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L’EXEMPLE DES DOGON : LA SOCIABILITE EST UNE HISTOIRE DE NEZ L’exemple est parlant mais spécifique, nous nous serions préoccupés des Dogon du

Mali, nous aurions ouvert une perspective plus ancrée dans notre domaine de recherche qu’est l’odorat, car pour le Dogon, quand une enfant a du mal à parler on lui perce le septum et les ailes du nez pour y insérer des anneaux :

En dépit de son caractère invisible (la parole) possède des qualités matérielles, qui ne sont pas seulement sonores. La parole a en effet pour les Dogon une « odeur » : son et odeur, dont l’origine commune est vibratoire, sont tès proches l’un de l’autre, à tel point qu’on dit en dogon « écouter une odeur ».

(Calame-Griaule, 1965 ; p.56 in Howes, 1990 ; p.108)

En fonction de cette société, les paroles sont catégorisées à l’égal des odeurs, certaines sentent bon, d’autres mauvais, et l’odorat devient à l’inverse de ce qu’il en est chez les Suya : un sens profondément social. La question que nous souhaitons à présent aborder est la place que nous laissons au sens dans notre société pour appréhender le monde qui est le nôtre. Nous avons vu que nous possédons des aptitudes sensorielles que ce soit d’un point de vue neurobiologiques ou encore physiologiques. Néanmoins nous sommes conditionnés par notre éducation sensorielle. En effet, nous percevons par le biais de nos récepteurs sensoriels issus de notre corps, mais comme le souligne Mauss (1936) il existe un processus de « transmission des techniques corporelles » que nous apprenons au cours de notre croissance au sein de notre société. C’est pourquoi nous allons à présent tenter de comprendre comment l’individu occidental perçoit le monde en nous référant à une notion qu’est l’anthropologie sensorielle.

V.1. L’anthropologie des sens : un kaléidoscope sensoriel au travers duquel nous percevons le monde Chapitre V : Percevoir le monde à travers ses sens, l’approfondissement du filtre 139

olfactif

V.1.2. Approches des différentes sensorialités au sein de notre culture Simmel (1981 ; p.227) s’interroge sur une notion qu’il qualifie de sociologie des sens, où il tente de comprendre, ou tout au moins d’éveiller sa conscience à la façon dont l’être humain perçoit les autres par le biais de ses sens, et quelles sensations découlent de cette présence sensible. Il traite ainsi de la suprématie du regard, qui informe l’autre du lien que l’on cherche à tisser, et va jusqu’à nous exposer : « en absorbant une autre personne par le regard, on se révèle soi-même ; par la même action, le sujet, tout en cherchant à reconnaître l’objet, se livre à lui ».

V.1.2.1. LA VUE

« La vue est un sens naïf car elle est emprisonnée dans les apparences, contrairement à l’odorat ou à l’ouïe qui débusquent le réel sous les tentures qui le dissimulent » (Le Breton, 2006 ; p.63), elle fige l’instant et se réfère à ce qu’elle voit.

Nous sommes dans une société où la vue occupe une place prépondérante : nous passons nos journées face à des interfaces, sur lesquelles nous nous exprimons par messages que nous préférons partager par un écran plutôt que par le face-à-face, sous la houlette du temps gagné. Nous passons plus de temps devant un écran qu’en contact avec d’autres, nous travaillons seul face à notre ordinateur, nous nous divertissons seul ou à plusieurs devant la télévision. Mais il n’y pas que la vue qui est nécessaire pour regarder la télé, c’est clair, l’ouïe est aussi nécessaire, de même que pour se servir d’un ordinateur il est indispensable de toucher son clavier ou encore d’entendre l’alerte de l’e-mail, mais l’écran est là et la vue sollicitée.

Nous pourrions aussi soulever cette notion qui fait que cet écran ne devient plus qu’accessible à nos yeux, cet écran si important, nous nous mettons même à le caresser, le tactile envahit les téléphone portable et commence à s’immiscer dans nos ordinateurs et au rythme où nous allons, il va s’emparer de nos téléviseurs.

Ainsi que le formule Hatwell (1988) « toucher et voir s’alimentent mutuellement dans la perception de l’espace » (Le Breton, 2006 ; p.66), et quand il s’agit de nouvelles technologies cette réflexion est pleine d’authenticité.

Le sens de la vue est le sens de la distance, lorsque l’individu regarde le monde, il ne lui appartient plus vraiment, il est en dehors de ce qu’il perçoit, il a du recul face à ce qu’il observe. La vue nous plonge dans une forme d’immobilité apparente (Le Breton, 2006), à observer un cours d’eau, nous le fixons, mais il faut s’y jeter pour comprendre sa fraîcheur, son énergie, sa saveur, tout ça est inatteignable avec les yeux. La vue est aussi le sens de l’analyse, de la réflexion ou encore de la logique, lire engendre un état où l’esprit est propice à la compréhension et seule la vue opère. Il n’y a pas de médiation entre soi et l’écriture, donc face à un livre, nous sommes seuls face aux propos tenus par l’auteur. Lorsque l’on écoute la radio, il est très rare qu’il n’y est qu’un seul interlocuteur, de même qu’il nous est possible de

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olfactif déceler à son intonation une forme d’émotion, qui affecte notre perception de l’idée qu’il véhicule et de ce fait rend (à l’inverse) la lecture dénuée d’affectivité envers la source qui délivre son message puisque c’est un support neutre. Certes, mais il est évident qu’un article lu par cent personnes sera propice à une centaine d’interprétation. Voilà l’élément capital de la vue, elle n’est que le reflet de ce que l’on cherche à voir :

Les qualités morales associées aux données et à leur perception, à leur sélection dans la profusion du réel, sont toujours tributaires de l’état d’esprit de l’acteur. En voyant le monde, on ne cesse de se voir soi. Tout regard est un autoportrait, mais d’abord celui d’une culture. (Le Breton, 2006 ; p. 89)

V.1.2.2. L’OUÏE

Selon Simmel (1981 ; p.232) l’ouïe qui est un organe plus « égoïste qui se borne à prendre sans donner » mais cette oreille est aussi « condamnée à prendre tout ce qui s’approche d’elle ». L’ouïe est un sens qui, comme peut l’être la vue, est associé à l’intellect, à la compréhension. C’est aussi l’acte d’entendre, l’entendement, qui fait que nous nous entendons et sommes donc d’accord. Entendre c’est prendre l’autre en compte et être pleinement immergé dans la situation à laquelle nous participons. Bien que l’ouïe soit aussi un sens de l’éloignement, on peut entendre une personne sans être près d’elle, c’est aussi un sens qui engendre une promiscuité parfois écrasante.

Le bruit que fait l’autre peut être source de conflit et engendrer une forme de rejet total de ce dernier. Notre société est bruyante, les véhicules, les travaux, la musique ou encore les cris d’autrui peuvent devenir insupportables : le brouhaha agresse. Le bruit n’est pas l’entente mais est relayé par le même organe. L’oreille devient donc source d’incompréhension et cause de rejet : un même son peut-être délectable pour certains et horripilant pour d’autres.

L’oreille c’est aussi l’être-ensemble, à l’unisson, se mettre au diapason les uns avec les autres pour faire que l’on s’entende et que l’on apprécie les présences mutuelles.

La bonne entente désigne l’ouverture des frontières individuelles sous l’égide d’un univers de sens et de sons qui unifie les hommes. Les amis et les amants vibrent à l’unisson. Le monde sonore inscrit physiquement l’alliance entre soi et les autres, s’il est choisi, accueilli favorablement, il incarne la méditation levant les obstacles et permettant la rencontre. Le bruit est toujours en destruction du lien social. (Le Breton, 2006 ; p. 136)

V.2. Vers une anthropologie de l’odorat Chapitre V : Percevoir le monde à travers ses sens, l’approfondissement du filtre 141

olfactif A la différence avec la vue, l’ouïe est un sens social, parce qu’il fait le lien entre les individus et favorise le partage. Mais cette notion est accompagnée par son contraire : le bruit est anti-social, à cause de ce dernier, nous ne pouvons plus nous entendre les uns, les autres, le bruit brouille les communications et agace les participants si bien que l’échange disparaît.