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V.3. Vers une revalorisation des champs olfactifs

V.3.2.2. QUAND L’ODEUR EST SOURCE DE MESATTRIBUTION

Pour Engen (1991 ; p.78) la mémoire olfactive soulève une hypothèse qui nous apparaît fort intéressante : certes l’odorat possède un fort pouvoir d’évocation dû à sa contextualisation, néanmoins, s’il l’on compare, les capacités visuelles et auditives à celles olfactives, il est probable que notre vision et notre ouïe sont bien plus développées. Pour lui, c’est un mythe que d’envisager que les individus soient capables de se remémorer des milliers d’odeurs. De même, les individus se fourvoient fréquemment lors de l’identification d’une odeur qui ressemble à une autre, ainsi, il est arrivé à un compagnie de vendre des boissons à la saveur de fruits, en se trompant dans le packaging et en inversant les étiquette de fraise et de framboise sur les boissons, des milliers des cartons ont été vendus avant que l’erreur soit découverte. La personne est souvent d’accord avec l’étiquette plus qu’avec sa propre perception du produit (Engen, 1987).

Cependant, il serait erroné de ne voir aucune spécificité à cette mémoire olfactive : elle est inégalable pour ne pas se faire oublier. C’est-à-dire, qu’elle nous sert avant tout à des fonctions primitives de l’ordre d’événements impliquant des individus, des lieux et de la nourriture ne soient pas oubliés :

While visual and auditory memory usually decrease with time, often exponentially in light of new experiences, odor memory remains intact. In fact, odor perception tends to be conservative to the point of strongly resisting change in light of new information indicating that it ought to change. It is specialized for the ability to reinstate the past and to ignore subsequent odor experiences not associated with the formative event.11(Engen, 1991 ; p.81)

Enfin, il nous apparaît important de souligner la notion clé que développe Engen (1991), l’odeur n’est en fait qu’une partie d’un contexte plus large, elle n’est que l’attribut de quelque chose d’autre, que ce soit un lieu, une personne ou encore un événement. L’odeur est reconnaissable par son attribution à autre chose, elle nous permet de faire attention à un élément parce qu’elle nous rappelle un épisode de notre passé, et cette notion ne peut-être affectée par le temps, c’est ce qui fait sa spécificité mémorielle.

11 « Alors que les mémoires visuelle et auditive diminuent généralement avec le temps, et même souvent de manière exponentielle lorsque nous vivons de nouvelles expériences, la mémoire olfactive au contraire reste intacte. Notre perception olfactive est même conservatrice au point de résister fortement à toutes nouvelles informations lui indiquant qu’elle devrait changer. Elle est distincte dans sa capacité à restituer le passé et à ignorer les expériences d’olfactives consécutives qui ne sont pas associées à l'événement antérieur. »

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V.3.3. L’odeur : un distillat de réalité

L’odeur fait le lien entre ce qui est passé, ce qui va arriver, elle présage des événements où en réveille d’autres, elle possède cette forme intemporelle qui lui donne une consistance irréelle, voire surnaturelles, comme si elle l’était l’émanation d’une spiritualité, d’une « « vapeur » émanant du monde ou comme un distillat de réalité » (Gell, 2006 ; p.26).

Définir le statut de l’odeur est compliqué, de surcroît d’un point d vue sémiologique où pour certains, « il semble que nous n’ayons affaire ni à un système de

« communication chimique», susceptible d’être traité dans une perspective purement éthologique, ni à un « système de signes », puisque l’aspect odorant du monde est si intimement lié à sa constitution purement physique et physiologique qu’il ne peut en aucune façon être considéré comme relevant d’une convention»

(Gell, 2006 ; p.22). L’odeur n’est pas tout à fait détachable de son support, elle incarne la présence/absence de l’objet dont elle émane, elle est tributaire de sa source odorante. Selon Gell (2006), « les odeurs sont, de manière caractéristique,

« incomplètes ». Il leur manque toujours quelque chose pour nous en constituer une représentation satisfaisante » (Gell, 2006 ; p.22-23). C’est pourquoi il souligne que pour les comprendre nous avons besoin de les renvoyer à leurs sources, « ces lieux où elles sont si hautement concentrées qu’elles cessent d’être des odeurs pour devenir des substances », puis de les intégrer dans un contexte. Ainsi, l’odeur est souvent associée à un autre sens, il est rare que l’expérience olfactive soit caractéristique d’une situation, elle est fréquemment dépendante d’une autre sensorialité comme par exemple le goût d’une chose dont l’odeur est typique de cet aliment. « Les plaisirs de l’odorat ne font qu’en préfigurer d’autres au contenu sensitif plus riche» (Gell, 2006 ; p.24). L’odeur appartient à un contexte, qui fait lui-même référence à d’autres sensorialités et qui de ce fait engendre par le biais de l’odeur un univers sensoriel spécifique, qui peut-être évoqué uniquement par la perception de l’odeur. Ce qui nous amène à un point important, le fait que l’odorat est un sens dont la temporalité ne se situe pas dans le moment présent mais dans celui qui est passé ou à venir.

Le sens de l’odorat se met en branle quand les autres sens sont en suspens, en des moments, pourrait-on dire, de matérialisation et de dématérialisation, lors de la survenue et de l’éloignement de choses, de situations ou d’événements. (…) Il est donc parfaitement logique que le sens olfactif remplisse l’essentiel de sa fonction dans ces moments précis d’entredeux : entre l’expression du concept et la réalisation de la chose. (Gell, 2006 ; p.24)

Selon Low (2009), de nombreuses expériences ont été menées pour comprendre les effets des odeurs sur la performance lors de la réalisation d’une tâche ou encore sur

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olfactif l’humeur, le fait de faire un régime, etc. (Classen et al. 1994 ; Toller and Dodd 1992).

Il montre que des auteurs comme Synnott (1991a) et Classen (1993), expliquent le symbolisme olfactif en termes d’unité et d’altérité, où l’odeur contribue à des productions bipolaires comme le fait que des mauvaises odeurs appartiennent à des mauvais esprits, que les femmes sentent des fragrances plus sucrées que les hommes, etc.

Le parfum sert à lier un monde de rêve, celui de « vie enchantée » à un monde réel qui n’est autre que le contexte où le parfum est porté, comme s’il était capable de mêler enchantement et réalité, juste par le biais de son effluve. Pour Gell (2006 ; p.29) « l’acte de porter du parfum est un acte de magie ». Il rapproche cette observation d’une culture, celle des Umeda, une tribu de Nouvelle-Guinée pour qui les odeurs occupent une place essentielle au sein de leur vie quotidienne. L’oktesap est un sachet de parfum magique qui leur permet de rêver et de générer un contexte favorable à la chasse. Pour les Umeda, les odeurs et les rêves sont très importants : les unes leur permettent de percevoir leur environnement, ils sont capables de repérer des animaux ou encore un feu à de longues distances par le biais de leur odorat, tandis que leurs rêves sont considérés comme « l’indice d’une réalité dissimulée » (Gell, 2006 ; p.30). Il y a donc une ressemblance symbolique entre l’odeur, l’indice d’une réalité présente et le rêve comme indice d’une réalité dissimulée. L’oktesap favorise l’activité du rêve bénéfique à la réalisation d’une chasse prospère, ce parfum magique fait le lien entre le monde physique et le monde onirique. Selon Gell (2006, p.32) l’oktesap est à la conjonction de deux éléments : le premier est « l’édification d’un autre monde, un monde idéal », et le deuxième est « l’invention du moyen, dûment magique, permettant d’installer ici-bas et de rendre visible, à travers toute une série de signes (parfums magiques, incantations, gestes déterminés, etc.), ce monde idéal et d’en faire le contexte de ces signes ».

Le parfum, me semble-t-il, met aux normes tous les cas particuliers de séduction. Il les conforme à un modèle idéal en les insérant dans un schème unique, situé hors du monde réel.

Ce modèle idéal devient, grâce au parfum, le contexte de toutes les rencontres singulières entre êtres individuels. Les voilà donc, ces rencontres, accordées par la grâce d’une harmonie générale dont le principe préexiste à chacune d’entre elles. Le réel et l’idéel s’interpénètrent, et c’est de bon augure… (Gell, 2006 ; p.

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C’est pourquoi nous allons à présent nous intéresser au cours du chapitre suivant à l’odeur que l’on se surajoute, à celle que l’on cherche à dissimuler ou encore à dissocier de ce que l’on aspire à être.

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V.3.4. L’odeur peut aller jusqu’à devenir une figure de style

Perrouty (2006 ; p.51) a décidé de transposer la rhétorique à l’étude de la communication publicitaire, en considérant la fragrance d’un produit comme une figure de style : l’ododémétaphore, soit tenter de capter l’attention du consommateur par le style qu’use la marque pour présenter son produit (l’ethos), renforcer les arguments avancés par la marque (logos), les artifices utilisés par la marque pour séduire le consommateur (pathos). Pour ce faire, l’ododémétaphore exploite la notion de potentiel imaginaire : soit l’art de séduire, l’art de captiver et l’art d’attacher dont use l’orateur face à son auditoire.

Le but de l’orateur qui use de cette ododérhétorique n’est pas de pointer l’attention de l’auditoire sur la fragrance, mais bien évidemment sur la signification qu’il lui assigne. Ainsi, nous pouvons reprendre l’exemple suivant :

Avec la catégorie des assouplissants pour le linge, ceci apparaît intéressant pour les orateurs puisque la fragrance joue un rôle central. Si l’auditoire choisit d’acheter un assouplissant pour le linge, c’est en effet en partie pour ses promesses de

« parfumage ». L’auditoire prête de ce fait une attention particulière à la senteur du produit. Une mise en discours de l’ododémétaphore qui sublime la fragrance apparaît donc adéquate à la catégorie des assouplissants pour le linge puisqu’elle semble permettre de satisfaire les attentes de l’auditoire et de favoriser l’approbation par ce dernier de la véridicité du discours des orateurs. (Perrouty, 2006 ; p.176)

Elle définit (Perrouty, 2006 ; p.184-186) la structure de l’ododémétaphore comme celle de la rhétorique aristotélicienne :

- l’Inventio, qui correspond à la mise en discours de senteurs qui mobilisent des représentations tout à fait différentes ;

- le Dispositio, qui correspond à l’agencement que l’orateur fait entre l’exposition et l’intrigue de l’ododémétaphore qui lui donne un aspect différent selon son enchâssement dans le discours ;

- l’Elocutio, qui correspond à la mise en discours de l’ododémétaphore, aux choix stylistiques des orateurs.

Cette ododémétaphore est très bien maitrisée par les orateurs ventant es produits parfumés, et dont l’odeur devient capitale mais totalement détournée de sa source odorante ou de ses qualités intrinsèques : elle devient un moyen d’argumenter sur un produit, de lui donner une assise supplémentaire, de convaincre : elle devient une figure de style à part entière.

V.4.Synthèse du chapitre V Chapitre V : Percevoir le monde à travers ses sens, l’approfondissement du filtre 155

olfactif V.4.Synthèse du chapitre V

La place de l’odorat dans une société diffère en fonction des ses valeurs ou encore de ses croyances, nous avons vu qu’il existe des sociétés odoriphiles, et d’autres odoriphobes, la notre tend à être de l’ordre de l’aseptisé. Comme nous l’avons vu lors du chapitre précédent, le corps doit être maîtrisé, disparaître afin de se faire oublier, ou plus exactement afin de refouler son caractère « vivant », lors de ses émanations en tout genre. Le corps est alors dénué de toute sa réalité, paré par de multiples artifices dont le parfum et le déodorant deviennent fondamentaux afin de ne pas laisser échapper ses odeurs qui nous rappellent son côté « mammifère ». Il est indécent d’imposer aux autres notre transpiration ou encore nos odeurs de cuisine : nous sommes prisonniers d’un monde où les senteurs sont artificielles, dénuées de toute vraisemblance et imposées par une société de consommation.

Hall (1971 ; p.66) fait appel à une revalorisation de l’odorat, car cette uniformisation sensorielle due à l’usage excessif des déodorants engendre une « fadeur » qui

« contribue à la monotonie des espaces et prive notre vie quotidienne d’une source appréciable de richesse et de variété. »

Ainsi, des auteurs comme Candau et Jeanjean (2006) ont montré la pauvreté de notre lexique olfactif, afin d’illustrer cette notion de silence olfactif, où même dans des univers professionnels, les odeurs restent difficiles à décrire. C’est pourquoi elles sont rapportées à d’autres éléments ou à d’autres sensations, comme le toucher ou encore l’ouïe.

Les odeurs sont aussi à la source d’hystéries collectives (Colligan and Murphy, 1982) ou encore d’informations sur le contexte au sein duquel les individus évoluent.

L’odeur n’est en fait que l’attribut de quelque chose d’autre, que ce soit un lieu, une personne ou encore un événement. Elle nous permet de faire attention à un élément parce qu’elle nous rappelle un épisode de notre passé, et cette notion ne peut-être affectée par le temps, c’est ce qui fait sa spécificité mémorielle (Engen, 1991). Cependant elle est aussi un lien entre ce qui est passé ou ce qui va arriver, elle possède cette forme intemporelle qui lui donne une consistance irréelle, voire surnaturelle, comme si elle l’était l’émanation d’une spiritualité (Gell, 2006).

Dans le cadre de notre modèle, nous avons illustré la place qu’occupe l’odorat dans nos sociétés, la façon dont nous l’appréhendons et les différentes figurations sociales qu’il revêt. L’accent à été mis sur la notion d’illustration de soi, de ce que l’on cherche à donner à sentir aux autres, afin de se mettre en scène en vue de susciter l’imaginaire olfactif de celui à qui on s’expose.

V.4.Synthèse du chapitre V Chapitre V : Percevoir le monde à travers ses sens, l’approfondissement du filtre 156

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Introduction au Chapitre VI 157 Chapitre VI : Odeur de soi, odeur de l’autre : entre attirance et rejet ?

C C h h a a p p i i t t re r e V V I I : : O O d d e e u u r r d d e e s s o o i i , , o o d d e e u u r r d d e e l l ’a a u u t t re r e : : e e n n t t r r e e a a t t t t i i ra r a n n c c e e et e t re r e j j e e t t ? ?

Nous pensons que l’odeur est un vecteur d’information sur la condition de l’autre que nous inférons à son sujet en fonction de la valeur hédonique de cette dernière.

Chacun d’entre nous possède une odeur corporelle, composées par différents éléments chimiques que nous allons développer à présent dans une première partie. Cette odeur est spécifique à chaque individu en fonction de différents éléments, comme son origine, son alimentation, son hygiène ou encore son genre.

De même que d’un point de vue perceptif, les individus n’ont pas les mêmes acuités en fonction de différents facteurs. Mais le sens de l’odorat reste un sens profondément social et discriminatoire, l’odeur de l’autre qui diffère de ce que nous avons l’habitude de côtoyer dérange, dégoûte et peut aller jusqu’à engendrer le rejet de cet individu qui sent différemment. Nous verrons dans une seconde partie comment l’être peut être stigmatisé en fonction des préférences de notre nez.

Enfin, nous nous interrogerons sur la valeur d’une odeur et ses caractéristiques morales, comme si le fait de sentir bon nous projetait en odeur de sainteté.

Introduction au Chapitre VI

Au cours de ce chapitre, l’odeur est appréhendée comme un marqueur moral, sa qualité peut donner à l’être qui s’en pare une qualité toute à fait différente si elle est jugée comme agréable ou désagréable : l’odeur devient source d’attraction ou de répulsion. Elle peut provoquer du désir, de l’envie, être attractive, ou à l’inverse elle peut être la source d’un rejet, par exemple, évaluer une personne comme

« puante » parce qu’elle ne nous sied pas.

Nous évoquerons alors cette notion de discrimination olfactive, soit comment un acteur « odorant » peut-être considéré en fonction de la senteur qu’il émane. Nous verrons comment l’acteur parfumé est dans cette démarche de se construire une identité olfactive et quels sont les mécanismes qu’il utilise afin de se façonner cette

« image » olfactive. Les différents éléments théoriques que nous allons aborder sont illustrés au cours de la figure suivante.

Introduction au Chapitre VI 158 Chapitre VI : Odeur de soi, odeur de l’autre : entre attirance et rejet ?

Figure 8 : Illustration des différents éléments théoriques exposés au cours du chapitre VI