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CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE L’OBJET

3. La théorie de l’acteur-réseau pour une sociologie de la jeunesse populaire et des politiques de jeunesse

3.2. La thèse en milieu professionnel : une recherche-action avec les acteurs acteurs

3.2.2. Trois interrogations fondamentales

3.2.4.3. Plasma : les masses manquantes

Qu’y a-t-il entre les mailles du réseau ? Ou plutôt la question telle que la formule Latour est de savoir qu’est-ce qui n’est pas raccordé aux formes étroites de circulation ? Car une toile et un filet ne sont-ils pas faits d’espaces vides ? Que savons-nous de ce qui se passe en dehors ? Pour Latour, pas grand chose. Pour compléter un acte de formalisme, il faut lui ajouter quelque chose qui viendra d’ailleurs et qui, par définition, ne sera pas formel. Le sociologue s’en réfère à Wittgenstein : « C’est la grande leçon de Wittgenstein : impossible de décrire par un ensemble de règles ce qui est impliqué dans le fait de suivre des règles ».

Latour appelle cet arrière-plan le « plasma », qu’il désigne dans sa démonstration par « social n°4 », « c’est-à-dire ce qui n’est pas formaté, mesuré, socialisé, pas encore engagé dans des chaînes métrologiques, pas encore couvert, surveillé, mobilisé ou subjectivé ». Par exemple, admettons que la seule partie de Londres que nous ayons visitée se résume à son métro, tout le reste serait pour nous le plasma : les bâtiments, les rues, les climats, les plantes… Latour s’appuie sur Garfinkel qui pense que cela est « d’une envergure astronomique massive, tant en termes de dimensions que de variété ». Cette ignorance astronomique explique paradoxalement, selon Latour, beaucoup de choses. Par exemple, pourquoi des empires entiers, comme l’URSS, s’évanouissent-ils en quelques mois ? Pourquoi des citoyens se transforment-ils en foule révolutionnaire ?…

Il s’agit, pour Latour, d’une réalité interstitielle qui n’est pas faite de social, pas plus qu’elle n’est cachée, elle est simplement inconnue. Il nous faut donc tourner notre attention vers l’en-dehors – qui n’est pas taillé dans un matériau social, au contraire – afin de rendre compte de n’importe quelle action et adopter une flexibilité indéfinie quant à l’interprétation que l’on fait de ces actions.

291 A ce titre, Latour reconnaît que la sociologie du social rend service à la tâche avec ses formats émis.

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3.3. En guise de conclusion : la théorie de l’acteur-réseau comme instrument méthodologique « garde-fou » de la démarche d’enquête

Dans l’interlude du livre qui présente la théorie de l’acteur-réseau292, Bruno Latour présente un entretien qu’il a eu avec un étudiant qu’il reçu dans son bureau. Celui-ci réalisait une thèse sur les organisations. Il expliqua à Latour qu’il rencontrait bien des difficultés à appliquer la théorie de l’acteur-réseau à sa thèse. Ce à quoi Latour lui répond : « Pas étonnant – elle ne peut s’appliquer à quoi que ce soit ! ». Il lui explique qu’« elle peut être utile, mais seulement si elle ne s’« applique » pas à quelque chose ».

Entre le début de ma thèse et la fin, j’ai passé un peu plus de trois années sur le terrain. J’ai eu cette chance inespérée de rencontrer des dizaines d’acteurs dans le cadre des mes enquêtes et divers travaux : jeunes, élus, professionnels et chercheurs. J’ai pu me rendre compte que la théorie de l’acteur-réseau, comme le souligne Latour, offre une façon pertinente d’étudier un objet mais n’impose aucun contenu sur le dit objet. Cette façon de pratiquer la sociologie a constitué pour moi un « garde-fou » de l’espace d’expression de ceux que l’on considère comme des acteurs et non de simples informateurs. Dans cette thèse, le lecteur s’apercevra de la richesse de leurs propos.

S’il est illusoire de penser que le sociologue n’est qu’un porte-parole de leurs propos, je pense néanmoins que j’ai représenté pour les acteurs avec lesquels j’ai travaillé un « espace d’organisation » de leurs pensées. J’ai été celui qui a restitué leur expérience quotidienne dans un récit mettant en évidence toutes les entités qu’ils mobilisent.

Comme le fait remarquer Latour, la thèse n’est pas une vitre transparente qui ferait passer l’information sur ce que l’on étudie sans déformation. Il n’y a donc pas d’information, à proprement parler, dans cette thèse mais de la transformation, de la traduction.

Latour ne dit pas que l’écrit doit se passer de toute explication, de la création de typologies ou de comparaisons, mais simplement que celles-ci doivent émaner des acteurs qui passent leur quotidien à réaliser ces exercices. Je pense avoir été fidèle à cela un minimum.

Le sociologue se doit de documenter les « analyses sauvages » des acteurs, pour reprendre le terme de Latour. A l’étudiant qu’il reçut et qui insistait sur l’impérieuse nécessité de resituer les descriptions réalisées dans un cadre explicatif, il répondit :

« Il n’y aurait à paniquer que si les acteurs ne faisaient pas cela justement toute la journée, activement, réflexivement, obsessionnellement : eux aussi, ils comparent, ils produisent des typologies, ils fixent des normes, eux aussi ils répandent leurs machines ou leurs organisations, leurs idéologies ou leurs états d’esprit. Vous voulez être le seul à faire des choses intelligentes, alors qu’eux ne seraient qu’une bande de demeurés. Vous avez à décrire ce qu’ils font pour se développer, se mettre en relation, comparer et s’organiser. Il ne s’agit pas d’une nouvelle couche qu’il faudrait rajouter à la « simple description ». N’essayer pas de basculer de la description à l’explication ; contentez-vous de prolongez la description. Faites du Tarde. »293

Des acteurs qui agissent laissent forcément des traces. Pour Latour, ce sont celles-ci qu’il faut saisir pour réaliser une analyse sociologique. En ce qui me concerne, comme j’ai pu le souligner précédemment, lorsque mon employeur m’a embauché pour accompagner les grandes villes de l’Ouest dans une réflexion sur les politiques de jeunesse adressées aux jeunes des quartiers populaires, j’ai pu me rendre compte très vite que j’avais à faire à des interlocuteurs bien plus expérimentés que moi. Il eût été d’une arrogance sans pareille de prétendre leur montrer le chemin. Ce qu’ils attendaient de moi était bien un accompagnement de leur réflexion en mobilisant leurs ressources et en les confrontant à d’autres. C’est le principe qui m’a animé tout au long de mon travail de terrain. J’espère être le plus fidèle possible aux acteurs de terrain dans la restitution de leurs propos à travers cette thèse...

292 PP. 204-228

293 P. 218.

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LA JEUNESSE DES QUARTIERS POPULAIRES : UNE

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