissage plus global du rapport à la ville pour les jeunes se fonde sur l’observation des pratiques urbaines de jeunes « de banlieue » ou « de quartier ». La méthode même utilisée suppose de reconnaître les jeunes en question sans s’entretenir avec eux, et donc sans la possibilité de vérifier leur origine géographique. On retrouve alors le sens social de la marginalité qui s’inscrit dans le binôme « normalité-déviance » (Vant, 1986, p. 15), puisque la population concernée est identifiable sans entretien ou questionnaire. L’espace physique de la « rue » intervient dans la mise en visibilité de pratiques déviantes.

Espace de socialisation, de mise en visibilité et de conflit d’accès et d’usage, la rue peut être identifiée comme un espace de transactions (Séchet, Garat et Zeneidi, 2008) à deux titres :

- Dans un premier temps, des transactions internes au groupe des adolescents qui

concernent l’ensemble des adolescents dont la socialisation passe par la fréquentation des espaces publics et de la rue. Pour certains d’entre eux, la « rue » devient par métonymie une instance de socialisation parallèle, transmettant ses propres normes, souvent déviantes par rapport aux normes socialement admises.

- Dans un second temps, des transactions faisant intervenir différents groupes sociaux,

adolescents et adultes par exemple. En effet, la rue comme espace physique est caractérisée par la mise en contact de groupes qui peuvent être socialement éloignés.

La rue est donc à la fois un espace de socialisation qui offre des ressources spécifiques aux adolescents en difficulté, notamment scolaires et familiales, et un espace physique dans lequel se déroulent les interactions entre les adolescents eux–mêmes et avec d’autres acteurs. Globalement perçue de manière négative, du fait d’association avec la vulnérabilité ou dangerosité supposée des adolescents, leur présence dans l’espace public est particulièrement remarquée lorsqu’ils sont repérés comme marginaux. La présence des adolescents dans l’espace public, et plus particulièrement dans la rue, peut être interprétée différemment selon les points de vue. Si les tensions engendrées par la présence des adolescents dans la rue sont liées à la visibilité d’une population catégorisée, entre autres par son âge, et donc repérable par son apparence physique, elles amènent également à interroger les usages de l’espace et leur conformité aux normes sociales.

108

1.4.Usages de l’espace et espace vécu : une approche individuelle et

Outline

Documents relatifs