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Quatrième source d’incertitude : des faits indiscutables aux faits disputés, la nécessité de se passer de toute explication sociale

CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE L’OBJET

3. La théorie de l’acteur-réseau pour une sociologie de la jeunesse populaire et des politiques de jeunesse

3.2. La thèse en milieu professionnel : une recherche-action avec les acteurs acteurs

3.2.2. Trois interrogations fondamentales

3.2.3.4. Quatrième source d’incertitude : des faits indiscutables aux faits disputés, la nécessité de se passer de toute explication sociale

Latour remarque que dans les sciences sociales, le terme de « construction » revêt une toute autre signification puisqu’il désigne quelque chose de « pas vrai ». Autrement dit, dans ces sciences (qu’il ne décompose malheureusement jamais, c’est le reproche que je lui fais), soit un fait est réel et non construit, soit il est artificiel et construit, autrement dit inventé, imaginé, faussé, biaisé. Ici, le lecteur pourra objecter que la vision de Latour est quelque peu simpliste dans la mesure où les sociologues désignent une construction, c’est pour remettre en question l’« essence de l’objet » et non le réel287. Nous pourrions faire ce constat pour la jeunesse tant les analyses sociologiques portées sur cet objet suggèrent qu’elle est le fruit d’une construction sociale qui se décline historiquement, institutionnellement, culturellement, etc.

Comment lire une construction ?

Pour Latour, les positivistes ont été mal inspirés de partir des faits – Durkheim proposa de considérer « les faits sociaux comme des choses » – comme les composantes élémentaires de leurs études car les faits relèvent de la construction la moins primitive, la plus complexe, la plus élaborée et la plus collective qui soit288. C’est la raison pour laquelle il faut passer des faits indiscutables (en anglais matters of fact) aux faits disputés (matters of concern). Pour Latour, les deux attributs de la construction que sont le fait d’être inventé et le fait d’être

287 Bernard Lahire, L’esprit sociologique, Paris, La Découverte, collection « Textes à l'appui/Laboratoire des sciences sociales », 2005.

288 Ludwig Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, Paris, Flammarion, 2008 (première édition : 1980).

126 objectif vont toujours de pair. Il n’y a pas à choisir entre un fait réel et un fait fabriqué. Pour lui, ce terme doit s’inscrire dans la logique de la sociologie des associations, c’est-à-dire pour rendre compte d’une réalité objective solide en mobilisant diverses entités dont l’assemblage pourrait échouer là où, généralement, en sociologie on remplace cette réalité par un autre matériau, en l’occurrence social. Il s’inscrit là dans la continuité de son raisonnement qui incite à prendre en compte l’ensemble des entités présentes dans une association y compris les

« non-humains ». Ainsi, pour lui, le moment est venu d’expérimenter une nouvelle expérience dans les sciences sociales avec la question suivante :

« quelle preuve avons-nous de la validité d’une explication sociale : a) quand nous étudions un objet qui nous domine ; b) quand les réactions de ceux que nous étudions ne peuvent plus être ignorées; c) quand leur « capital social » est infiniment plus grand que celui des enquêteurs; d) quand les objets auxquels il s’agit de substituer une « force sociale » sont de toute évidence plus forts, plus variés, plus durables que cette puissance sociale sensée les expliquer; e) que ceux qui mènent l’enquête aussi bien que ceux qui en sont l’objet tiennent les vérités dont il faut rendre compte pour le seul bien pour lequel il vaut la peine de se battre ? »

Toute la difficulté se trouve dans la notion de substitution. Comment ne pas remplacer les statues, l’encens et les pèlerinages, par un matériau tel que « cohésion sociale », alors qu’il doit bien exister derrière les expériences religieuses une force plus puissante, la « société », qui explique que la ferveur persiste malgré le fait que les entités mobilisées n’aient pas d’

« existence réelle ». Cela ne signifie pas pour autant que ces forces prennent la place des dieux et divinités mais seulement qu’elles leur confèrent une existence durable en l’absence de ce qui apparaît aux acteurs.

Quelle est la nature exacte dans la relation que l’on imagine entre un facteur social et un autre phénomène ? Et ce qui a été déclenché par un facteur social, a-t-il été traité comme un médiateur ou conçu comme l’intermédiaire d’une force qui la laisserait intacte ? Selon Latour, si c’est la seconde option qui a été privilégiée alors tout ce qui importe vraiment se trouve dans le facteur social qui peut se substituer à toutes fins utiles à ses intermédiaires.

Je vais prendre le temps de m’arrêter ici sur l’importance du renversement de la causalité en tenant compte des médiateurs.

3.2.3.4.1. Un renversement de la causalité : la « jeunesse qui produit » et non la « jeunesse produite »

En affirmant qu’« une concaténation de médiateurs ne dessine pas les mêmes connexions et ne requiert pas le même type d’explications qu’un cortège d’intermédiaires transportant une cause », nous assistons selon Latour à un renversement de la causalité, un sociologue des sciences qui veut expliquer la bactériologie de Pasteur avec la théorie de l’acteur-réseau se doit de tracer des connexions entre des entités différentes de ce que l’on appelait jusque là une chaîne d’explications sociales, car un facteur devient un acteur dans une concaténation d’acteurs et non plus une cause suivie par une chaîne d’intermédiaires. Cet exemple de Latour pour l’illustrer :

« À travers le nouveau traceur de maladies infectieuses, c’est la bactérie de Pasteur qui semble expliquer ce que pouvait vouloir dire, dans la France du Second Empire, être « socialement connecté » : on ne pratique plus du tout la même solidarité avec des gens contagieux qu’avec des pauvres car un pauvre porteur de microbes peut vous tuer, vous et vos enfants, quelle que soit, par ailleurs, la dureté de votre cœur. La direction de la causalité entre ce qui doit être expliqué et ce qui fournit une explication n’est pas simplement inversée, mais tout bonnement subvertie : c’est la contagion elle-même qui redessine l’espace social… ».

127 C’est ce renversement de la causalité que s’est efforcée de prendre en compte la sociologie de l’acteur-réseau et c’est de là que lui est venue cette idée selon laquelle c’est le social qu’il faut expliquer et non lui qui constitue l’explication.

Cela vaut également pour une sociologie de la jeunesse et je me suis efforcé d’en tenir compte. Par exemple, on suggère volontiers que les jeunes suivent les modes produites par l’industrie culturelle. Cette dernière saurait comment les instrumentaliser à son profit. Dans cette vision, l’identité de la jeunesse serait quasi-produite par l’industrie culturelle. De mon côté, même si j’admets que l’industrie culturelle ne vise pas que les jeunes et préexiste à la constitution du groupe social de la jeunesse, en observant celle des quartiers populaire à travers la théorie de l’acteur-réseau, j’ai été amené à inverser la causalité : c’est parce que des jeunes inventent la mode, l’innovent et la réinterrogent en permanence qu’une industrie culturelle peut exister et se développer.

A cet égard, je constate que des sociologues sont parvenus à déconstruire leur objet de manière plus pertinente en suivant cette démarche, même s’ils ne la revendiquent pas

« Latourienne ». Par exemple, partant du présupposé qu’il existe deux voies conduisant à une

« socialisation altruiste » : religieuse par une pratique intense, et politique par un engagement actif dans la vie sociale, Olivier Galland et Bernard Roudet289, à partir d’un travail d’enquête qu’ils ont dirigé sur les valeurs des jeunes européens, pouvaient s’autorisaient à postuler que les jeunes sont moins altruistes aujourd’hui car il est démontré qu’ils entrent plus tardivement qu’auparavant dans les choix politiques ou l’engagement religieux, qu’ils seraient également moins engagés dans les débats sociaux et moraux conduisant à la formation d’une conscience altruiste. Or, il n’en est rien nous disent-ils. La faible implication solidaire des jeunes est tout aussi marquée quelle que soit leur orientation politique ou religieuse. C’est donc, à l’inverse, la faible conscience altruiste qui aurait des effets politiques et religieux et non l’inverse. Cet effet d’âge, nous disent-ils encore, résulte bien d’une transformation en profondeur de la mentalité collective des jeunes générations, de leur conception des rapports entre soi et la société.

3.2.3.5. Cinquième source d’incertitude : Rédiger des comptes rendus risqués La cinquième source d’incertitude concerne la démarche d’analyse elle-même. Il s’agit du compte-rendu. Pour Latour, une bonne sociologie doit être bien écrite si elle veut être capable de faire paraître le social. Comment rédiger un bon compte-rendu d’expérience à la fois artificiel et précis ?

Il ne s’agit pas d’opposer les textes objectifs aux textes subjectifs. La sociologie de l’acteur-réseau a l’ambition de renouveler sa conception du compte rendu objectif. Celui-ci ne signifie pas « faits indiscutables » mais doit mettre en scène les « sites actifs, intéressants et controversés où se construisent les faits disputés ».

Loin du simple récit, de l’histoire, que reprochent à la sociologie de l’acteur-réseau ses détracteurs, Latour propose un compte rendu textuel pour ne pas affaiblir son rapport à la réalité. Il s’agit d’y accroître le nombre de précautions qu’il faut prendre de même que les compétences exigées des enquêteurs. En effet, puisque le social est envisagé dans la sociologie de l’acteur-réseau comme un fluide qui circule selon certaines modalités – et non comme un arrière-monde qui ne peut être percé que par le regard discipliné du savant – alors le compte rendu à un devoir de transmission. Ce dernier doit être en continuité avec tous les médiateurs – et non en rupture – de sorte à prolonger l’exploration des connexions sociales,

« si le social est une série de traces, alors on peut le re-tracer » selon Latour.

289 Olivier Galland, Bernard Roudet, Les jeunes européens et leurs valeurs, op. cité, p. 17.

128 Pour en revenir à mon objet de recherche, comment ai-je été amené à définir un bon texte à partir de la théorie de l’acteur-réseau ? Un bon compte rendu est un compte rendu qui trace un réseau. Autrement dit, comme je l’ai expliqué plus haut, une chaîne d’actions où chaque participant est traité comme un médiateur. Le lecteur constatera que ma thèse prend la forme d’une proposition où tous les acteurs font quelques chose, transportent des effets et les transforment.

Pour Latour, un bon texte se résume par un test qui porte sur :

- le nombre d’acteurs que l’auteur est capable de traiter en médiateurs ;

- la distance le long de laquelle il parvient à mener le social rendu de nouveau visible aux yeux des lecteurs.

Pour lui,

« un réseau qualifie le degré d’objectivité d’un récit, c’est-à-dire la capacité de chaque acteur à faire faire des choses inattendues aux autres acteurs. Un bon texte met au jour des réseaux d’acteurs lorsqu’il permet à celui qui l’écrit de tracer un ensemble de relations définies comme autant de traductions. »

A l’inverse, dans un mauvais texte, une poignée d’acteurs seront désignés comme les causes de toutes les autres. Ainsi, le compte-rendu risqué de Latour s’apprécie à l’aune de la proportion relative des médiateurs vis-à-vis des intermédiaires. J’invite le lecteur à s’approprier cet indicateur pour évaluer le niveau d’adéquation de ma thèse avec la théorie de l’acteur-réseau.

Pour parvenir à déployer cette cinquième source d’incertitude, j’ai tenté de faire précisément ce que Latour propose, à savoir tenir à jour un journal de tous les mouvements, y compris ceux qui concernent la production même du compte rendu. Comme lui, j’ai considéré que tout faisait partie des données : le premier coup de téléphone à un élu, le premier rendez-vous avec le directeur de thèse, la rencontre fortuite avec un jeune, etc.

Latour cite plusieurs carnets qui peuvent être mobilisés au cours d’une démarche d’enquête :

- Le carnet de bord de l’enquête : consigner aussi régulièrement que possible les transformations que l’on subit sur le terrain.

- Le carnet de bord de la collecte de l’information : classer toutes les entrées par ordre chronologique tout en les rassemblant dans des catégories destinées à évoluer vers des fichiers et sous-fichiers.

- Le carnet destiné aux essais d’écriture ad libitum : esquisses et brouillons des imbroglios. Il n’y a pas de première période dans laquelle on se contenterait de regrouper les données et une seconde dans laquelle on commencerait à écrire. Il n’y a pas de distinction entre enquête et rédaction.

- Le carnet de bord de compte rendu d’effets : consigner les effets que l’enquête a pu produire sur les acteurs dont le monde a été déployé ou unifié. Car si l’étude est terminée, l’expérience, en revanche, continue.

Le simple fait de coucher quelque chose sur papier représente une immense transformation qui requiert, selon Latour, « autant d’adresse et d’artifice que de peindre un paysage ou de provoquer une réaction biochimique complexe ». A cet égard, pour lui, la description constitue la plus rare des réalisations. Pourtant, comme j’ai pu m’en rendre compte, il est difficile – pour ne pas dire presqu’impossible – de s’en tenir à de la description sans ajouter cette chose que l’on appelle « l’explication de ce qui a été décrit ». Or, une telle dichotomie entre description et explication ne devrait pas avoir lieu d’être puisque si les réseaux sont suffisamment déployés, l’explication devient superflue. Nous nous sommes posés cette question avec les collègues de la recherche-action que j’ai animée à l’issu du forum final qui venait la clore. Nous avions invité nos sept villes partenaires à se présenter à Lorient avec une délégation composée de jeunes des quartiers, d’élus et de professionnels. Lors de la rédaction du compte-rendu de cette journée, qui constitue l’un des principaux matériaux de ma thèse,

129 les collègues m’ont posé la question de savoir si nous devions rester simplement descriptifs, en nous contentant de restituer les propos tels qu’ils avaient été formulés par les différents acteurs de la journée, ou si, au contraire, nous devions adopter une posture explicative. Fidèle à la théorie de l’acteur-réseau, je leur ai suggéré que si l’on considérait que les acteurs avaient été suffisamment explicites et clairs (le contraire aurait été tout aussi vrai), il n’était pas nécessaire d’en dire plus qu’eux. Le lecteur en jugera par lui-même dans sa lecture de mon propos lié à cette partie.

Car si une explication s’impose, elle doit faire intervenir un autre acteur ou un autre facteur qui doive nous pousser à étendre la description un peu plus loin. Pour Latour, « autrement dit, si une description a besoin d’une explication, c’est une mauvaise description ! ». Car, une fois de plus, si un site donné est replacé aussi vite dans un cadre de référence, les explications affluent trop facilement et les explications sociales viennent remplacer les objets dont il s’agit de rendre compte par des « forces sociales » à tout faire.

Dans La fabrique du droit, Latour propose le compte-rendu d’une « séance d’instruction » où les membres d’une sous-section préparent en commun les séances des semaines suivantes. C’est de ces séances qu’il a tiré la plupart de ses données de terrain car, selon lui, elles présentent un intérêt décisif en échappant à « la procédure écrite, formelle et solennelle de l’expression du droit, elles permettent de comprendre les tenants et les aboutissants des raisonnements qui seront plus tard rédigés publiquement de la manière la plus lapidaire possible ». Il s’agit des « cuisines de la loi ».

Latour reconstitue artificiellement le déroulé d’une de ces séances pour la démonstration. Il prend le soin de mettre à jour les limites de son exercice : notes prises à la volée et rupture de la traçabilité du dossier pour préserver son anonymat entre autres. Il indique alors que pour toutes ces raisons, les échanges ne sont pas directement compréhensibles. Pour y remédier, il propose deux niveaux de commentaires et invite le lecteur à choisir celui qui lui convient ! Le premier reprend les propos des

« protagonistes » pour donner des indications indispensables. Le second, quant à lui, reprend le cheminement des analyses approfondies. Latour avoue, juste avant de se lancer dans sa démonstration, être conscient de « n’avoir pu qu’alléger les difficultés d’une enquête qui reste aussi austère que le droit administratif lui-même… ».

En l’occurrence, dans la séance qu’il décrit, Latour parle de l’incapacité des membres de la sous-section en question d’instruire un dossier en raison de l’absence d’une signature du Premier ministre. C’est à partir de celle-ci, en transcrivant la conversation des participants qui donnent leur avis à ce propos, qu’il va montrer tous les rapports de force au sein de l’administration, des jeux de rôle et de pouvoirs des uns et des autres, les sources des arguments invoqués qui naviguent entre droit, protocole et morale…

Chaque intervention transcrite est coupée par le premier niveau de commentaires dont fait référence Latour. Il nous montre ainsi comment le système initié par Bonaparte il y a maintenant un peu plus de 200 ans continue de perdurer avec des membres du Conseil d’Etat juges et parties.

Une fois les premières interventions exposées, Latour propose de revenir un moment sur la scène avec un compte-rendu synthétique et explicatif, c’est son deuxième niveau de commentaire où les enjeux sont plus finement mis en évidence. Puis il poursuit la transcription de la séance avec, toujours, l’explication par la description d’un conflit qui, comme souvent au Conseil d’Etat, n’oppose pas la forme au fond, mais la forme au formalisme. Il se permet ainsi de se retrouver avec Pierre Bourdieu sur ce point qu’il suggère : « Il faut essayer de ressaisir le sens profond de cette série d’inventions infinitésimales et pourtant tout autant décisives, le bureau, la signature, le cachet, le décret de nomination, le certificat, l’attestation, le registre et l’enregistrement, la circulaire, etc., qui ont conduit à l’instauration d’une logique proprement bureaucratique, d’un pouvoir impersonnel, interchangeable et, en ce sens, parfaitement « rationnel » et pourtant investi des propriétés les plus mystérieuses de l’efficacité magique »290.

Latour explique ainsi qu’en instruisant un texte, les membres du Conseil d’Etat doivent tenir compte des liens qui attachent les autorités constituées de la république avec lui et s’efforcer de ne jamais le rompre.

290 Pierre Bourdieu, « De la maison du Roi à la raison d’Etat », in Actes de la recherche en sciences sociales, volume 118, 1997.

130 3.2.4. Comment retracer les associations ? Pourquoi le social est-il si difficile

à dessiner ?

S’il était déjà difficile de déployer les cinq sources d’incertitude, nous dit Latour, il est encore plus difficile de suivre les moyens mis en œuvre pour les stabiliser. Cela suppose un exercice en trois temps qui s’ajoutent dans la complémentarité au déploiement des cinq sources d’incertitude :

- Resituer le global afin de mettre un terme aux automatismes qui mènent de l’interaction au « contexte » ;

- Redistribuer le local afin de comprendre pourquoi l’interaction est toujours une totale abstraction ;

- Connecter les sites que les deux étapes précédentes auront mis au jour, en montrant les différents véhicules qui définissent le social comme association.

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