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Les jeunes face à leurs aînés : une fracture générationnelle ?

CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE L’OBJET

1. Etre jeune aujourd’hui : Sociologie de la jeunesse contemporaine contemporaine

1.4. Les jeunes face à leurs aînés : une fracture générationnelle ?

Louis Chauvel, dans ses travaux menés sur des cohortes, met en évidence que « derrière les fluctuations accélérées de la conjoncture le point de départ dans la vie adulte porte des conséquences lourdes sur toute la trajectoire ultérieure. »131 Ce constat, qui constitue le fil rouge de ses analyses, souligne selon lui :

« toute la complexité des politiques publiques qui voudraient traiter le problème correspondant : une politique sociale de génération qui ne se centrerait que sur les moins de 25 ans raterait à coup sûr sa cible. En traitant avec retard des difficultés juvéniles qui ont fini par s’inscrire profondément dans le corps social de la vie adulte, nous prenons bien le risque d’accroître les inégalités entre générations plutôt que de les atténuer. La difficulté consiste en effet à construire des instruments de réparation de dommages sociaux subis parfois des décennies plus tôt, tout en ne sacrifiant pas les jeunes contemporain. Pour cela, il faut construire une vision de long terme capable de dépasser l’écume de la conjoncture. »132

Pour lui, nous vivons bien une « fracture générationnelle ». Parce que pendant longtemps, la jeunesse contemporaine était perçue comme une période libérée, d’insouciance et de bonheur, que la « seconde explosion scolaire » de la fin des années 1980 promettait à un avenir meilleur, elle n’a jamais fait l’objet d’une priorité dans les politiques publiques, celles-ci la renvoyant, comme nous l’avons vu précédemment, à la famille pour régler ses problèmes.

Car, comme nous l’avons vu plus haut avec Cécile Van de Velde, la France a construit des politiques familialistes visant à confier aux parents la charge de l’entretien des jeunes en difficulté. Même si ce modèle ne s’exprime pas en France avec la même intensité qu’en Espagne ou dans d’autres pays latins, il s’agit là d’une réponse à la fracture intergénérationnelle. Or, la solidarité familiale se heurte à une limite conséquente : l’inégalité des familles entre elles qui ne sont pas en mesure d’offrir les mêmes types de ressources à leurs enfants. Il s’agit là d’un élément fondamental dans la compréhension des jeunes des quartiers populaires comme je le montrerai dans la deuxième partie.

Et force est de constater pour Chauvel que la France peine à socialiser correctement les jeunesses de la crise :

« Ici, le vécu du chômage de masse à l’entrée dans la vie adulte est une dimension centrale de l’expérience collective de génération, susceptible de cristalliser une « situation de génération » (Generationenlage, selon Karl Mannheim) qui contraste fortement avec le sort historiquement enviable dont les générations précédentes – celles nées en particulier dans les années 1940 et notamment les premiers nés du baby-boom – ont bénéficié à l’entrée dans la vie adulte, puis tout au long de l’existence. »133

Aujourd’hui, Louis Chauvel note que le chômage de masse qui structure la société depuis le début les années 1980 et qui frappe les jeunes de plein fouet constitue un évènement historique lourd de conséquences. Par exemple, il relève que l’ancienneté dans l’entreprise est de moins en moins profitable aux jeunes qui, contrairement aux plus anciens qui ont eu la chance de partir avec des salaires situés très hauts dans les années 1970, doivent accepter des salaires d’embauche situés plus bas en échange d’une promesse qui ne pourra être honorée : celle d’une meilleure progression à l’ancienneté. « C’est leur double peine. »134

Ainsi, pour Chauvel, il ne fait aucun doute qu’il valait mieux avoir 20 ans en 1968, année où le taux de chômage dans les deux ans de la sortie des études est de 4%, qu’en 1994 ou 2009

131 Louis Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, Paris, PUF, 2010 (Première édition : 1998), p. 50.

132 Ibid., pp. 50-51.

133 Ibid., p. 16.

134 Ibid., p. 19.

64 où il culmine à 33% : « Le plein emploi à l’entrée dans la vie adulte est une ressource collective inestimable qui n’a pas été transmise. »135

Concernant l’Ecole, Louis Chauvel observe que le baccalauréat offrait plus de 60% de chances d’accès aux catégories moyennes et supérieures avant la « seconde explosion scolaire », contre 30% aujourd’hui (femmes et hommes compris). A l’inverse, il constate que la gestion malthusienne que font plaquer certaines grandes écoles sur leurs diplômes sauvent et améliorent les perspectives des jeunes qui les saisissent. Leur sort est donc bien plus enviable que celui des « simples bacheliers » ou « anciens étudiants de l’université de masse. » :

« Pour le dire avec les mots d’Antoine Prost, le diplôme est une condition de plus en plus nécessaire et de moins en moins suffisante de la réussite sociale. […] Ce déclassement scolaire, qui n’est pas limité qu’au baccalauréat mais qui touche désormais les titulaires de diplômes d’enseignement supérieur court – voire au-delà dans les disciplines les moins appliquées –, n’est pas un problème périphérique pour la société française, mais au contraire central puisque désormais, pour les moins de 45 ans, le baccalauréat est devenu le diplôme médian. »136

Aussi, puisque l’échelle scolaire s’est déplacée vers le haut, constate Chauvel, à une vitesse plus rapide que la hiérarchie socioprofessionnelle, cela n’a pu conduire qu’à une dévalorisation des diplômes.

A cet égard, Chauvel rejoint Beaud, Dubet et de nombreux autres sociologues, en considérant que les jeunes qui ont investi dans le baccalauréat pour espérer un ticket d’entrée aux classes moyennes « risquent bien de ressentir un profond malaise en s’attribuant la cause d’un échec vécu comme personnel, lequel est en réalité structurel et collectif. »137 Ce constat contraste avec ce qu’ont vécu les cohortes nées entre 1940 et 1955 pour lesquelles cesser ses études vers l’âge de 14 ou 15 ans ne conduisait pas à l’échec social et à l’exclusion comme cela peut être le cas aujourd’hui :

« les individus trouvaient à se placer dans le système productif sans trop de difficultés entre les années 1955 et 1970. Plein emploi oblige, ils pouvaient ainsi obtenir rapidement une insertion professionnelle avec le SMIC comme filet de protection minimale de leur revenu ; en revanche, pour les suivants, même avec une scolarité obligatoire à 16 ans, voire à 18 ans pour 90% des sortants de l’école de 1997, la lutte pour les places est vive et fort inégale, et une scolarité courte est un handicap majeur, qui rend peu probable la découverte rapide du monde du travail, sauf lorsque les relations familiales permettent d’entrer dans le système de l’apprentissage […]. Les plus bas niveaux d’éducation commencent à s’insérer en majorité dans le monde professionnel vers l’âge de 24 ans, à peu près au même âge que les sortants de grande école, ce qui laisse pour beaucoup la perspective de passer cinq ou dix ans dans une situation de hors-jeu social, avant de connaître pour beaucoup la précarité à perpétuité. »138

Pourtant, en France, Chauvel observe que les statuts sociaux tôt acquis ou à l’inverse les échecs précoces tendent à se cristalliser et prendre un tour définitif. En France, tout paraît joué dans les investissements sociaux et culturels réalisés très tôt. Le sort d’une cohorte se fixe tôt, avant de l’âge de 30 ans pour Chauvel, « ce qui implique l’importance extrême de la conjoncture des recrutements lorsqu’une cohorte débute dans la vie active. »139 Il n’existe pas de seconde chance, si tant est qu’il en existe une première… :

« Une fois l’individu engagé dans une carrière ascendante, ou sur une voie de garage, sa situation devient rapidement irréversible : le curriculum vitae des moins chanceux fait figurer des accumulations

135 Ibid., p. 26.

136 Ibid., pp 24-25.

137 Ibid.

138 Ibid., p. 191.

139 Ibid., p. 133.

65

d’échecs successifs qui ferment de plus en plus de portes, alors que d’autres plus rectilignes sont le gage d’un brillant avenir […]. »140

Bien entendu, comme je l’ai déjà rappelé à de nombreuses reprises, et comme je ne manquerai pas de le rappeler tout au long des pages qui vont suivre, la scolarité s’est déjà chargée de presque tout. Pour Chauvel, encore une fois mais dans un registre différent, la position occupée dans la hiérarchie des professions par un jeune au sortir du système scolaire fixe assez nettement l’éventail des carrières possibles, « généralement avant même l’âge de 30 ans »141. Dans la mise en concurrence que subissent les jeunes, le diplôme fait office de filtre de présélection : « Les candidats étant trop nombreux pour qu’ils soient tous mis à l’épreuve, le titre scolaire est utilisé comme un « signal » des compétences potentielles d’un individu. »142

Ici, une fois de plus, j’informe le lecteur que je montrerai en quoi cela fait écho à mon objet d’étude. Autrement dit, j’établirai là un lien direct entre le travail de Chauvel et mon terrain.

En attendant, cette situation que vivent aujourd’hui les jeunes conduit, selon Chauvel, à un paradoxe : eux qui sont mieux diplômés que leurs aînés sont victimes d’une stagnation durable liée aux conséquences d’une entrée dans la période néfaste. A l’inverse, les générations arrivées sur le marché de l’emploi avant le premier choc pétrolier ont connu une ascension et des conditions exceptionnelles dans leur intégration professionnelle. Il y a là, remarque Chauvel, un clivage générationnel entre deux générations ayant subi des sorts différents et pourtant contemporaines :

« Ce clivage générationnel dans les conditions d’existence et de dynamique sociale permet d’expliquer comment il peut exister des diagnostics aussi contradictoires sur une même réalité, les uns dénonçant une France qui tombe et les autres, au même moment, se complimentant d’une croissance maintenue ou retrouvée. Ces deux points de vue peuvent être simultanément fondées, mais pour des groupes générationnels différents : la croissance maintenue des uns et le déclin des autres tendent à faire système. Mais ces jeunes sont notre avenir. »143

Comme je le montrerai dans les pages suivantes, les jeunes sont fortement dépendants de la conjoncture économique. Comme Chauvel, à un niveau plus modeste, j’ai constaté que lorsque celle-ci était mauvaise, « les conséquences ont de fortes chances de s’en ressentir tout au long de la vie »144 pour les jeunes, et inversement.

En, outre, Chauvel nous explique que chaque année, les nouveaux entrants dans le marché de l’emploi représentent environ 3% de la population active :

« Théoriquement, ne pas embaucher pendant trois ans est un moyen radical de réduire de 10% les effectifs. C’est pourquoi le chômage des jeunes, ou des individus récemment disponibles sur le marché de l’emploi, est si réactif aux soubresauts de la conjoncture. Au début d’une récession, on n’embauche pas ; si elle se prolonge ou s’amplifie […] il s’agit de ne pas reconduire les contrats précaires, opération où les plus anciens dans l’entreprise paieront un tribut plus lourd que les plus anciens. »145

Là encore, j’aurai l’occasion de démontrer en quoi ce constat est largement vrai pour les jeunes des quartiers populaires en montrant concrètement les formes que prennent l’exclusion dans les villes de l’Ouest. Pour Chauvel, en résumé, « le pauvre d’antan était un vieux appelé à disparaître avec le temps ; le pauvre d’aujourd’hui est jeune et plein d’avenir. »146 Par

140 Ibid., p. 32.

141 Ibid., p. 199.

142 Ibid.

143 Ibid., pp 27-28.

144 Ibid., p. 29.

145 Ibid., p. 223.

146 Ibid.

66 exemple, il remarque que la part du budget des jeunes dévolue à leur logement croît nettement, alors que ses dimensions ne progressent pas, quand les plus âgés dépensent autant pour des logements plus vastes que jamais :

« Alors que la dépense pour le logement paraît se situer à l’opposé du modèle même du mode de vie

« jeune », orienté vers l’extérieur du domicile, les jeunes en voient le poids financier s’alourdir, tandis que les âgés connaissent une moindre expansion, bien que le mode de vie « âgé » soit, dans les représentations communes en tout cas, caractérisé par une certaine réclusion au domicile. »147

Tous ces constats amène Chauvel à s’interroger : « La jeunesse devient-elle « vieille » et les

« vieux » se font-ils jeunes ? »148

Les analyses cohortales qu’il a réalisées lui permettent de montrer que les jeunes seniors de 2010 sont les héritiers d’une époque qui a « béni » ses jeunes alors que la jeunesse contemporaine voit l’ascenseur social ralentir considérablement et semble condamnée aux risques de déclassements :

« Au global, la difficulté est que, pour la première fois en période de paix, les enfants connaissent à leur entrée dans le monde du travail une situation moins favorable que celle de leurs parents. Au même moment, de nombreux observateurs des réalités sociales affirment l’existence d’un progrès considérable. Cette contradiction est à la source de phénomène de « dyssocialisation » - de socialisation déficiente, défaillante, à contretemps ou inadaptée – que nombre de jeunes connaissent, phénomène dont sait depuis Merton (1938) qu’il est propice au développement de comportements anomiques, dont le suicide et les violences urbaines (Beaud et Pialoux, 2003) sont des modalités possibles, parmi bien d’autres. »149

Ici, Chauvel fait écho aux travaux que je présenterai plus loin en affirmant que la violence vécue par les jeunes représente, à l’instar des violences urbaines de 2005, un mouvement bien plus sourd, souterrain, peu visible et pourtant nettement plus meurtrier :

« Les conséquences des frustrations et de la déstabilisation sociale liées à l’écart entre aspirations (fondées par exemple sur les diplômes obtenus) et les possibilités sociales de réalisation (limitées aux progrès sociaux réels) font l’objet de l’intérêt séculaire de la sociologie. »150

Bien plus modestement, au niveau qui est le mien à ce jour, j’ai tenté d’observer durant ces quatre années de travaux de thèse, quelle forme prenait l’anomie chez les jeunes des quartiers populaires en mesurant la fracture entre des espoirs de progrès qu’entretiennent certains jeunes et des réalités douloureuses situés nettement en deçà.

Pourtant, ce qui est frappant est d’observer que les jeunes sont les grands absents des débats politiques. Laissons de côté un instant les transformations de l’implication citoyenne (j’y viendrai bien évidemment) évoqués par ceux qui affirment que les jeunes, loin de se désintéresser de la politique, s’investissent différemment, pour bien intégrer le constat que certains d’entre eux, comme l’ensemble de la société, ne se reconnaissent pas dans le système politique. C’est bien ce qui explique les mutations de leur citoyenneté m’opposera le lecteur.

Sûrement, mais cela va bien plus loin encore. Comme le note Chauvel :

« La dissymétrie politique qui en résulte a de fortes chances de susciter des décisions défavorables à la jeunesse et à l’avenir qu’elle incarne : dette massive de consommation et non d’investissement, choix budgétaires sur les retraites favorables à la cohorte des sortants immédiats et réformes de fond dont le poids porte avant tout sur les générations ultérieures, acceptation d’un chômage de masse des jeunes

147 Ibid., p. 277.

148 Ibid.

149 Ibid., p.33.

150 Ibid.

67

sans indemnisation, les enjeux ne manquent pas où les convives ont oublié de consulter les prix sur le menu, où les payeurs ne sont pas invités au festin. »151

Les générations de jeunes absentes du débat public sont peu capables d’une expression collective en dehors d’une dénonciation de la « génération précaire » comme dénominateur commun. Pour Michel Fize :

« La jeune génération, c’est son handicap, ne se pense pas comme catégorie sociale. Il existe bien pourtant deux camps distincts : celui des « jeunes », celui des « autres ». Il y a bien un « Nous » et un

« Eux », des jeunes et des adultes. Cependant, si les jeunes perçoivent « les autres » dans leur singularité, ils peinent à se représenter eux-mêmes dans leur propre singularité. Le « Nous social » leur échappe toujours. En somme, leur altérité leur est moins étrangère que leur particularité. Pourtant, la jeunesse, comme toute génération, a une personnalité collective ; chaque jeune se borne à lui superposer sa propre individualité, qui est fonction de ses origines et de sa situation actuelle. »152

Mais les jeunes ne sont pas les seuls responsables de cette situation. Comme ne manque pas de le relever Chauvel, « cet échec de la jeunesse est aussi celui d’une certaine génération au pouvoir aujourd’hui qui fut incapable de transmettre le modèle d’Etat social construit au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale ». Ainsi, pour lui, mieux vaut nier le diagnostic qu’y réfléchir réellement153. Il ajoute :

« Il serait possible de faire preuve d’angélisme et de s’extasier avec Léon Bourgeois sur la « loi de cet accroissement continu du bien commun de l’association, qui ferme la loi du contrat entre les générations successives », selon laquelle il existerait une « dette envers les générations suivantes à raison des services rendus par les générations passées ». Cette idée reprend et développe l’idée kantienne de réciprocité indirecte d’une génération à l’autre dans une société juste et solidaire, développée encore par Hans Jonas. Nous voyons là l’expression d’un devoir être bien normatif qui tranche avec les faits tangibles et objectifs. La réalité objective s’éloigne de l’idéal solidariste. La direction est plutôt vers les tensions et la conflictualité invisibles, diffuses, mais bien réelles et plus violentes, dans un monde où les difficultés se diffusent à des couches sociales que l’on croyait jusqu’à présent épargnées. »154

En guise de conclusion, Chauvel en appelle à un nouveau « projet de société », « collectif », qui repense les transmissions propres à l’Etat providence. Ce projet doit être capable de donner un avenir aux générations nouvelles. Pour lui, « cela exige que nous passions d’une politique de dénégation de la fracture générationnelle à une politique générationnelle de la fracture. »155 Ici, il est question de travailler sur le long-terme en exigeant des plus puissants responsabilité et sacrifice.

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