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Chapitre 4 Prédiscours et cadre prédiscursif

1. Remarques préliminaires concernant la mise en perspective des deux

1.2. Problèmes linguistiques posés par le passage d’une langue à l’autre

Pour Vinay et Darbelnet, la traduction unique n’existe pas (Vinay & Darbelnet, 1977 : 23-24). Ainsi, les éléments du discours américain amenés à circuler par reprise dans la presse européenne francophone peuvent éventuellement se présenter sous des traductions quelque peu différentes, à moins que les items discursifs repris aient bénéficié en amont du canal de traduction commun que peut éventuellement constituer l’AFP. La connaissance de cette possibilité peut aider à prendre la mesure de l’uniformisation ou au contraire de la non-uniformisation du discours cité par le repérage des éléments sujets à traduction. En effet, la question de savoir si la circulation se fait de manière homogène, ou bien si celle-ci bénéficie de traitements individualisés dans son parcours, se pose.

Dans le cas de reprises personnelles par chacun des journalistes qui fait circuler le discours source, il paraît intéressant de considérer la nature des éléments repris, mais aussi la manière dont ceux-ci sont rapportés ou représentés. Consacrer une certaine attention à la manière dont chaque discours exerce une influence ou une force sur l’autre peut s’avérer utile. Ce rapport peut s’envisager dans les deux sens. Si cette démarche peut surprendre, rappelons que le texte de presse fait parfois peu de cas de l’exactitude des propos rapportés, mais que le discours source peut aussi exercer une force dialogique sur le discours de presse. Une traduction, aussi inexacte soit-elle, peut présenter des phénomènes d’étoffement ou de dilution qui dévoilent la présence et l’intervention du journaliste sur le dire initial. Par exemple, dans un discours prononcé au Nevada en 2012, Barack Obama déclare :

So I want everybody here to know that as long as I'm President, we will not walk away from the promise of clean energy. (Obama, 21

mars 2012)

Une citation de ce discours est observable dans l’article du Figaro du 23 mars 2012 :

« Tant que je serai président, je n'abandonnerai pas la promesse de l'énergie propre », a-t-il rappelé mercredi dans le Nevada à l'occasion de sa visite d'un champ de panneaux solaires. (Le Figaro, 23 mars

2012)

Le manque d’exactitude de cette citation pose problème. L’abandon de la traduction du début de la phrase de l’orateur trouve une justification dans la volonté de produire une information d’intérêt pour le lecteur de l’article. Il n’est pas utile pour le journaliste de préciser que Barack Obama a effectué une déclaration d’intention collective à l’auditoire présent. En revanche, la traduction de

« we will not walk away » transforme le segment en « je n’abandonnerai pas ». Comment expliquer le

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Obama emploie le pronom personnel we à vocation d’inclusion collective afin de faire adhérer son auditoire et la communauté américaine à ce processus, le journaliste préfère utiliser le pronom personnel « je » pour rendre compte des propos tenus par l’homme politique. À première vue, cette traduction s’avère donc inexacte et ne constitue pas le reflet des véritables propos tenus par Barack Obama. Pour faire preuve d’exactitude, le journaliste aurait plutôt du rapporter le propos : « Tant que

je serai président, nous n’abandonnerons pas la promesse de l’énergie propre ». En procédant à un

changement syntaxique, le journaliste choisit de ne pas montrer l’engagement dans lequel Barack Obama implique ses concitoyens, mais il donne à voir sa détermination dans cet engagement en tant que président. Cette circulation de discours se trouve donc affectée par le passage d’un cadre prédiscursif à un autre. Il ne semble pas utile au journaliste de montrer à son lectorat que l’homme politique inclut la communauté dans sa démarche. Dans une démarche d’information européenne francophone, illustrer la volonté de l’homme politique de continuer dans cette démarche s’avère plus fructueux dans le sens où il s’agit de rendre compte de l’orientation politique des États-Unis incarnée par l’orateur. Le changement syntaxique va de pair avec la suppression du début de phrase « Je veux

donc que tout le monde sache ici que [...] ». La déclaration à vocation nationale, voire même locale, se

trouve tronquée et remodelée par le journaliste au cours de la circulation de discours afin de lui conférer une valeur générale. Cette modulation dévoile la nécessité d’adaptation du discours initial pour se conformer à la stratégie du texte de presse.

De la même manière, la presse qui reprend souvent des sources en langue étrangère tend à introduire et à employer des calques dans son propre discours. Le fonctionnement des calques confère un caractère d’influence au discours initial comme le prouve la présentation qui en est faite par Vinay et Darbelnet :

Le calque consiste à utiliser des éléments lexicaux qui existent dans une langue donnée avec la construction ou les sens qu’ont ces éléments dans l’autre langue. On n’emprunte pas un mot, mais l’emploi qui en est fait. (Chuquet & Paillard, 1987 : 223)

Les calques peuvent être intégrés complètement au discours de manière à passer inaperçus, mais ils peuvent également être mis entre guillemets afin d’être identifiés comme des importations linguistiques déguisées ou encore être explicitement présentés comme des corps étrangers intégrés dans le discours. Notre intérêt est alors de chercher à comprendre pourquoi ceux-ci sont employés. De nombreuses spéculations peuvent être émises quant à l’emploi de calques, qu’il s’agisse de simples néologismes, d’une volonté journalistique de chasse aux connotations prestigieuses qui peut se pratiquer d’une langue à l’autre (Chuquet & Paillard, 1987 : 224) ou encore une tentative de

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combler un vide linguistique. Le corpus d’articles comporte quelques calques comme énergie propre représentant directement la lexie clean energy bien que la notion d’énergie propre reste floue en français. Les absences d’équivalents linguistiques sont généralement comblées par l’emprunt, le traducteur prenant alors l’initiative originale d’introduire un terme étranger dans la langue d’arrivée faute d’existence d’un équivalent attesté. Pour Agnès Steuckardt et Jean-Paul Honoré, l’emprunt

« apparait étroitement lié au rapport de force historique qu’entretiennent les locuteurs de la langue emprunteuse avec ceux de la langue prêteuse. » (Steuckardt & Honoré, 2006 : 8). Ainsi, l’observation

des calques et des emprunts repose la question de la rencontre interlinguistique et du fonctionnement du dialogisme en situation de rencontre des langues.

Parallèlement, la valeur connotative du lexique qui est spécifique à chaque langue pose problème. Cette caractéristique relève d’une certaine forme de sémantisme dit social. Benveniste postule notamment à ce sujet que :

La langue entoure de toute part la société et la contient dans son appareil conceptuel, mais en même temps, en vertu d’un pouvoir distinct, elle configure la société en instaurant ce qu’on pourrait appeler le sémantisme social. C’est cette partie de la langue qui a été le plus souvent étudiée. Elle consiste en effet, surtout mais non pas exclusivement, en désignations, en faits de vocabulaire. Le vocabulaire fournit ici une matière très abondante où puisent de toute main les historiens de la société et de la culture. Le vocabulaire conserve des témoignages irremplaçables sur les formes et les phases de l’organisation sociale, sur les régimes politiques, sur les modes de production qui ont été successivement ou simultanément employés, etc. (Benveniste, 1980 : 97-98)

Quels problèmes cette perspective soulève-t-elle ? Chaque langue possède un appareil conceptuel qui lui est propre, ce qui ne peut que compliquer le passage d’une langue à une autre. Si le vocabulaire s’apparente à un témoignage particulier, révélant l’organisation sociale et politique du pays, il peut devenir compliqué de traduire un discours politique sans avoir à fournir d’explications connexes ou sans procéder à des emprunts pour désigner des items définitoires ou caractéristiques du pays de la langue source. Ainsi, l’emprunt de vocabulaire relatif au traitement de la question environnementale peut éventuellement survenir dans une optique discursive politique. De plus, le fait qu’un traitement novateur de cette thématique dans la langue source tend à introduire de nouveaux mots qui ne trouveront donc pas d’équivalent direct ne peut être occulté. Il reste donc à analyser nos

corpora afin de déterminer si les discours de presse sont porteurs d’emprunts ou de quelques

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que top-kill ou all-of-the-above, vocables empruntés pour le premier au domaine technique anglophone et à l’anglais idiomatique pour le second.

Enfin, Laurence Rosier précise que l’exactitude de la traduction dépend du contexte dans lequel est organisé le passage d’une langue à une autre :

Traduire, c’est recontextualiser, comme rapporter, et c’est donc une pratique subjective. Cette conception s’appuie sur l’existence nécessaire d’une énonciation antérieure et est dépendante d’une pratique particulière qui est la traduction, entre mimétisme et paraphrase. À nouveau, selon les genres de discours, la pratique traductologique n’obéit pas à une même exigence. La fidélité, la clarté et la compréhension ne sont pas identiques pour un texte littéraire ou un document juridique. Le traducteur possède une série de formes de réécriture qui peut aller de l’ajout d’éléments à l’omission d’autres.

(Rosier, 2008 : 119)

Cette définition incite à prendre en compte le cadre général qui entoure l’activité de traduction. Celui qui traduit reconstruit le dit initial dans une autre langue tout en y apportant son empreinte personnelle. Dans le cas du discours de presse, le produit discursif traduit est livré directement aux lecteurs sans que l’activité de traduction ne leur soit signalée ou bien même suggérée par quelque indice. Le dit traduit est plutôt présenté comme étant une transcription exacte du dit prononcé. Même si le lecteur se doute bien que le dit d’un homme politique étranger est soumis à une nécessaire traduction, celui-ci n’en a généralement pas conscience durant la lecture d’un article de presse. Lorsque le dit politique se trouve traduit afin d’être publié dans un discours de presse, et donc re-médiatisé sous une seconde forme et à des fins différentes, les enjeux du texte de presse divergent des enjeux de production du discours politique initial : l’homme politique cherche bien souvent à convaincre et à séduire un auditoire de potentiels électeurs ou de collaborateurs tandis que le journaliste cherche à séduire des lecteurs et à contribuer à la notoriété d’un organe de presse pour en assurer la bonne marchandisation. S’intéresser aux modalités de recontextualisation entreprises se justifie et permet d’évaluer la part de subjectivité du discours ainsi rapporté.

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2. Particularités du cadre socio-historique du traitement de la question