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La production expérientielle dans le contexte du magasin traditionnel de la Colombie 158

CHAPITRE 6 : RÉSULTATS

6.5. La production expérientielle dans le contexte du magasin traditionnel de la Colombie 158

À partir de l’expérience vécue par les consommateurs comme une partie d’une construction sociale subjective (Berger et Luchman, 1988), produit d’une interaction entre un individu (ou plusieurs), un lieu (point de vente) et une pratique de consommation, le consommateur du magasin vit des expériences de différentes natures.

La production expérientielle obtenue dans la rencontre entre consommateurs et épiciers fait partie de la subjectivité individuelle que vivent tous (Addis et Holbrook, 2001), en dépassant la tradition microéconomique et cognitive qui met l’accent sur la recherche et le traitement d’informations et sur des mécanismes d’influence qui cherchent à optimiser une transaction opérée par un individu isolé (Cova et Cova, 2002). Au contraire, le consommateur de magasin a fait de son expérience en relation avec son magasin préféré un fait social, une expression collective de son interaction sociale, faisant part du voisinage où il vit. Ce consommateur est moins intéressé par les aspects économiques que par ce qui est hédonistique, ce qui touche à l’affection et au bénéfice de sa relation avec l’épicier.

Une partie des liens construits sont de caractère social et d’autres de type culturel, sans une claire supériorité des uns sur les autres.

Dans la perspective sociale de son expérience de vie, le consommateur « va à la recherche d’amitiés, de voisins », « cherche un amusement dans le magasin », « va pour boire du café et pour passer le temps » et « il va parce qu’il déteste être dans des emplacements trop fréquentés ». Dans la perspective culturelle, le consommateur a « la coutume d’aller boire de la limonade et de la bière et de converser », « la coutume d’être dans un espace ouvert », « la coutume de s’amuser et de boire quelque chose » et

« la coutume d’aller écouter de la musique, jouer ».

Bien que de manière générale il n’existe aucune prévalence de toutes ces expressions de la production expérientielle selon l’analyse par des strates, certaines particularités émergent.

Dans la strate haute, il existe une sorte d’équilibre entre certains aspects. Le fait que pour celle-ci tout l’aspect culturel se concentre uniquement dans l’expérience vécue au magasin, non seulement dans la coutume d’aller boire de la limonade et de la bière, mais surtout d’aller bavarder avec des amis, retient l’attention. Aller à la recherche d’amitiés, passer et saluer des amis et chercher un amusement sont les caractéristiques sociales prédominantes.

Dans la strate moyenne, on remarque une prédominance des aspects sociaux. À l’exception « de la coutume de "mecatear" et de boire du café », les consommateurs de

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cette couche vont au magasin pour des motivations de caractère social. Ils vont au magasin pour saluer, pour bavarder et pour se rencontrer avec quelqu’un.

Comme dans la strate haute, dans la strate basse l’aspect culturel l’emporte sur le social.

Il y règne la coutume d’aller jouer et boire, en remarquant comment la coutume de visiter le magasin est une habitude acquise depuis l’enfance par l’obéissance qui, en Colombie, est due traditionnellement aux pères et aux adultes.

Ces résultats permettent de réaffirmer la base intellectuelle qui a donné naissance à cette recherche. Quelques consommateurs visitent le magasin pour des raisons sociales et d’autres le font pour des motivations culturelles. De cette manière, le magasin a été érigé dans un véritable espace dans lequel les consommateurs colombiens réaffirment leur culture, leurs traditions, leurs coutumes, leurs croyances.

La présence du magasin dans toutes les strates sociales et dans tous les quartiers assure, du moins pour le futur immédiat, sa continuité dans l’âme collective des habitants de la ville. Son insertion dans la vie quotidienne des citoyens a permis que le magasin fasse partie de l’inventaire culturel de ses possessions comme groupe social. Comme tel, les liens seront maintenus sans qu’importe l’entrée des grandes surfaces de distribution au détail dans le marché régional.

Bien qu’on espère qu’il existe certains déplacements de la coutume de certains consommateurs vers les avantages que produit la technologie des self-services, surtout pour ceux qui déclarent un clair esprit moderniste, les magasins seront encore attachés à la vie des différents groupes sociaux et au voisinage.

Depuis la production expérientielle, le consommateur du magasin est attaché à la tradition, à l’authenticité des liens qu’il maintient avec le magasin, à la communauté, au monde local, à la proximité relationnelle (Cova et Cova, 2002). C’est contraire à ce qui est imposé par la vie moderne dans laquelle règne l’individu, l’universalité de son comportement, l’innovation. C’est comme s’il avait été ancré dans le passé au milieu des avances technologiques qui caractérisent la société contemporaine. L’expérience du consommateur renforce la vision de la consommation comme phénomène social, interactif et actif, en s’éloignant de la vision individuelle, atomisée et passive (Marion, 2003).

6.6. Relation entre l’attitude temporaire et l’action du consommateur du magasin traditionnel colombien

Les consommateurs colombiens de magasin manifestent une attitude temporaire plus inclinée vers le futur que vers le présent éternel dans l’acception de Bergadaà (2007).

Alors que dans les hautes strates les consommateurs conservent cette tendance générale, dans les basses strates tous préfèrent vivre le présent dans une claire intention que les choses ne changent pas, pour la commodité qu’offrent les produits (Tableau 4).

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Tableau 4. Expressions de l’attitude temporaire des consommateurs du magasin traditionnel colombien

ORIENTATION TEMPORAIRE HAUTE MOYENNE BASSE

Futur

Il est rationnel et il s’adapte à la situation X

Il a son futur assuré économiquement X

Il a de l’autonomie et du contrôle sur son temps et les situations X Il évalue le format du magasin traditionnel et le service X

Il est pratique X

Il est conscient du changement et de l’évolution du monde X

Il est conscient de sa responsabilité face au futur X

Il s’adapte au changement X

Passé

Il aime la commodité X

Il rejette les changements X

Il garde les apparences X

Le magasin « protège » son identité X

Il se sent en sécurité dans le magasin X

Les consommateurs de haute strate qui ont déclaré avoir une attitude temporaire vers le futur s’adaptent facilement à ce qui vient, et ont leur futur assuré économiquement.

« Vivre bien aujourd’hui et épargner pour vivre demain » (Informateur Valledupar, strate haute)

Ils aiment contrôler le temps et leurs affaires, ils sont autonomes, ils aiment le format du magasin pour le service, pour le divertissement qu’ils peuvent y trouver et par la familiarité qu’ils y éprouvent.

Ceux de la strate moyenne sont pratiques, ils sont commodes, ils manient leurs propres espoirs, ils aiment le service et ils s’adaptent à ce qui vient ; certains d’entre eux, d’une strate basse, sont flexibles dans la consommation et sont infidèles aux formats au détail.

Parmi les consommateurs de strate basse, ceux qui ont une plus grande attirance pour le passé aiment la commodité, ils rejettent les changements, ils gardent les apparences :

« Ce qui est passé parce que c’était le temps meilleur, il n’y avait pas tant de pauvreté, tant de violence et tant des séquestrations » (Informateur Neiva, strate basse)

Pour ces consommateurs, le magasin paraît protéger leur identité, et ils le voient comme un « centre social ».

Le futur du magasin paraît assuré, surtout parce que les consommateurs persistent dans leur intention de maintenir le contact avec le magasin et son monde, bien que quelques-uns soient disposés à s’adapter à toute situation.

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« Dès le moment où il me manque quelque chose… je vais au magasin » (Informateur Medellín, strate haute)

« Oui… Je l’achète dans un emplacement qui soit près… je ne verrais pas la nécessité de me déplacer plus loin » (Informateur Cali, strate moyenne)

« Je profite parce que si j’achète au magasin je ne vais pas au marché et j’achète plus rapidement au magasin qu’en allant au marché » (Informateur Valledupar, strate basse)

6.7. « En résumé »

Une analyse compréhensive de la structure de la relation entre les consommateurs et les épiciers a permis de découvrir, à partir des étroites relations construites et co-construites en accord avec l’intensité des échanges mis en évidence par la facilité et la fréquence des contacts (Dampérat, 2006), la proximité comme la découverte la plus significative.

L’expression de cette proximité est obtenue par la transformation du magasin comme espace physique dans un lieu avec signification (Bergadaà, 2009). À travers l’expérience vécue de manière quotidienne dans son intérieur, le consommateur renforce son propre projet de vie, généralement de caractère identitaire (Arnould, 2009).

Non seulement il soutient des interactions avec l’épicier, mais fortifie les liens intimes avec ses parents et les liens sociaux avec ses voisins.

Pendant le processus d’appropriation mentale que le consommateur fait du magasin, l’espace physique est transformé en un lieu où on développe ses activités, où se concrétisent les processus sociaux et psychologiques qu’on éprouve chaque jour (Tuan, 1977). Il est ratifié de cette manière que le magasin est un lieu où un individu interagit avec un espace (Bergadaà et Del Bucchia, 2009b), dans lequel il se développe avec confiance et sécurité.

Vu la proximité que le magasin maintient avec le consommateur, l’épicier ne demande pas la théâtralisation de son offre, à laquelle ont recouru les grandes surfaces de distribution afin de fournir des « expériences agréables » à leurs potentiels consommateurs. Au contraire, le consommateur du magasin contribue à la production d’expériences dans le cadre de ses patrons culturels de référence. Dans le magasin, on pratique, presque intuitivement, un marketing de relations qui dépasse même les propositions faites par l’École Nordique de l’Europe en indiquant le compromis et la confiance mutuelle comme les piliers de l’appui à long terme d’une organisation (Gummerson, 1987 ; Gronroos, 1990). Dans le magasin, on ajoute la convenance de sa situation et la commodité d’accès aux produits. Cet approvisionnement est effectué en accord avec la couche sociale à laquelle on appartient. Dans les couches moyennes et basses, il est quotidien, et dans les hautes couches, il peut être hebdomadaire, bimensuel ou mensuel, en accord avec la capacité d’acquisition et la coutume de chaque famille.

La formation de cette proximité peut être vue dans la figure 11où apparaissent les différents éléments qui, dans une perspective culturelle et symbolique, donnent un sens à la création et au maintien d’une « proximité identitaire » étendue à la proposition de

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Bergadaà (2009), dans laquelle on sépare la relation du consommateur avec l’épicier (proximité relationnelle) de la relation qu’il soutient avec le magasin (proximité identitaire). La convergence de ces types de proximité est due au fait que, dans le cas colombien, le magasin est une sorte d’extension de l’épicier. Le magasin reflète la personnalité de l’épicier et l’épicier à son tour se sent reflété dans son magasin. (Páramo et Acevedo, 2005). Ce type de proximité entre épicier et consommateur permet à tous les deux d’être identifiés comme une partie d’une communauté, comme un renforcement du monde culturellement constitué (Venkatesh, 1995) que tous les deux partagent quotidiennement.

Cette proximité identitaire, comme on peut le voir, comprend la proximité fonctionnelle (Bergadaà, 2009) qui considère l’économie, le service et l’amabilité comme les bases de l’activité commerciale du magasin ; la proximité spatiale (appelée d’accès par Bergadaà et Del Bucchia, 2009a) en incluant le confort, le caractère immédiat et la convenance, qui a fait du magasin un lieu omniprésent puisque situé physiquement au milieu du quartier et de la communauté ; et la proximité relationnelle dans laquelle on inclut la confiance, la familiarité et la tradition en se transformant en une identité collective (Granovetter, 1983) connue et reconnue par tous.

À travers cette proximité identitaire, on a obtenu une reproduction constante des patrons culturels de relation entre l’épicier, les consommateurs et les voisins, qui a permis que le magasin ait été soutenu pendant tant de temps en dépit des fortes menaces des grandes multinationales de la vente au détail. Au contraire de ce qui est attendu, le magasin ne disparaît pas, au moins dans les générations immédiates de Colombiens.

Une étude sur l’origine et l’évolution du magasin laisse voir clairement la profondeur

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des liens entre tous les acteurs de la chaîne du commerce traditionnel « barranquillero » dans lequel le magasin est le nœud vital (Páramo et al, 2009).

Dans la formation de cette proximité identitaire confluent, dans une interaction permanente, les différentes catégories de magasins (par aspect, par familiarité, par médiation) découvertes à partir de l’étude de la création de valeur dans les considérations culturelles spécifiques du marché colombien, et les types de consommateurs (expérientiels, magasin-dépendants, pragmatiques) détectés en recourant à leurs propres représentations mentales.

Cette proximité identitaire est constituée finalement dans le cadre des valeurs, des croyances et des coutumes prédominantes dans la culture colombienne, étroitement liées, sans objection possible, à la quotidienneté de la vie du voisinage dans lequel se place le magasin. La culture locale ou régionale influence de manière directe non seulement la définition des représentations mentales et la création de valeur perçue par les consommateurs, mais elle est aussi démontrée dans le développement des interactions permanentes tissées entre magasin et consommateur. De cette manière, le magasin se transforme en un espace de renforcement culturel, vu le pouvoir qu’il a de faire partie indissolublement de la vie de la communauté. Les liens sociaux sont tellement forts qu’ils dépassent les liens commerciaux (Rémy et Kopel, 2002). Quoique le magasin accomplisse sa fonction d’être le dernier lien de la chaîne de distribution de produits de consommation massive, les liens sociaux sont beaucoup plus forts (Rémy, 2000). La relation commerciale par laquelle est entamée l’interaction devient un lien social solide et indissoluble, qui est maintenu tout au long du temps.

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CHAPITRE 7 : VERS UN CADRE CONCEPTUEL DU CONSOMMATEUR DES