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CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE L’OBJET

2. Les modes de catégorisation des jeunes des quartiers populaires dans la littérature sociologique

2.2. L’analyse des bandes et des groupes de pairs

2.2.1. Les bandes, le milieu et la bohème populaire

Dans les nombreux travaux qu’il a menés depuis quarante ans dans les quartiers populaires français, Gérard Mauger a tenté de démontrer que l’on pouvait diviser la jeunesse des milieux populaires en trois pôles distincts : économique, culturel et corporel. Selon lui, ces trois pôles sont générateurs d’un rapport particulier au monde social qui s’ordonne par le capital économique détenu, le capital culturel ou le capital corporel (entendu au sens de la force physique).

Ces trois pôles permettent d’organiser l’ensemble des représentations portées sur les jeunes tant sur les styles de vie « conformes » que sur les styles de vie « déviants ». Ces travaux réalisés dans les années 1970-1980 sur les loubards lui ont permis de distinguer les styles de vie « déviants » sous trois catégories : « la bande », « le milieu » et « la bohème populaire ».

187 François Dubet, La galère, jeunes en survie, op. cité.

188 Ibid.

189 Gérard Mauger, La bande, le milieu et la bohème populaire, op. cité.

79 Pour la première, la « bande », le dénominateur commun des bandes, selon Mauger, au-delà des formes de sociabilité qui les caractérisent et qui se retrouvent également dans le monde ouvrier adulte (« culture anti-école », « vannes », « bastons », etc.) va résider dans les

« valeurs de virilité » associées à la valorisation de la force physique. Celle-ci s’exprime dans la force au combat et dans la force de travail notamment. La virilité est vécue par ses

« propriétaires » comme la seule propriété qui puisse être mise en avant pour gagner le

« respect » ou se construire une « réputation » dans les rapports sociaux. Ainsi, le monde des bandes apparaissait comme un apprentissage de cette culture de la virilité comme préalable à la « culture d’atelier ». De ce point de vue, explique Mauger, l’appartenance au monde des bandes était toujours temporaire. L’insertion dans le monde du travail transformait la force physique en usages productifs convertissant ainsi la « culture de rue » en une « culture d’usine ». Dans ce pôle, la virilité orientait les jeunes des bandes vers les métiers de force, qualifiés de « métiers d’hommes » et bastions de la classe ouvrière traditionnelle : chantiers du bâtiment, industries métallurgiques ou minières, etc.

Pour la seconde, « le milieu », son dénominateur commun va résider dans « la valeur économique » qui constitue, en quelque sorte, sa formule génératrice. L’argent est au

« milieu » ce que la force est aux bandes. Et même si la virilité est une composante du

« milieu », Mauger explique que contrairement aux bandes elle n’en est pas la finalité. Elle ne constitue qu’un moyen, autrement dit un outil pour parvenir à la richesse en tant qu’élément central des luttes de classement social. L’emphase et l’ostentation sont moins ici dans l’habitus corporel que dans l’appropriation matérielle et symbolique des attributs de la représentation populaire de l’opulence. Les jeunes du « milieu » se recrutent très souvent dans les bandes. Il s’agit généralement de jeunes qui « ont mal tourné ».

Quant à la troisième catégorie, enfin, la « bohème populaire », elle est incarnée par des individus aspirant à valoriser une « contre-culture ». De même que l’observation des attitudes et comportements du « milieu » donne à voir la représentation populaire de la richesse, l’observation de la « bohème populaire » permet d’objectiver selon Mauger une forme de dissidence propre à une fraction des jeunes de milieux populaires de l’époque : refus du travail salarié et de la consommation, affranchissement de la morale traditionnelle et humeur contestataire, goûts artistiques déclarés et pratiques culturelles revendiquées, consommation de drogues douces, etc. Il s’agit là d’un ensemble d’attributs qui laissent à penser que la

« bohème populaire » représentait une forme prolétarisée du style de vie propre à la bohème artistique et intellectuelle.

Cette analyse des styles de vie des jeunes de milieux populaires a permis à Mauger d’analyser les reconversions potentielles dans les trois pôles ci-dessus décrits. Ainsi, il montre comment les trois pôles de styles de vie « déviants » se sont transformés en styles de vie « conformes ».

Ces conversions de pôles sont d’autant plus probables, nous explique Mauger, qu’ils mobilisent la même espèce de capital :

- De la bande au pôle viril incarné par l’intégration de « métiers d’hommes » (bâtiments, usines, etc.).

- Du milieu au pôle de l’embourgeoisement incarné par l’intégration des professions indépendantes de commerces (patrons de bar ou de boîtes de nuit, etc.).

- De la bohème populaire au pôle de l’intellectualisation incarné par l’intégration des métiers du champ culturel ou socioculturel (animation socioculturelle, etc.).

A cette structuration tripolaire des jeunes des quartiers populaires se superpose une opposition binaire entre ce qu’Elias nomme les « établis » et les « marginaux »190. Les premiers se distinguent par leur double accumulation de capital économique et « communicationnel » ainsi que leur mobilisation scolaire quand les seconds, ouvriers ou employés précarisés,

190Norbert Elias, Du temps, Paris, Fayard, 1997.

80 souvent immigrés, ne peuvent mettre en avant que des valeurs de virilité dévalués ou, dans certains cas, leur capital religieux en guise de reconquête de leur dignité.

Pour ce qui concerne l’espace des styles de vie « déviants », Mauger démontre que le pôle du

« monde des bandes » s’est transformé en ajoutant à son affirmation guerrière (caractérisée par la force physique) la quête des attributs de la réussite financière. C’est là qu’apparaît un

« monde du bizness » qui emprunte à la fois au « monde des bandes » et à celui du « milieu ».

Scolairement disqualifiés et démunis, professionnellement invalidés (stagiaires permanents jugés « inemployables »), et souvent familialement discrédités en raison de leurs échecs consécutifs et les coups qu’ils portent à la réputation familiale en raison de leurs pratiques déviantes, les jeunes qui investissent le « monde du bizness » sont imprégnés à la fois des valeurs les plus incontestées de la culture d’origine (sexualisation des rôles, valeurs de virilité, etc.) et celles de la société contemporaines telles que le consumérisme incarné notamment par les attributs vestimentaires.

Souvent qualifiés de « jeunes à perpétuité », hors d’état d’accéder à l’emploi stable, de conquérir leur autonomie par rapport à la famille parentale et de fonder leur propre foyer,

« livrés à eux-mêmes » ou à la « culture de rue » sans grand espoir de s’en sortir, le bizness va représenter pour ces jeunes une alternative à l’indignité qui permet d’obtenir une consécration immédiate en dehors du cercle familial et de l’univers scolaire. Le groupe de pairs qui réunit ces jeunes procure ainsi des profits de reconnaissance en se référant aux principes de classement les plus indiscutables et les plus immédiatement crédibles, en l’occurrence la virilité et les attributs de la réussite matérielle. Sans avenir et condamnés à l’ennui d’un éternel présent, seul le groupe de pairs paraît à même de conférer une certaine forme de reconnaissance dont ses attributs doivent se conquérir au jour le jour. Pour David Lepoutre, ce

« respect », cette « réputation », cette « fierté » constamment mise à l’épreuve par la « culture de rue » marquée par les incessantes « vannes » ou les agressions de tout alter ego et autorité institutionnelle telle que la police191. La défense de l’honneur passe ainsi par la force et le courage physique d’une part, et par le sens de la répartie d’autre part (la « tchatche »).

Mais le respect, pour ces jeunes, passe aussi et surtout par la capacité à se procurer les attributs statutaires de « l’excellence juvénile » que sont les vêtements de marque, la voiture ou l’argent de poche. Ainsi, l’accès au marché du travail illégal – deal, vol, recel et vente de marchandise – apparaît comme un vecteur de réhabilitation économique et symbolique dans un univers où, de plus en plus, « avoir » c’est « être ». En ce sens, l’appartenance à un groupe de pairs investi dans le « bizness » constitue donc un moyen permettant d’aboutir aux deux finalités que sont l’accès au capital économique qui permet l’indépendance financière par rapport à la famille, et la réhabilitation symbolique qui permet au mieux d’« être quelqu’un », au pire d’« être comme les autres ».

Pour ce qui est du « milieu », explique Mauger, la conversion au professionnalisme suppose un renforcement des dispositions constitutives d’un habitus délinquant : rejet d’un travail précaire, goût prononcé pour les produits de luxe, aspiration à la libre entreprise, adaptation à un avenir illégal, etc. La professionnalisation dans le « milieu » suppose de s’approprier les compétences propres à l’entreprise légale en les adaptant aux conditions de fonctionnement de son « marché ». Il s’agit là de réduire les risques dans le souci de durer et de grimper dans la hiérarchie. Thomas Sauvadet explique ainsi que cela requiert discrétion contre ostentation, épargne contre « flambage », et délégation des tâches les plus dangereuses à de « petits trafiquants »192. Comme le montre Thomas Sauvadet, la pratique professionnelle du

« bizness » passe par l’apprentissage d’un ensemble de pratiques économiques qui peuvent être étudiées comme telles : conquête d’un marché, extension, fidélisation d’une clientèle qui passe par la mobilisation et la consolidation du capital social et la qualité du produit écoulé

191 David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1997.

192 Thomas Sauvadet, « Jeunes de rue et trafics de stups », in Agora débats/jeunesse, INJEP, n°48, 2008.

81 qu’il soit légal (par exemple les voitures) comme illégal (par exemple les drogues), contrôle de la concurrence, sous-traitance des « corvées » aux petits trafiquants, mobilisation des réseaux de sociabilité des jeunes embauchés, etc.

En ce qui concerne la bohème populaire, Mauger distingue schématiquement deux registres ajustés au pôle intellectuel d’une fraction des jeunes des quartiers : la culture hip-hop et le

« revival de l’islam ». La première importée des Etats-Unis semble s’être imposée pour au moins trois raisons énumérées par Mauger : la « culture hip-hop » fait appel à des propriétés langagières et corporelles censées appartenir en propre aux minorités des ghettos, les rappeurs se sont faits les porte-parole des jeunes des quartiers avec plus ou moins de succès et, enfin, le hip-hop ayant été « récupéré » et reconnu par la culture dominante, il apparaît comme une possibilité sinon d’accès à la richesse et à la gloire médiatique, du moins de réhabilitation symbolique.

Concernant l’Islam, Mauger fait l’hypothèse que cette religion est pleinement réappropriée et investie par une fraction des jeunes diplômés qui sont confrontés au décalage entre leur position sociale – technicien, profession intermédiaire – et un racisme ordinaire qui prend pour cible toute personne dont les parents sont nés à l’étranger. Ainsi, selon Mauger, ces jeunes vont se comporter comme de véritables « entrepreneurs d’identité » en construisant une définition de l’arabe doublement opposée : d’une part « aux pauvres qui ne savent pas se tenir », ni « tenir leurs enfants » et qui ont des démêlés avec la police ; et d’autre part aux

« arabes d’occasion » qui ont des postes de responsabilité mais qui ne parlent pas l’arabe et sont soupçonnés de vouloir ressembler aux français dits « de souche ». D’où, d’après Mauger, leur repli identitaire et communautaire, leur prosélytisme pour faire « revenir » à la langue, la tradition et la religion les personnes égarées. C’est dans ce sens que beaucoup vont verser dans la surenchère religieuse. Et si l’Islam rencontre un certain écho auprès des jeunes dans les quartiers, les raisons sont encore une fois dans la revalorisation symbolique qu’elle favorise dans la logique de la stratégie de réhabilitation « black is beautiful ». Il faut ajouter à cela, selon Mauger, que le déclin de la représentation politique traditionnelle dans les quartiers populaires incarnée autrefois par le PCF ou la CGT a laissé un vide auprès des populations des milieux populaires que la prédication religieuse a su combler en proposant cette réhabilitation symbolique. Si ces explications peuvent en effet s’avérer pertinentes, on est en droit de regretter qu’une fois de plus, les sociologues soupçonnent les jeunes de

« pathologie » – dans la mesure où ils sublimeraient par la religion une quête de reconnaissance – sans se soucier, comme le propose Bruno Latour dans sa méthode, de la sincérité de leur croyance. Imputer aux jeunes musulmans d’autres intentions que celles purement religieuses résonnent en eux comme une sorte d’arrogance remettant en cause sans cesse leurs pratiques sociales et culturelles. Pourquoi ne pas commencer par considérer une bonne fois pour toute que les jeunes musulmans pratiquants s’inscrivent sincèrement dans une croyance spirituelle sincère au lieu de s’empresser de leur attribuer d’autres finalités que celles qu’ils revendiquent ?

2.2.2. De la « galère » à la « jeunesse comme ressource » : Les essais de

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