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172 Chapitre VI : Odeur de soi, odeur de l’autre : entre attirance et rejet ?

VI.2.2.2. QUAND L’ODEUR DEVIENT PHILTRE D’AMOUR…

Finalement, de nombreuses sociétés utilisent les odeurs comme symboles olfactifs ayant un quelconque pouvoir aux travers de différentes manifestations sociales et culturelles, des rites odorants, qui protègent, accompagnent ou encore améliorent l’individu. Généralement, les odeurs sont utilisées pour leur « beauté », qui a pour effet de plaire et d’attirer ceux à qui elle est destinée. Mais elles peuvent aussi servir de repoussoir aux esprits maléfiques, et mettre à l’abri les individus qui les portent.

Mais il existe aussi des coutumes à base d’odeurs, considérées comme des philtres d’amour : nous pouvons nous référer à la pomme pelée dite « pomme d’amour » que les femmes avaient pour habitude de garder sous leur aisselle pour enfin les offrir à leurs amoureux. A l’identique, les hommes portaient des mouchoirs au même endroit et les agitaient sous le nez de leur cavalière. Au XVIIIe siècle, les femmes « portaient, en manière d’aphrodisiaques, des petits sacs qu’elles avaient préalablement « encensés » en les maintenant entre leurs cuisses au niveau de la vulve» (Aron, 2000 ; p.130). L’odeur de soi, de ses organes génitaux où de sa transpiration, était considérée comme ayant une valeur érotique. Mais cette notion de philtre d’amour ne s’arrête pas à l’olfaction, mais peut évoluer jusqu’à l’ingurgitation de sécrétions corporelles spécifiques dans le but de rendre l’autre fou d’amour pour soi. Ainsi, Francœur (1995) rapporte qu’une femme nigérienne servait des soupes à son mari, « aromatisées avec des sécrétions vaginales » (Aron, 2000 ; p.131).

Francœur fait allusion également à des femmes de populations rurales brésiliennes qui servaient à leur mari du café qui avait été filtré à travers un slip usagé. Certains s’inquiéteront à juste titre du caractère peu hygiénique de coutumes qui s’alimentent à la fois dans la croyance magique à la transmission véhiculaire des odeurs mais aussi dans la confiance en leur pouvoir aphrodisiaque. (Aron, 2000 ; p.131)

Autant l’odeur peut être envisagée comme attractive, voire envoutante, elle peut aussi stigmatiser, pousser à l’exclusion et être source de rejet, c’est ce que nous allons développer à présent.

VI.3. Odeur de l’autre

Selon Cohen (1988 ; p.47), les réactions des individus face à l’odeur d’autres individus, ne sont pas des réactions directement issues de nos impressions sensorielles, mais bien plus de l’interprétation que nous pouvons faire de ces impressions et de la signification culturelle associée à l’odeur en question. Sentir ne serait donc pas qu’une histoire de perception, mais bien d’éducation sensorielle révélé par l’univers culturel olfactif au sein duquel l’individu a évolué. Il existe une

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forme d’odeur qui appartient à un groupe social, culturel, en fonction de ses préférences olfactives, le groupe accepte ou rejette certaines senteurs. Chose tout à fait assimilée par les créateurs de parfums tels que Kenzo ou l’Artisan parfumeur qui créent des coffrets de parfums sensationnistes (Perrouty, 2006 ; p.34), où des parfums sont vendus comme étant énergisants, sensuels, ou encore suscitant la jalousie ou le fou-rire.

VI.3.1. Odeur et appartenance sociale

Le sens de l’odorat est qualifié de discriminatoire dans un contexte social, car une classe supérieure fait attention à l’odeur qu’elle véhicule, qu’elle émane, tandis que les classes populaires sont enfermées dans une puanteur atmosphérique, il se réfère à un exemple : « la réception des nègres dans la haute société de l’Amérique du Nord semble déjà être impossible à cause de leur odeur corporelle » (Simmel, 1981 ; p.235). Ainsi, l’odorat est un sens social, mais qui imprègne la plus profonde de notre intimité, nos voies respiratoires, l’odeur de l’autre nous pénètre, et il ne peut en être autrement à moins de s’arrêter de respirer.

L’odeur d'un corps, c'est ce corps lui-même que nous aspirons par la bouche et le nez, que nous possédons d'un seul coup, comme sa substance la plus secrète, et pour tout dire sa nature.

L’odeur en moi, c'est la fusion du corps de l'autre à mon corps.

Mais c'est ce corps désincarné, vaporisé, resté tour entier lui-même, mais devenu esprit volatile. (Sartre, 1963 ; p.221).

Les autres sens tissent des liens entre les individus tandis que l’odorat génère de la répulsion et Simmel envisage que l’univers spatial influence les désagréments olfactifs, que la possibilité pour les gens des pays méridionaux à se rassembler en plein air entraîne moins d’isolement social.

VI.3.1.1. LA MISE A DISTANCE DE L’ODEUR D’HUMANITE

C’est pourquoi il existe une recherche de cette aseptisation olfactive de l’espace, mais aussi de l’être humain. En effet, une population est sujette à ce genre de pratique : les Américains, plus exactement les WASP, « reproduisant un impératif puritain d'hygiène et d'asepsie » (Le Breton, 2006, p. 250), l’odeur du corps, ses émanations sont des signes à proscrire en société, et parmi elles, une encore plus est à prohiber : celle de l’haleine.

On ne vous laisse pas sentir l'odeur réelle, ni goûter à la saveur véritable de quoi que ce soit. Tout est stérilisé et emballé sous cellophane. La seule odeur qui soit admise, et reconnue comme telle, c'est celle de la mauvaise haleine et tous les Américains en ont une hantise mortelle. C'est l'odeur authentique de la décomposition. Quand il est mort, un corps américain peut être

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lavé et désinfecté. Mais un corps américain vivant, dans lequel l'âme se décompose, sent toujours mauvais, tous les Américains le savent et c'est pour cela qu'ils préfèrent être américains à cent pour cent, solitaires et grégaires à la fois, plutôt que de vivre nez à nez avec la tribu. (Miller in Le Breton, 2006, p. 250)

L’artifice prend le pas sur le naturel, il devient logique de désodoriser les êtres ou encore les aliments pour les ré-odoriser par une odeur factice mais considérée socialement comme bonne et de ce fait acceptable. Comme le souligne Le Breton (2006) « l’odeur devient l’âme de la marchandise pour les occidentaux », de ce fait, on se réfère à une odeur ajoutée, qui n’a généralement plus grand chose à voir avec l’odeur initiale, mais qu’importe, le produit sent bon. Le consommateur est rassuré, c’est certainement frais puisque l’odeur est agréable, et le consommateur est manipulé. Finalement, à l’heure du marketing olfactif, c’est Kant qui a raison : l’odorat est « contraire à la liberté ! » (Le Breton, 2006, p. 253). L’odeur nous influence, elle donne souvent le ton à un univers, et agit comme une sorte de lien entre l’espace et la spiritualité de cet espace. L’odeur est vecteur d’une tonalité qui peut être affective et renforcer les sentiments positifs lors d’une situation, comme lors d’une réunion familiale où l’odeur des mets nous rappelle celle de notre enfance.

Certains milieux soustraits au spatio-temporel banal sont liés à une ambiance olfactive qui les isole du normalement vécu.

Telles sont les odeurs d'encens des sanctuaires, la « fumée des holocaustes » l'odeur de la poudre, enivrement du héros, dont le rôle n'est pas celui d'un simple condiment. En effet les odeurs, par les déclenchements profonds qu'elles provoquent, sont, dans de tels cas, l'élément déterminant de la mise en situation" (Leroi-Gourhan, 1965 ; p.116)

L’odeur est un aspect déterminant du lieu, elle le met en scène, lui donne une valeur plus profonde, plus intense, car si l’odeur perçue n’est pas celle attendue, il se crée une rupture olfactive, ayant pour conséquence la destruction de cette atmosphère. Nous retrouvons ici la notion de congruence qui est essentielle aux mécanismes de l’odorat : si vous entrez chez le boucher et qu’il flotte dans l’air une odeur de rose musquée, il est probable que cela vous mette mal-à-l’aise, voire vous dérange parce qu’il n’y a aucune causalité entre la marchandise vendue et l’odeur générée.

VI.3.1.2. ODEUR ET LIEN D’APPARTENANCE

Selon Schaal (2003), le fait que les individus cherchent à masquer leur odeur corporelle en fonction d’odorant culturels, peuvent s’inscrire dans différents registres de signification. Il se réfère en premier lieu à la notion d’identité des apparentés, et prend comme exemple le lien de la mère et du nouveau-né, pour qui

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le lien olfactif est primordial : c’est une forme d’expression de la fusion qu’il existe entre eux. Si ce lien est dénaturé, lorsqu’une autre que la mère imprègne l’enfant de son odeur, il y a une « défiguration olfactive » qui engendre une incapacité pour certaine mère à reprendre contact avec l’enfant, avant de l’avoir « réhabilité » olfactivement, en le lavant de toute odeur étrangère (Schall, 2003). Ensuite, il considère la notion d’identité de groupe, et s’interroge quant à la différenciation qu’il peut y avoir entre des différentes collectivités et en fonction des différentes époques. Il souligne le fait que certaines cultures n’acceptent les étrangers que suite à des ablutions ou des parfumages, et que de ce fait il est parfois important d’accepter le patrimoine olfactif culturel des groupes sociaux auxquels nous sommes confrontés afin d’éviter d’être stigmatisé. Puis il fait référence à l’appartenance à une classe d’âge ou de genre, où en fonction de l’âge ou du sexe, nous cherchons à nous parfumer, ou pas, et explique que l’utilisation d’odeur

« artificielle » mais culturelle, est aussi une forme subtile de clivages sociaux.

Dans un même esprit, il relève la séduction intersexuelle comme registre de signification des odeurs culturelles, où la fabrication d’odeurs de séduction à base de phéromones peut laisser perplexe le scientifique, mais connaît un essor fulgurant sur le net. Mais cette attente d’attractant sexuel n’est pas spécifique à notre culture, Schaal (2003 ; p.36) rapporte qu’en Mélanésie par exemple, « les hommes portent les feuilles d’une plante émettant une forte odeur musquée lors des danses (Davenport, 1965 ; Alès, 1987)». Enfin, il conclut par le marquage de familiarité, qui correspond au sentiment de familiarité et de sécurité qu’engendrent des odeurs connues : « la constance olfactive des milieux de vie est un élément essentiel à l’équilibre émotionnel des individus » (Schaal, 2003 ; p.35). Ainsi par ce rapide inventaire des messages potentiels véhiculés par l’ajout d’odeurs culturelles à notre environnement, souligne le fait qu’étudier la communication olfactive doit s’accomplir en se référant aux odeurs biologiques et culturelles.

VI.3.2. L’odorat : un sens discriminatoire

Dans de nombreux ouvrages retraçant des conflits comme la première ou encore la seconde guerre mondiale, il est souvent mentionné que l’ennemi ne sent pas bon, que son odeur est difficilement supportable ou encore qu’elle est démesurément malodorante jusqu’à la penser malsaine.

On a souvent marqué d’infamie les groupes minoritaires en raison de leur odeur générique : il sentent l’ail (les Juifs) ou le cari (les Indiens), la graisse de baleine (les Inuit) ou le poisson (les Japonais), le riz (les Chinois) ou la noix de coco (les Polynésiens), tandis que les Caucasiens dégagent l’odeur de beurre, etc.. (Winter, 1978 ; p.50-51)

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L’autre ne sent pas « comme tout le monde », son odeur dérange, on la stigmatise et elle incommode par sa spécificité.

VI.3.2.1. CLIVAGE OLFACTIF

Tout homme sent, quelque soit son alimentation, les odeurs corporelles diffèrent en fonction des glandes apocrines distinctes et propres à chaque groupe d’appartenance de l’individu (Howes, 1986 ; p. 39). De ce fait, on serait tenté de faire un amalgame et de supposer que si l’odeur de l’autre nous importune elle nous incite à l’éviter, donc à ne pas entrer en situation de contact et de ce fait à conserver une forme de clivage racial. Or cette supposition n’a aucune valeur car une odeur n’est pas perçue comme bonne ou mauvaise par un enfant de moins de 5 ans, mais elle devient par la suite parce qu’elle inculquée à l’enfant en tant que telle : les enfants « ont acquis les attitudes que la société leur demande d’avoir à l’égard de ces odeurs » (Winter, 1978 ; p.142). La discrimination olfactive n’est que le résultat de nos valeurs culturelles apprises (Howes, 1986 ; p.39) et elle se réfère fortement à une composante morale, par exemple le fait que dans la majorité des sociétés, les hommes affirment leur suprématie en prêtant des effets impurs à l’odeur des menstruations féminines (Savard, 1985 in Howes, 1986 ; p. 40).

Mais l'odeur est anthropologiquement un marqueur moral. Ce n'est plus de vision du monde qu'il convient de parler ici mais d'une olfaction du monde, une osmologie, dans la mesure où l'odeur catégorise le réel selon sa dimension propre pour les imaginaires collectifs. Ce qui sent bon inspire la confiance, ce qui sent mauvais est fourbe et dangereux, ou du moins encore inconnu et menaçant. Mais la définition du "bon" ou du

"mauvais" est singulièrement changeante. (Le Breton, 2006 ; p.292)

Finalement, notre perception olfactive est conditionnée par de nombreux facteurs tels que l’éducation, la culture, ou encore les valeurs partagées. Rousseau a souligné le caractère créatif de l’odorat, en le qualifiant de « sens de l’imagination », mais il nous semble aussi être le sens de la discrimination.

VI.3.2.2. MISE EN SCENE DE L’ANIMALITE DE L’AUTRE A TRAVERS SON ODEUR

Vivre dans la promiscuité engendre le partage de son univers olfactif avec un autre, quand il s’agit de partager son appartement avec l’élu de son cœur, rien de plus merveilleux que de le sentir envahir les moindres parcelles du logis. A l’inverse, s’il s’agit d’une promiscuité forcée, rien n’est plus intrusif que l’odeur de « l’étranger », de l’autre, qui vous imprègne à longueur de journée, qui envahit votre espace et contre quoi vous ne pouvez rien faire.

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Sentir quelqu'un, c'est éprouver en quelque sorte son animalité puisque c'est sentir sa chair, découvrir les arcanes physiologiques d’un autre qui se donnait auparavant comme sujet. L’odeur est menaçante, surtout celle de l'autre, car elle imprègne l'intimité au corps défendant de l'individu qui l'inhale.

Forme de possession, elle expulse de soi pour y installer un autre. Si elle est désagréable, l'odeur est un anti-visage, elle révèle la part de la chair en la destituant de toute spiritualité.

(Le Breton 2006 ; p. 294)

L’odeur de l’autre devient donc agressive, elle nous incommode et elle expose alors l’autre dans une mise en scène raciste : l’autre pue. Buffon (1803) et Virey (1826) font des observations qui vont en ce sens, et trouvent que les « Nègres » (de l’Angola ou du Cap-Vert) « sentent si mauvais lorsqu'ils sont échauffés que l'air des endroits par où ils ont passé en est infecté pendant plus d'un quart d'heure » (Buffon 1803 in Le Breton 2006 ; p. 298) ou encore « lorsque les Nègres sont échauffés, leur peau se couvre aussi d'une sueur huileuse et noirâtre, qui tache le linge et qui, pour l'ordinaire, exhale une odeur de poireau fort désagréable » (Virey, 1826 ; p.111). En réponse à ces attaques, et suite à la lecture d’une thèse prônant la notion de différenciation d’instincts raciaux par le rejet de leur odeur, Weber (1912) rétorque au sujet du fait que les Américains blancs ne peuvent « sentir les noirs »:

Je puis me référer à mon propre nez: il n'a constaté rien de tel, malgré des contacts fort étroits. J'ai l'impression que le Nègre, lorsqu'il a négligé de se laver, sent exactement comme le Blanc et vice versa. Je peux aussi faire état du spectacle courant, dans les États du Sud, d'une lady assise dans son cabriolet, les rênes dans la main, aux côtés d'un Nègre; il est évident que son nez n'en souffre pas. Pour autant que je le sache, l'odeur du Nègre est une invention récente des États du Nord destinée à bromidrose fétide de la race allemande. » Selon Bérillon (1920 ; p.7) : « On sait que l'odeur de certaines races est si forte qu'elle imprègne longuement les locaux où des représentants de ces races ont séjourné quelques heures. Tel est le cas dans la plupart des races nègres, des Chinois et également des Allemands du Nord ». Il décrit donc ce que lui considère comme ses observations scientifiques sur ce

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phénomène de bromidose spécifique aux Allemands du Nord qui, de ce fait, possèdent de nombreuses solutions pharmacologiques pour pallier ce problème de transpiration excessive et nauséabonde.

Le coefficient urotoxique est chez les Allemands au moins d’un quart plus élevé que chez les Français. Cela veut dire que, si 45 centimètres cubes d’urine française sont nécessaires pour un kilogramme de cobaye, le même résultat sera obtenu avec environ 30 centimètres cubes d’urine allemande… La principale particularité organique de l’Allemand actuel, c’est qu’impuissant à amener par sa fonction rénale surmenée l’élimination des éléments uriques, il y ajoute la région plantaire. Cette conception peut s’exprimer en disant que l’Allemand urine par les pieds. (Bérillon, 1915, in Le Guérrer, 2002 ; p.39)

Cette observation n’engage que Bérillon qui n’a apparemment pas poussé à l’identique ses investigations en France, afin de pouvoir faire un comparatif entre ce qu’il observait chez les Allemands et chez une autre population. Il est donc logique de se questionner quant à cette fameuse spécificité allemande.