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Chapitre 4 Prédiscours et cadre prédiscursif

2. Particularités du cadre socio-historique du traitement de la question environnementale

2.1. Les Américains et leur environnement

La nation américaine entretient un lien complexe avec son environnement. En effet, le pays étant relativement jeune par rapport à ceux du vieux continent, son identité nationale s’est construite selon la conquête de son territoire et selon les grandes étapes politiques menant à l’union politique fédérale. Comme le signale Daniel Boorstin dans son Histoire des Américains :

Jamais auparavant une nation moderne de cette importance n’avait vécu sur un territoire si mal défini. Le continent était encore presque inconnu, et déjà les colons précédaient les explorateurs. Les cartes étaient rares et mal tracées : dessinés par l’imagination, les rivières, les lacs, les déserts et les montagnes devinrent les mythes de l’optimisme ou du désespoir. Selon les cas, l’Amérique était un grand jardin ou un grand désert, un éden ou un enfer. (Boorstin, 1991 : 625)

L’histoire des États-Unis passe donc par la compréhension de la colonisation de son territoire, la création du pays s’enorgueillissant d’une véritable conquête par quelques pionniers d’un vaste espace méconnu. C’est donc le sentiment d’une intrépide aventure menée à terme qui entoure les prémisses de l’histoire américaine. Cette étape constitue le point de départ des grands mythes fondateurs de l’esprit américain, la population des premiers colons se présentant comme un peuple élu. Cette représentation biblique se retrouve alors dans la découverte du territoire, présenté tour à tour comme un éden ou un enfer, pour constituer un des principaux fondements de la pensée américaine. La conquête du territoire est passée par une inexorable progression vers l’ouest, instaurant le mythe de la Frontière à atteindre bien que les limites du continent et la création de la nation ne se soient justement distinguées au départ que par le flou de ses limites. L’un des rares

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témoignages des premiers colons peut être trouvé dans le journal de William Bradford19, qui illustre une découverte d’un milieu foncièrement hostile, marquant alors l’imaginaire américain qui souhaite s’organiser en une société civilisée capable de maîtriser un environnement sauvage peu accueillant.

Alors que le premier rapport des colons à leur territoire a été régi par une volonté de découverte et de conquête progressive de l’inconnu, l’environnement lui-même a permis à ces premiers Américains de renforcer la construction d’une identité qu’ils souhaitaient pouvoir exalter au sens biblique. Ainsi, les premières colonies sont dès lors intronisées comme les « jardins du Nouveau

Monde » (Boorstin, 1991 : 635) tandis que les territoires plus enfoncés à l’intérieur du continent sont

représentés comme résultant de l’action de la conquête d’une population d’élus sur l’espace. Un tel raisonnement peut surprendre, mais il est bel est bien présent comme le fait remarquer Boorstin :

Dès 1844, dans son Commerce of the Prairie, Josiah Gregg suggère une explication à la transformation magique d’un lieu de désolation en un éden. L’arrivée des colons n’aurait-elle pas été pour quelque chose dans ce miracle ? [...] Gregg lui-même avançait l’idée que c’était l’irrigation des terres qui opérait ce grand changement climatique.

(Boorstin, 1991 : 635)

Dans les esprits de l’époque, la conquête du territoire constitue l’occasion d’affirmer l’action bénéfique de l’homme sur un environnement qu’il découvre et sur lequel il exerce une influence positive. Conquérir l’espace revient alors à apprivoiser l’environnement et à maitriser le climat. Cette théorie se trouve abondamment reprise, étudiée et relayée à cette époque, faisant même l’objet d’études dites scientifiques, ce qui renforce la crédibilité du mythe de cette action bénéfique de l’homme sur l’environnement. À titre d’exemple, la Société d’études géologiques et géographiques des territoires (Boorstin, 1991 : 636) a notamment procédé en 1867 à des études établissant un lien entre l’accroissement de la population, celui des surfaces forestières, et les modifications climatiques positives. Bien que cette perception très enthousiaste puisse être sujette à multiples contestations, elle a néanmoins contribué à la construction d’une identité américaine ainsi qu’à une forme de promotion publicitaire pour les candidats à l’immigration à l’époque de l’essor de l’Ouest, si bien qu’il peut ensuite devenir difficile, et ce même bien plus tard, d’affirmer le contraire et d’instiller l’idée que l’homme américain puisse être nuisible à son environnement et au climat. De plus, c’est autour de la notion de la conquête d’une nature sauvage que se construit l’identité américaine, l’esprit pionnier consacrant les valeurs de courage et de persévérance comme piliers de la nouvelle civilisation américaine. Nombreux sont alors les artistes qui vont développer une vision romantique de la nature

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afin de mettre en valeur la réalité du nouveau continent. L’écrivain George Marsh dont l’ouvrage Man

and Nature20, très peu connu en Europe et d’ailleurs non-traduit en français suite à un refus de son auteur, sert encore de référence fondamentale en ce qui concerne le traitement de la question environnementale aux États-Unis aujourd’hui. De même, les philosophes Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau concèdent une valeur philosophique à la nature lui imprégnant un rôle dans l’histoire de la construction des États-Unis.

Le territoire même des États-Unis est traité de manière atypique. Ainsi, le but recherché étant la colonisation de l’espace, le sol constitue une simple marchandise dans l’esprit des premiers membres du Congrès. Alors que ceux-ci ne connaissent pas le territoire, ils se préoccupent avant tout de l’optimisation de la rentabilité de la vente des parcelles, dont la reconnaissance et les relevés topographiques doivent être effectués à moindre frais, ainsi que des modalités de rédaction d’actes de propriété viables malgré la franche méconnaissance des terrains. Daniel Boorstin explique que c’est de cet esprit qu’émerge « les modalités américaines du droit de propriété de la terre, des us et

abus de ce sol, pour les siècles à venir » (Boorstin, 1991 : 647). Il va même jusqu’à affirmer que ce sont

les paradoxes de la conquête du territoire qui vont donner corps au goût de la compétition et à l’esprit d’expansion qui caractérisent la société américaine. La perception que les Américains entretiennent à l’égard de leur territoire se démarque totalement des considérations usuelles :

Dans les sociétés anciennes, deux critères semblaient d’importance primordiale lorsqu’il s’agissait de distinguer la terre des autres biens. D’abord le caractère d’unicité de chaque parcelle. Chaque emplacement est unique ; on ne trouve pas deux terrains au même endroit. Ensuite, le caractère d’indestructibilité de chaque parcelle : une maison peut s’écrouler, un cheval peut mourir, l’or se vole, la pierre précieuse se perd, « une génération part, une autre arrive, mais la terre dure à tout jamais ». Nulle part – pas même en Amérique -, il n’était possible de dépouiller le sol de ces qualités intrinsèques ; pourtant on commença à le traiter presque comme s’il ne les possédait pas. (Boorstin, 1991)

L’immensité d’un pays dont personne ne maîtrise vraiment la topographie exacte fait que les parcelles sont finalement traitées comme si elles étaient interchangeables, chaque possesseur de parcelle pouvant s’installer sur une nouvelle parcelle une fois le sol de la sienne usé. C’est donc une conception nouvelle du territoire, de son sol et de ses ressources qui se développe à l’occasion de la colonisation. De la même manière, le découpage géographique et politique des états de l’ouest se fait

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selon la vision purement géométrique de Jefferson, scellant ainsi la maîtrise américaine de l’homme sur son environnement dans les esprits. Tout le pays se construit selon cette perception : il suffit d’examiner la construction des infrastructures routières organisées elles aussi autour de principes géométriques pour comprendre que ce n’est pas l’environnement naturel qui guide les choix humains, mais que la nature se trouve bien au contraire conditionnée comme une marchandise par les desiderata de l’homme.

De plus, le territoire se trouve également traité comme une source potentielle de bénéfices, qu’il s’agisse de prendre en compte le sol et la qualité de son herbe pour les fermiers et les éleveurs ou de s’intéresser aux ressources offertes par son sous-sol. Sans rappeler les quelques fameuses escroqueries qui ponctuent la conquête du territoire de nombreuses tentatives de prospection minières plus ou moins fructueuses, l’histoire d’une des ressources naturelles du territoire américain, à savoir l’huile de roche, se veut particulièrement atypique. À l’origine, celle-ci était utilisée à des fins curatives et médicinales. Sa forte abondance pousse un homme, Samuel M. Kier, à la commercialiser pour ses propriétés médicales, mais aussi à lui trouver d’autres utilités, l’amenant alors à devenir une huile d’éclairage bien avant de se trouver employée comme carburant et organisée par Rockefeller en une industrie à la rentabilité outrancière. Le parcours original de cette huile de roche, communément appelée pétrole, invite à réfléchir quant aux attributs vertueux dont elle peut bénéficier dans l’inconscient collectif américain, d’autant plus qu’elle était à l’origine également utilisée par les Indiens pour ses propriétés bienfaisantes sur le corps et l’esprit.

Enfin, cette conception affairiste de l’environnement et de ses ressources émerge nettement dès les premières étapes de la construction du pays et se trouve même fortement critiquée par la population autochtone. À titre d’exemple, le discours du Chef indien Seattle21 en 1854, a accédé au statut de texte mythique aux États-Unis au point d’être cité comme référence par de nombreux hommes politiques comme Al Gore, et même par George W. Bush. Néanmoins, les paroles qui sont à l’heure actuelle attribuées à ce chef indien sont désormais reconnues comme étant une version particulièrement modernisée par un scénariste des années 70 qui a repris et transformé le discours originel en le parsemant d’images et de métaphores anachroniques. Alors que ce célèbre discours ne se fonde pas sur les paroles historiquement authentiques, il ne reste pas moins célébré tous les ans aux États-Unis à l’occasion de la Journée de la Terre. Même le New York Times consacra à ce mythe un article entier de la Une du journal le 21 avril 1992 (Egan, 1992). Ce discours contribue à la construction du cadre prédiscursif collectif relatif à tout discours américain sur l’environnement. Bien qu’il ne semble pas l’avoir utilisé lui-même en discours, ce texte exerce donc quelque part une

21 Une version du texte est conservée par les archives gouvernementales. Elle est consultable en ligne sur :

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influence sur le discours de Barack Obama, tant au niveau de sa production que de sa réception auprès des citoyens américains. Pourtant, son statut de discours de référence s’inscrit en totale contradiction avec la vision mercantile du territoire que les colons ont adoptée et illustre donc bien les soubassements du rapport paradoxal qu’entretiennent les Américains avec leur environnement.

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2.2. La politique environnementale aux États-Unis, entre amour et