• Aucun résultat trouvé

V.2. Vers une anthropologie de l’odorat

V.2.2.2. L’ODORAT : UN SENS ANTISOCIAL OU ESTHETIQUE ?

Cependant, cette nouvelle perception du sens olfactif, n’est pas unanime et les philosophes du siècle des lumières comme Kant (1798) et Hegel (1832), vont démontrer les « méfaits » de ce sens «le plus ingrat » mais néanmoins « le plus indispensable » (Kant, 1798 ; p.40). Pour le premier d’entre eux, l’odorat est un sens mesquin, car son action engendre la pénétration d’un air impur au plus profond de la sphère intime de l’individu, au sein de ses organes, puisqu’il remplit pleinement ses poumons. Il qualifie l’odorat de sens antisocial, car selon lui, à l’inverse du goût où l’homme décide d’ingurgiter quelque chose, l’odorat entrave toute liberté puisque dans la majorité des cas, nous percevons une odeur sans le vouloir : elle nous envahit à notre insu. Selon Hegel (1832), l’odorat est un sens exclu de l’esthétique. Il appuie son point de vue en prenant en exemple l’anatomie humaine.

Il explique que le nez occupe une place entre la partie dite « spirituelle » (front, yeux, oreilles, esprit) et la partie dite « pratique » (bouche), sans être réellement rattaché à l’une ou l’autre. D’après lui, la proéminence du museau chez les animaux est un signe de bestialité satisfaisant des besoins élémentaires, alors qu’à l’inverse, le profil grec est, par excellence, la démonstration que le nez, lorsqu’il n’est pas séparé du front par une dépression, appartient sans rupture à la partie dite

V.2. Vers une anthropologie de l’odorat Chapitre V : Percevoir le monde à travers ses sens, l’approfondissement du filtre 145

olfactif

« spirituelle » de l’individu. Ce cas reste isolé, c’est pourquoi, Hegel (1832) relègue l’odorat à la partie dite « pratique » de l’être humain, car il le trouve incompatible avec les choses de l’esprit.

Feuerbach, révolutionne la façon de penser les sens, il rompt toute hiérarchie sensorielle, et met en avant les attributs des sens relégués à la partie « pratique » de Hegel. C’est ainsi, qu’il reprend l’exemple de l’odorat animal qui conduit la bête à flairer ses proies car son instinct la pousse à tuer pour manger. Tandis que l’odorat de l’homme est beaucoup moins performant, mais cependant plus diversifié, l’individu peut sentir plus d’effluves que le chien, car à l’inverse de l’animal l’homme n’est pas assujetti par une odeur. Tout comme Feuerbach, Nietzsche réhabilite l’odorat dans la nature humaine, mais cette fois en mettant en avant son animalité, car pour lui, elle est nécessaire à l’homme. Nietzsche critique ardemment les philosophes de son siècle, qui, influencés par le christianisme et l’idéalisme, décrivent l’humanité comme un ensemble d’individus cherchant la perfection, et l’élévation de leurs belles âmes par le biais de la spiritualité. Lui, à l’inverse, revendique l’instinct animal de l’homme, il définit l’odorat comme le sens de la vérité car il naît de la connaissance intuitive de l’homme, d’une vérité corporelle et représente donc pleinement la notion de sixième sens.

V.2.3. Une désodorisation de l’espace uniformisée

Il est accepté que depuis que l’homme s’est relevé au cours de notre évolution, le sens de l’odorat à été mis à distance, bien qu’initialement, lors de la naissance de l’homme il devait être un des sens les plus développés, il s’est retrouvé relégué derrière la suprématie de la vue :

Cependant le retrait à l'arrière-plan du pouvoir excitant de l'odeur semble être lui-même consécutif au fait que l'homme s'est relevé du sol, s'est résolu à marcher debout, station qui, en rendant visibles les organes génitaux jusqu'ici masqués, faisait qu'ils demandaient à être protégés, et engendrait ainsi la pudeur. Par conséquent le redressement ou la « verticalisation»

de l'homme serait le commencement du processus inéluctable de la civilisation. A partir de là un enchaînement se déroule qui, de la dépréciation des perceptions olfactives et de l'isolement des femmes au moment de leurs menstrues, conduisit à la prépondérance des perceptions visuelles, à la visibilité des organes génitaux, puis à la continuité de l’excitation sexuelle, à la fondation de la famille et de la sorte au seuil de la civilisation humaine. (P. Broca, 1971 ; p.50).

De surcroît notre mode de vie occidental rejette totalement cette sensorialité, ou plus exactement aspire à une répulsion des émanations corporelles odorantes symbole de notre animalité. Selon Winter (1978), l’olfaction est le sens interdit, on

V.2. Vers une anthropologie de l’odorat Chapitre V : Percevoir le monde à travers ses sens, l’approfondissement du filtre 146

olfactif se doit d’être irréprochables, de ne pas incommoder autrui par ses odeurs corporelles. Pour cet auteur, le comble de l’impolitesse « est de lâcher un gaz en public », ce que les sociologues appellent « le tabou du pet » (Winter, 1978 ; p.11).

L’individu est gêné par les odeurs émanant de ses excréments ou à tout ce qui peut s’y rapporter, Freud (1930) écrit que « lorsque l’homme adopta la position verticale (…) ce ne fut pas seulement son érotisme anal qui faillit être victime d’une répression organique, mais toute sa sexualité ».

C’est parce que l’appareil génital est étroitement associé à l’excrétion, et qu’il se dégage de ses organes une odeur caractéristique, que, comme Freud et beaucoup de ses disciples l’ont souligné, la gêne relative à ces odeurs et à la honte et l’inhibition sexuelles sont intimement liées. (Winter, 1978, p.11)

L’évolution de l’hygiène dans nos sociétés occidentales, nous a poussé à bannir toutes émanations corporelles, si bien que le marketing et les médias nous donnent à penser que nous puons, qu’il faut à tout prix combattre nos odeurs corporelles, mais aussi les odeurs de cuisine ou encore celles d’humidité dans les maisons. Notre société de consommation prône la maison où il fait bon vivre, une maison qui sent une odeur artificielle où toute émanation corporelle est éradiquée, une société qui est déshumanisée par des senteurs de muguet ou de mandarine, qui se régule en fonction de l’air du moment, de la fragrance à la mode, du nouveau diffuseur de senteur révolutionnaire.

Ce rejet apparaît vers la fin du 17e siècle selon Elias (1973), puis se démocratise de la haute bourgeoisie aux classes inférieures durant les 18e et 19e siècles (Corbin, 1982 in Howes 1986). C’est une forme de révolution hygiéniste qu’a vécu notre société, révolution qui est toujours en marche, puisque nous sommes assaillis par les déodorants, si bien que notre appareil olfactif défaille. Il n’est plus qu’apte à sentir le bon ou le mauvais, il n’existe plus de nuance, ça sent le propre ou le sale. Il est de plus en plus difficile de trouver une odeur spécifique à une maison, sans que ce soit celle ajoutée par les grandes sociétés créatrices de produits d’entretien, soit, une odeur répliquée à des milliers d’autres intérieurs domestiques.

Il est un univers qui est propice à l’attribution d’odeurs factices : celui de l’automobile. L’odeur de la voiture neuve est essentielle à tout vendeur de voiture d’occasion, elle est si spécifique et dénaturalisée, que nous la reconnaissons tous, un mélange de cuir et de plastique qui souvent s’estompe, dès que la voiture d’occasion qui sentait le neuf se met à sentir autre chose. Et là, quelle est l’étape suivante ? Et bien celle du petit objet parfumé que l’on va accrocher à son rétroviseur ou encore caché dans son cendrier et qui va véhiculer une odeur excessivement forte lors de ses premiers jours de vie et qui ne peut laisser aucun passager indifférent… voir lui provoquer la nausée. Mais l’important dans tout ça, c’est que ça sente bon ! Et là encore, cette notion du bon n’est plus subjective,