• Aucun résultat trouvé

La lecture ethnique des émeutes et de la délinquance

CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE L’OBJET

2. Les modes de catégorisation des jeunes des quartiers populaires dans la littérature sociologique

2.3. Jeunes des quartiers populaires et ethnicité

2.3.2. La lecture culturaliste des comportements déviants

2.3.2.5. La lecture ethnique des émeutes et de la délinquance

Pour Lagrange, nul doute que la ségrégation spatiale dessine très précisément la carte des émeutes de 2005 en France. Pour lui, si l’on applique l’indice de ségrégation de la population étrangère dans les ZUS aux villes, il ressort que la probabilité de survenue des émeutes est inférieure à une chance sur deux dans les villes peu ségrégées. A l’inverse, elle atteint 80%

dans les villes où le coefficient de ségrégation de la population étrangère entre la ZUS et le reste de la ville est relativement fort. Il observe que les émeutes ont mobilisé essentiellement les jeunes Noirs, plus encore que les jeunes Maghrébins. Les jeunes issus des migrations africaines sont au cœur de cette explosion de violence.

Dans les familles noires résidant dans les quartiers HLM, les familles du Sahel sont largement majoritaires, ce qui favoriserait le maintien des distances avec les familles autochtones européennes selon lui. Ces familles issues du Sahel sont inscrites dans des systèmes de filiation patrilinéaires où l’autorité revient aux mâles de la branche aînée. Ce fonctionnement, constate Lagrange, affecte à la fois le contrôle des femmes et la socialisation des adolescents et des enfants. L’Islam ne serait pas extérieur à ce constat selon le sociologue. Dans une définition très floue et plus que sélective de l’Islam, Lagrange soutient en effet la thèse que dans la région du Sahel, « partout où [l’Islam] domine, les asymétries entre hommes et femmes se sont maintenues ou accentuées, et les formes de gouvernance sont fortement patriarcales ». Ainsi, dans les familles du Sahel, il note qu’on compte six ou sept enfants par

263 Cf. sous-partie 1 : sociologie de la jeunesse contemporaine.

264 Ibid.

99 femme, une différence d’âge entre les conjoints de plus de 12 ans et un taux de polygamie extrêmement fort.

L’analyse que fait Lagrange du rôle de l’Islam dans le fonctionnement patriarcal des familles et la domination des femmes relève d’une synecdoque à la fois « fourre-tout » et réductrice.

Prenant les éléments d’analyse avec beaucoup de légèreté, il se borne à des raccourcis trop rapides et des conclusions trop hâtives. Cela s’explique par le fait qu’il ne prend jamais le soin de décrire le contenu de cette religion et de faire la part des choses entre les multiples interprétations et pratiques qui en découlent.

Toujours est-il que Lagrange insiste bien dans son étude sur l’idée que ce n’est pas d’un manque de repères et d’autorité dont souffrent les jeunes issus de l’immigration en général, et ceux des familles sahéliennes en particulier, mais au contraire d’un excès autoritariste patriarcal qui laisse peut de place aux femmes dans les prises de décision liées à la famille.

Ainsi, note-t-il, les familles issues de l’immigration ne constituent pas le public cible de l’aide sociale à l’enfance (ASE), qui s’adresse plus aux familles françaises « de souche » marquées par des déstructurations liées à l’alcool, aux troubles psychiatriques et aux conflits violents entre conjoints. En effet, le dépouillement d’un échantillon représentatif de dossiers de prise en charge dans le Val de Seine, couplé à d’autres études, lui a permis d’en conclure que ce sont les familles « franco-françaises » qui constituent le public majoritaire de l’ASE et non les familles issues de l’immigration, très minoritaires. Pour les enfants des familles africaines ou turques, « les difficultés ne viennent ni du délabrement de l’environnement affectif ni de la séparation des parents, mais de déficits d’une autre nature », soutient Lagranges. Ainsi, il mise sur une réelle autonomie des femmes, disqualifiées par leurs maris et coupées des ressources familiales que procure le pays d’origine (ce système tient dans les pays du Sahel car la femme n’est jamais isolée mais inscrite dans un réseau familial protecteur constitué de ses proches, chose qu’elle ne retrouve plus en France dans les mêmes conditions), qui se concrétiserait notamment par une capacité de décision au sein du foyer pour résoudre un grand nombre de problèmes.

Pour l’heure, observe Lagranges, l’excès autoritariste dans les familles africaines conduit paradoxalement à un effondrement de l’autorité du « père hypertrophié » :

« Pour comprendre cet autoritarisme, il faut distinguer l’autorité statutaire – ou traditionnelle – de l’autorité de compétence. Dans les familles migrantes ayant un faible bagage scolaire, l’autorité ne peut être qu’une autorité statutaire. Les parents n’ont pas sur les enfants un ascendant fondé sur la connaissance de la langue du pays d’accueil, de ses habitudes, de ses fonctionnements administratifs, ni d’ailleurs une éducation scolaire qui leur permettrait de les guider par leur savoir. L’autorité qu’ils peuvent revendiquer est par conséquent réduite à un statut, ordinairement inscrit dans la différence des générations, qui fait que les membres de la jeune génération obéissent à ceux qui les précèdent. Pour dire les choses simplement, chaque enfant obéit à ses père et mère, non par un assentiment raisonné fondé sur les compétences qu’il leur reconnaît, mais par respect de ceux qui l’ont protégé et nourri, par affection. »265

Dans la délinquance, Lagrange observe que les adolescents éduqués dans des familles du Sahel sont trois à quatre fois plus souvent impliqués comme auteurs de délits que les adolescents éduqués dans les familles qu’il nomme « autochtones », et ceux qui sont éduqués dans des familles maghrébines deux fois plus.

De son côté, Solène Lardoux, regrette que le côté figé de certaines représentations de Lagrange :

« Le concept de « sous-culture » propre à tous les immigrants, que l’auteur décrit dans le texte et en annexe, est intéressant et pourrait être utilisé pour la compréhension des processus sociaux à l’œuvre, telles que les raisons et les contraintes de la migration avant et depuis l’arrivée, et les processus de

265 Ibid.

100

ségrégation spatiale dans lesquels évoluent les immigrants. Cependant l’auteur n’analyse pas les dynamiques de formation des identités des immigrants. Au contraire il choisit une définition réductrice de l’origine culturelle, la décrit comme unique et figée, voire traditionnelle, dans le temps et l’espace alors que les migrants internationaux ou nationaux, entre campagnes et villes, mettent en place de nombreuses stratégies d’adaptation. Celles-ci se traduisent par des combinaisons d’influence liées aux origines mais aussi aux contraintes sociales, économiques, politiques et démographiques liées aux caractéristiques de la société d’accueil. »266

Finalement, toute la question est de savoir en quoi et comment favoriser la réussite scolaire et sociale de tous les jeunes des quartiers populaires avec un regard particulier sur les plus en difficulté, que Lagrange identifie comme issus des migrations africaines ? « C’est une question que les pouvoirs publics n’abordent que de façon oblique puisque les groupes culturels n’existent pas pour eux. »267

Bien entendu, la publication du livre de Lagrange n’aura pas manqué de déchaîner les passions tant la question de l’ethnicité est sensible. Rarement un livre de sociologie portant sur une analyse des jeunes des quartiers populaires n’aura été autant médiatisé et débattu dans les cercles politiques. Suscitant une réaction plus critique d’une partie de la gauche et des sociologues268, ce livre a pu être malhonnêtement instrumentalisé par une partie de la droite la plus dure cherchant à renforcer ses prises de position sur les questions de l’immigration et des banlieues.

2.4. En conclusion provisoire, retenons que…

Retenons au travers de cette sous-partie que l’analyse des jeunes des quartiers populaires est complexe et la diversité des points de vue qui ont lieu témoigne de l’étendue de son champ. Si tout les sociologues s’accordent à penser que les jeunes des quartiers, dans leur majorité, vivent des situations très précaires, tous n’expliquent pas les productions de ces phénomènes de la même façon.

Comme je l’ai expliqué, les tentatives de classification de la jeunesse des quartiers populaires par les sociologues – et plus généralement par les experts scientifiques de cette question quel que soit leur champ disciplinaire – est d’abord et avant tout fondée sur des choix théoriques qui relèvent de la manière dont on construit son objet et son observation. Ceux-ci se basent sur une définition de la jeunesse dont les attributs sont transformés en indicateurs de classement pour rendre compte de la pluralité des processus à l’œuvre au sein même des jeunes des quartiers populaires.

Dans la partie que j’accorderai à la sociologie des jeunes des quartiers populaires, je ne manquerai pas de remobiliser toutes ces ressources en tentant de m’en détacher le moment venu pour affirmer mon propre point de vue.

Pour ce faire, je vais employer comme modèle sociologique la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour. Je vais, dans la sous-partie suivante, expliquer les raisons de ce choix.

266 Solène Lardoux, « Objections d’une démographe », in http://www.laviedesidees.fr/Quartiers-et-differences.html

267 Ibid., p. 275.

268 Michel Kokoreff, « quartiers et différences culturelles », in http://www.laviedesidees.fr/Quartiers-et-differences.html

101

3. La théorie de l’acteur-réseau pour une sociologie de la jeunesse

Outline

Documents relatifs