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CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE L’OBJET

2. Les modes de catégorisation des jeunes des quartiers populaires dans la littérature sociologique

2.3. Jeunes des quartiers populaires et ethnicité

2.3.1. Les discriminations racistes

De manière générale, les inégalités que subissent les jeunes des quartiers populaires sont souvent interprétées de deux façons : la première que Bouamama nomme « culturaliste » consiste à penser que la responsabilité des inégalités pèse sur les populations elles-mêmes qui

221 Michel Wieviorka, Racisme et modernité, Paris, Seuil, collection « Points actuels », 1993.

222 Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte,

« Armillaire », 1988.

223 Philippe Bataille, « Promouvoir la diversité et lutter contre les discriminations », in Migrations Société (CIEMI), n° 105-106, mai-août 2006, p. 107-119.

224 Véronique de Rudder, « Discriminations ethnistes et racistes : nommer, compter, corriger », in Sida, immigration et inégalités, A.N.R.S., Collection Sciences sociales et sida, juillet 2002, pp. 53-66.

225 Patrick Simon, « Le logement social en France et la gestion des "populations à risques" », in Hommes et migration, n°1 246 (novembre-décembre 2003 : France-USA : combattre la discrimination. Partie 2 : Méthodes et pratiques).

226 Thomas Kirzsbaum, « La mixité comme critère d’une stratégie d’intégration dans et par le logement ?, in Hommes et migrations, n°1 264 (novembre-décembre 2006).

227 Jean-Paul Payet, « Mixités et ségrégation dans l’école urbaine », in Dossier Connaître et combattre les discriminations, n° 1219, mai-juin 1999.

228 Didier Fassin, Inégalité et santé, Paris, La Documentation française, série Problèmes politiques et sociaux, 2009.

229 Anne Lovell, De New York à Marseille, quelques réflexions sur l’ethnographie de rue (street ethnography), Toulouse, Graphiti, 1998.

230 Fabien Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, Collection

« Textes à l’Appui », 2002.

231 Nacira Guénif-Souilamas, Des beurettes, Paris, Hachette Pluriel, 2003.

232 Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, L’Aube, édition poche, 2006.

233 Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Editions Amsterdam, 2008.

234 Patrick Weil, La république et sa diversité : Immigration, intégration, discrimination, Paris, Seuil, collection

« République des idées », 2005.

235 Saïd Bouamama, Les discriminations racistes : Une arme de division massive, Paris, L’Harmattan, 2010.

236 Hugues Lagrange, Le déni des cultures, Paris, Seuil, 2010.

89 ne parviennent pas ou ne souhaitent pas s’intégrer à la société française et son modèle républicain :

« Dans un tel contexte culturaliste, il n’est pas possible de penser les discriminations racistes et d’agir contre elles. Les inégalités n’ont plus besoin d’être niées ; il suffit d’en situer les causes dans des facteurs culturels propres à une personne ou à un groupe minoritaire. Les inégalités ne sont pas appréhendées comme résultat d’un fonctionnement social, mais comme inadaptation des sujets, victimes du fait de leurs caractéristiques propres et/ou d’un effort insuffisant pour s’en débarrasser. »237

L’autre, de type « ouvriériste », consiste à envisager les inégalités uniquement sous l’angle social en niant les discriminations ethniques. Bouamama, quant à lui, plaide pour un autre paradigme : celui de la concurrence dans lequel il ne s’agit pas de « changer les joueurs » mais « les règles du jeu ». A cet égard, il invite à se méfier des institutions créées pour étudier et/ou lutter contre les discriminations dans la mesure où elles peuvent apparaître comme des

« gadgets » susceptibles de produire à nouveau des discours qui rendent les discriminé(es) responsables de leurs échecs : insuffisances, incompétences professionnelles ou sociales, mauvaise intégration, etc. Selon lui, la posture de ces institutions évite de mettre en cause l’aspect systémique dans lesquels se produisent les discriminations.

La question des discriminations racistes, si ancienne soit-elle, a été mise au centre du débat médiatique pour la première fois en 1983 avec la Marche pour l’égalité et contre le racisme.

Celle-ci, initiée par des jeunes issus de l’immigration postcoloniale, dénonçait le traitement exceptionnel et discriminant infligé aux populations immigrées dans l’ensemble des sphères de la société française (scolarité, emploi, logement, etc.). Les mouvements héritiers de cette marche, tels que le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) ou l’association lyonnaise Diversité, préciseront par la suite leurs revendications et dénonceront avec force les discriminations dont font l’objet les immigrés postcoloniaux ainsi que leurs enfants.

Face à cette dénonciation des discriminations racistes, Bouamama constate que pendant des décennies lui a été opposée la négation. La parole des discriminés a longtemps été niée dans la mesure où le modèle français républicain, né de la pensée des Lumières et formalisé dans des textes constitutionnels à travers le principe d’égalité, ne pouvait produire des discriminations. Aussi, les discours de discriminations racistes ont parfois été considérés comme éléments de division de la lutte sociale portée par les mouvements ouvriers de nature

« anti-raciste ».

Pour Bouamama, les débats théoriques sur les discriminations racistes, quant à eux, sont dépendants du contexte immédiat (échéances électorales, évènementiel, médiatisation, etc.) en raison notamment de la sur-idéologisation des questions liées à l’immigration imposée par la stratégie de l’extrême-droite. La question des discriminations racistes est un « objet chaud » qui, selon Bouamama, pose problème :

« La chaleur de l’objet inverse le processus souhaitable en matière de raisonnement analytique. Ce n’est plus ce dernier qui, partant du réel et de ses contradictions, le déconstruit pour orienter vers un souhaitable. Ce sont, au contraire, des préoccupations liées à d’autres questions (échéance électorale et souci de capter telle ou telle partie de l’électorat, choix économiques et modalités de communications pour les faire accepter par les milieux populaires, etc.) qui sont ici premières et que l’on tente de mettre ensuite en cohérence avec une logique théorique. Les paradigmes de lecture de la réalité sociale sont ainsi renvoyés dans l’implicite. »238

Dans ce sens, il s’inscrit dans la position de Pierre Bourdieu lorsqu’il affirme au sujet des immigrés :

237 Saïd Bouamama, Les discriminations racistes : Une arme de division massive, Paris, op. cité, p. 19.

238 Ibid., p.27.

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« Ni citoyen ni étranger, ni vraiment du côté du Même, ni totalement du côté de l’Autre, l’« immigré » se situe en ce lieu « bâtard » dont parle aussi Platon, la frontière de l’être et du non-être social. Déplacé au sens d’incongru et d’importun, il suscite l’embarras ; et la difficulté que l’on éprouve à le penser – jusque dans la science qui reprend souvent, sans le savoir, les présupposés ou les omissions de la vision officielle – ne fait que reproduire l’embarras que crée son inexistence encombrante. »239

Pour Bouamama, le contexte international des deux dernières décennies explique la recrudescence des discours discriminants. En effet, la fin de l’affrontement Ouest-Est dans un monde bipolaire a cédé la place à une lecture « culturaliste » pour définir et consolider les identités nationales. Dans une mondialisation où les frontières sont brouillées et les identités nationales mises à mal, nous pouvons observer une précarisation accrue des milieux populaires et un renforcement des inégalités sociales malgré l’élévation des niveaux de vie.

Aussi, nous assistons au développement de la concurrence pour l’accès aux « biens rares » tels que l’éducation, l’emploi, la santé, etc. Dans ce contexte, nous explique Bouamama :

« Les théorisations culturalistes de Samuel P. Huntington, dont le concept clef est « le choc des civilisations », visent à produire un nouvel ennemi et à diffuser de nouvelles peurs en lieu et place de l’ennemi soviétique et de la peur du Rouge désormais inutisable. Dans des formes différentes acclimatées aux spécificités françaises les mêmes thèses culturalistes tendent à se développer en France. »240

C’est dans ce cadre de lecture que Bouamama a analysé les débats qui ont eu lieu sur les différentes affaires liées au voile islamique. Il s’agit là de construire, selon lui, un nouvel ennemi de l’intérieur visant à contribuer à la production et au renforcement d’une identité nationale, parce qu’effritée et brouillée par ces pertes de repères241.

Dans un pays en crise, où la conscience collective de ce qui nous lie dans la société est mise à mal par la montée de l’individualisme, le terreau du racisme devient fertile. L’étranger comme bouc-émissaire ne date pourtant pas d’hier. Il a toujours été perçu par une partie de la population comme une menace pour l’identité nationale. Depuis, quelques années, avec une intensité accrue au moment même où j’écris ces lignes, une partie de la classe politique instrumentalise les flux migratoires pour dénoncer la perte des repères – « à force d’immigration incontrôlée, les français ne se sentent plus chez eux », lançait le ministre de l’intérieur sur une station de radio le 16 mars 2010 – et s’alarmer des conséquences en terme de répartition des richesse : « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde », avance-t-on comme expression phare242. Il s’agit en fait d’une illusion de l’invasion immigrée qui inverserait le rapport de France : « Bientôt ils seront tellement nombreux que nos filles devront porter des voiles, etc. ». Comme l’a analysé Michel Wieviorka, l’essentiel de l’explication se situe dans cette crainte de l’illusion de l’inversion du rapport de force et d’une prise de pouvoir d’immigrés si différents de notre culture :

« Le thème de l’invasion est indissociable de l’idée de l’instauration d’un rapport de force, et de nombreuses anecdotes circulent, relatives au projet explicite des immigrés de mettre la France et les Français « à genoux devant eux ». Disons-le nettement : le thème de la différence est ici indissociable

239 Pierre Bourdieu, préface au livre de Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, 1992. Référence citée par Saïd Bouamama, ibid., p 29.

240 Ibid., p. 18-19.

241 Saïd Bouamama, L’affaire du foulard islamique. La production d’un racisme respectable, Roubaix, Le Geai bleu édition, 2004.

242 Cette expression avait été prononcée par Michel Rocard alors Premier ministre de François Mitterrand de 1988 à 1991. Les hommes politiques et autres personnalités du débat médiatique qui la cite occultent toujours de prononcer la deuxième partie de cette citation de Rocard, à savoir : « Mais elle doit prendre sa part… ».

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de l’image d’un rapport de domination dans lequel la hiérarchie traditionnelle serait inversée, ou risquerait de l’être. »243

En raison de ces constats, Bouamama avance que les discriminations en tout genre (sexistes, racistes, etc.) se sont accrues depuis deux décennies et ce, bien qu’inobjectivables par des chiffres en raison de l’interdiction en France de produire des données sur des critères ethniques.

Aussi, Bouamama observe que dans toute période de désinvestissement de l’Etat des services publics, la concurrence au sein des milieux populaires pour accéder aux « biens rares » conduit « à l’affaiblissement des plus faibles, à la paupérisation accrue des plus pauvres, à une hausse de la domination des plus dominés »244, ce qui est de nature à accroître les discriminations :

« Concernant l’immigration postcoloniale et les populations qui en sont issues, le développement des discriminations racistes dans l’ensemble des sphères de la vie sociale conduit à un triple processus de précarisation, de ghettoïsation et d’ethnicisation. La concurrence pour les biens rares que constituent l’emploi et la formation, redoublée par les discriminations racistes dans ces secteurs, conduit à une précarisation encore plus massive et plus ample pour cette partie des milieux populaires. La concurrence pour le bien rare que constitue le logement, ajoutée aux discriminations dans ce secteur, conduit à un accroissement de la division sociale des logements, c’est-à-dire à une ghettoïsation sociale tendanciellement ethnique. Enfin, l’imposition idéologique du culturalisme comme grille de lecture renforce le processus d’ethnicisation produit par les deux processus différents. »245

Les discriminés ne restent pas passifs face aux discriminations, ils mettent en place des stratégies individuelles et collectives qui utilisent ou rejettent les catégories dominantes afin d’atteindre leurs buts. Ainsi Frantz Fanon246 et A. Memmi247 ont proposé des grilles de lecture de ces configurations identitaires qui se manifestent face à la domination coloniale et à ses catégorisations. Tous deux mettent en évidence trois postures réactives possibles et pouvant se succéder dans l’expérience dans l’expérience d’une personne ou d’un groupe social :

- La haine de soi : il s’agit d’individus qui vont s’efforcer de coller aux représentations et aux catégorisations dominantes en jouant le rôle que l’on attend d’eux dans l’espoir d’en tirer des profits personnels. Pour Bouamama, ces acteurs mettant en scène la « haine de soi » sont particulièrement prisés par les institutions ou le monde politique.

- L’affirmation de soi absolutisée : il s’agit d’une réappropriation du stigmate comme première forme de révolte contre une stigmatisation dominante. Ainsi, comme l’explique Sayad :

« C’est une chose connue : la dérision est l’arme des faibles ; elle est une arme passive, une arme de protection et de prévention. Technique bien connue de tous les dominés et relativement courante dans toutes les situations de domination : « Nous, les Nègres… » ; « Nous les khouroutos… » (pour dire

« Nous les Arabes ») ; « Nous les nanas… » ; « Nous les gens du peuple… » ; « Nous les cul-terreux », etc. […]. La sociologie noire américaine, la sociologie coloniale enseignent qu’en règle générale une des formes de révolte et sans doute la première révolte contre la stigmatisation – contre la stigmatisation qui soit socialement vraie, celle qui est générique et qui, ce faisant, caractérise collectivement tout un groupe, qui est durable – consiste à revendiquer le stigmate qui est ainsi constitué en emblème. »248

243 Michel Wieworka, La France raciste, Paris, Seuil, collection Points Actuels, 1992, p. 12.

244Saïd Bouamama, Les discriminations racistes : Une arme de division massive, op. cité, p. 20.

245 Ibid.

246 Frantz Fanon, « Racisme et culture », in Pour la révolution africaine, Paris, La découverte, 2001, pp. 37-51.

Référence citée par Saïd Bouamama, ibid. p. 33.

247 Albert Memmi, Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, collection Folio-actuel, 2002.

Référence citée par Saïd Bouamama, ibid. p. 33.

248 Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations immigrées », in Migrants-Formation, n° 98, septembre 1994, p. 12. Référence citée par Saïd Bouamama, ibid. p. 33.

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- La désaliénation : il s’agit d’une « théorie de la libération »249 où la posture des individus découle généralement des luttes collectives organisées qui ont pour objectif la transformation des rapports de force sociaux et politiques.

Pour Bouamama, ces postures ne sont pas propres qu’à la colonisation et peuvent aussi bien s’appliquer à d’autres contextes de domination.

L’analyse des discriminations racistes est importante dans l’analyse des jeunes des quartiers populaires tant ceux-ci sont souvent soupçonnés d’« intentions communautaristes » par une certaine partie de la classe politique, y compris de gauche. Il est important de souligner, comme l’explique Sayad, que le communautarisme relève en réalité d’une illusion construite socialement :

« C’est sans doute la tendance à percevoir les immigrés comme une catégorie qui incite le plus à vouloir, en les regroupant dans le même habitat, les constituer en une communauté intégrée, alors qu’ils ne forment, somme toute, qu’un amalgame d’individus que sépare, en dépit du statut et de la condition sociale qu’ils partagent, toute une série de différences dans les itinéraires particuliers, dans l’histoire sociale de chaque mouvement national d’émigration, dans leur position au sein de cette histoire, etc. Au fond, ne s’autorise-t-on pas du préjugé identifiant les uns aux autres tous les immigrés d’une même nationalité, d’une même ethnie ou d’un groupe de nationalité (les Maghrébins, les Africains noirs, etc.), pour faire passer dans la réalité et pour mettre en œuvre dans la pratique, en toute légitimité et en toute liberté, l’illusion communautaire ? Ainsi, la perception naïve et très ethnocentrique qu’on a des immigrés comme étant tous semblables, se trouve au principe de cette communauté illusoire. »250

La question qui se pose alors est de savoir si le communautarisme et les facteurs ethniques ne sont qu’illusion ou si ceux-ci ont une influence réelle dans les modes de vie et comportements des jeunes des quartiers populaires. Pour Hugues Lagrange, la réponse est sans appel : oui, il existe bien des déterminants de type ethniques que lui nomme « culturels ». Toutefois, pour lui, ces traits culturels ne sont pas « essentialisés » mais découlent de conditions.

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