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Le premier arrêt du Tribunal constitutionnel concernant la lustration : mise en garde du législateur par le juge constitutionnel

B. Les tentatives de mise en place de la lustration et l’adoption des lois transformant les structures de la police et des services secrets (1989-1996)

2. Le premier arrêt du Tribunal constitutionnel concernant la lustration : mise en garde du législateur par le juge constitutionnel

323. L’arrêté de 1992 a fait l’objet d’un contrôle de la part du Tribunal constitutionnel (ci-après, le Tribunal). C’était la première fois dans l’histoire de la lustration polonaise que le Tribunal se prononçait à ce sujet320. A la demande d’un groupe de députés, il a constaté l’inconstitutionnalité et l’inconventionnalité321

de l’arrêté et a suspendu son application, en demandant à la Diète de l’abroger dans un délai ne devant pas dépasser trois mois à compter de la transmission du jugement motivé, faute de quoi, l’arrêté perdrait la force obligatoire dans ce délai322.

324. Le premier arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel a été le début d’une longue série de jugements en matière de lustration. Le Tribunal polonais, contrairement à la Cour constitutionnelle tchécoslovaque et ensuite tchèque, n’a pas essayé de justifier la lustration mais a procédé à la limitation du cadre imposé par le législateur en se fondant sur le principe constitutionnel de l’Etat de droit démocratique. Dans le présent cas, le Tribunal a constaté que l’obligation imposée au Ministre des affaires intérieures (c'est-à-dire la divulgation du fait de collaboration) menait en pratique à une violation d’un bien personnel des intéressés et constituait une peine d’infamie (point 2 de l’arrêt).

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GALICKI Zdzislaw, MORDWILKO Janusz, SOKOLEWICZ Wojciech, « Opinia uzupelniajaca w sprawie uchwaly Sejmu z 28 maja 1992r. » (« L’Opinion complémentaire concernant l’arrêté de la Diète du 28 mai 1992 »), Biuletyn Ekspertyzy i Opinie Prawne, Kancelaria Sejmu Biuro Studiow i Ekspertyz, n° 2(5) 1992, pp. 36-37.

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Arrêt du 19 juin 1992, No U. 6/92.

321 L’inconventionnalité de l’arrêté a été prononcé par rapport à l’art. 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en raison de l’absence de protection des droits de la personne humaine et plus particulièrement la violation de sa dignité. Selon cette disposition: 1. « Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes illégales à son honneur et à sa réputation ».

2. « Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ». J.O. 1977, No 38, texte 167 (en polonais : Miedzynarodowy Pakt Praw Obywatelskich i Politycznych).

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L’un des dix juges à avoir présenté une opinion dissidente, Wojciech Laczkowski, a contesté notamment la compétence du Tribunal sur le fait de se prononcer au sujet d’un arrêté qui, selon lui, ne faisait pas partie des actes normatifs relevant du contrôle de constitutionnalité. Cette position a été soutenue notamment par SIEMIENSKI Feliks, « Z orzecznictwa Trybunalu Konstytucyjnego. Glosy do orzeczenia TK z 19/06/1992, U 6/92 » (« De la jurisprudence du Tribunal constitutionnel. Commentaires du jugement du Tribunal constitutionnel du 19 juin 1992, N° U 6/92 »), PiP, n° 1/1993, pp. 108-112.

141 325. Le Tribunal a contesté le choix effectué par le législateur quant à la forme de l’acte par le biais duquel, il imposait une obligation au Ministre. L’interférence dans le domaine des biens personnels appartenait au domaine de la loi et pouvait s’effectuer uniquement par le biais d’un acte ayant le rang de loi323. Il s’agissait d’une exigence relevant d’un principe de l’Etat de droit démocratique. Eu égard à ce principe, la Diète ne disposait pas du libre choix entre la loi et l’arrêté, étant donné que ce dernier acte était d’un rang inférieur324

(point 5 de l’arrêt). Ce point de vue a été également partagé par Tadeusz Zielinski, Défenseur des droits civiques qui a reproché au législateur le non-respect des règles fondamentales du droit et son instrumentalisation. Ce n’est qu’à travers la loi que pouvait être exprimée la volonté politique de la Diète sur la divulgation des informations de l’éventuelle collaboration de certaines catégories des personnes325.

326. La façon de formuler l’unique disposition de l’arrêté a fait l’objet de critiques du juge constitutionnel. Il a reproché au législateur de la préciser d’une façon « particulièrement

illisible » ce qui constituait « un manquement aux exigences élémentaires de la création des dispositions de droit ». Le législateur a imposé au Ministre des affaires intérieures l’obligation

de fournir une « information complète » sans pourtant préciser qui était son destinataire. Il n’était pas clair s’il s’agissait uniquement d’une information générale précisant qui a collaboré ou au contraire, s’il avait fallu indiquer des données supplémentaires concernant des personnes indiquées. Et dans le second cas, lesquelles326 ? L’expression « les fonctionnaires

de l’Etat à compter du niveau des voïvodes » a également suscité l’interrogation du Tribunal,

compte tenu du fait qu’il s’agissait d’un terme journalistique et en aucun cas juridique. Enfin,

323 Le caractère juridique de l’arrêté de 1992 ainsi que sa rédaction ont fait l’objet de nombreux articles doctrinaux. La question fondamentale était de savoir si l’arrêté devait être interprété comme une simple résolution ou comme un acte normatif abstrait et de caractère général. En ce qui concerne la résolution, c’était le Règlement intérieur provisoire de la Diète (art. 48) qui la définissait en tant que demande légalement contraignante adressée à un organe de l’Etat pour qu’il entreprenne une action indiquée, une seule fois. Le Tribunal constitutionnel a opté pour la seconde solution ce qui lui a permis de se prononcer sur l’inconstitutionnalité dudit arrêté. GALICKI Zdzislaw, MORDWILKO Janusz, SOKOLEWICZ Wojciech, « Opinia uzupelniajaca w sprawie uchwaly Sejmu z 28 maja 1992r. » (« L’Opinion complémentaire concernant l’arrêté de la Diète du 28 mai 1992 »), op. cit., pp. 32-33 ; NALEZINSKI Bogumil, WOJTYSZEK Krzysztof, « Glosa II do orzeczenia TK z dnia 19 czerwca 1992, U. 6/92 » (Deuxième commentaire concernant le jugement du Tribunal constitutionnel du 19 juin 1992, U. 6/92 »), PiP, n° 1/1993, pp. 112-115.

324 De ce fait, l’arrêté n’était pas conforme à l’art. 3 de la Constitution conformément auquel «al. 1 « Le respect des lois de la République de Pologne est une obligation fondamentale de chaque organe de l’Etat » ; al. 2 « Tous les organes du pouvoir et de l’administration de l’Etat fonctionnent sur la base des dispositions juridiques ».

325 L’Interview de professeur Tadeusz Zielinski par Krystyna Chrupkowa, op. cit.

326 Voir aussi : GALICKI Zdzislaw, MORDWILKO Janusz, SOKOLEWICZ Wojciech, « Opinia prawna w sprawie uchwaly Sejmu Rzeczpospolitej Polskiej z 28 maja 1992r. » (« L’Opinion juridique concernant l’arrêté de la Diète de la République de Pologne du 28 mai 1992 »), Biuletyn Ekspertyzy i Opinie Prawne, Kancelaria Sejmu Biuro Studiow i Ekspertyz, n° 2(5) 1992, p. 25.

142 la notion même de collaborateur n’a pas été définie. Pour le représentant de la Diète présent à l’audience, cette notion pouvait être définie par le biais d’actes ministériels. Cependant, il s’agissait d’actes non publiés et qu’il n’était pas en mesure de les indiquer.

327. Un autre reproche concernait la norme juridique qui avait imposé au Ministre la divulgation des informations. L’arrêté a omis les conséquences juridiques de la divulgation publique de ces informations ainsi que la procédure de transmission et le contrôle de leur véracité. Cet acte créait en effet un danger de la violation de la dignité de la personne humaine sans lui assurer une quelconque protection. Le Tribunal assimilait les conséquences directes provoquées par l’arrêté à la violation du principe constitutionnel de l’Etat de droit démocratique327 (point 3 de l’arrêt).

328. L’adoption de l’arrêté a aussi violé le Règlement intérieur provisoire de la Diète (ci-après le Règlement intérieur). Le projet d’arrêté a été présenté sans aucune justification, les députés ont été privés de discussion et leurs questions sont restées sans réponses, alors qu’une obligation constitutionnelle imposait à la Diète le respect du Règlement intérieur lors de ses travaux. En outre, et conformément à ce Règlement, le projet n’a pas été présenté ni au Président de la République ni au chef du gouvernement. Par conséquent, le Tribunal a constaté la violation du principe de démocratie représentative328 (point 4 de l’arrêt).

329. La transmission d’informations constatant qu’une personne avait collaboré avec les services secrets conformément aux matériaux disponibles au MAI incombait aux dispositions des lois « policières de 1990 sur l’Office de la protection de l’Etat et sur la police329. Ces lois ont prévu l’interdiction de divulgation des informations sur un citoyen à des organes autres que les tribunaux et parquets, si elles ont été obtenues lors d’actions ayant le caractère opérationnel. Le Tribunal n’a pas partagé l’opinion du Représentant de la Diète. Ce dernier, a soulevé que la loi sur les obligations et droits des députés et sénateurs du 31 juillet 1985330 précisait qu’un député et un sénateur avaient le droit d’obtenir toute sorte de matériaux et informations ainsi que le droit de regard sur l’activité des organes de l’administration de l’Etat

327 Ce principe était évoqué à l’article1 de la Constitution du 22 juillet 1952 « La République polonaise est un Etat de droit démocratique, qui réalise les principes de la justice sociale ».

328

Le Tribunal a fait référence à l’art. 2, al. 2 (première phrase) de la Constitution selon lequel « la Nation exerce le pouvoir par l’intermédiaire de ses représentants élus à la Diète et au Sénat (…) ».

329 Il s’agit respectivement de l’art. 12 al. 1 de la loi sur l’Office de sécurité de l’Etat et de l’art. 21 de la loi sur la police, op. cit.,

330

La version consolidée a été publiée au J.O. 1991, No 18, texte 79 (en polonais : Ustawa z dnia 31 lipca 1985r. o obowiazkach i prawach poslow i senatorow).

143 (article 19, al. 1). Ce qui correspondait, pour ces organes, à l’obligation de transmettre les informations demandées, y compris celles relevant du secret d’Etat ou du secret de service (point 6 de l’arrêt).

330. Le dialogue qui s’était engagé entre le juge constitutionnel et le législateur lors de ce premier arrêt a perduré. Le juge constitutionnel a su imposer des limites quant à l’étendu de la lustration voulue par la Diète. Les références notamment au principe de l’Etat de droit démocratique et aux dispositions du droit international relatif aux droits de l’Homme apparaîtront très fréquemment dans les futurs raisonnements du Tribunal.

§ 2 La première loi de lustration du 11 avril 1997 : une conception modérée de la lustration (1996 - 2005)

331. La Pologne se distingua d’autres Etats postcommunistes par la durée des discussions sur le cadre de la lustration ainsi que la multiplicité des projets de loi sur ce thème, présentés par les différents partis politiques331. Les premiers projets de lois ont été adressés à la Diète au cours des années 1992-1994. A cette époque, la distinction entre lustration et décommunisation n’était pas très nette et, par conséquent, ces projets contenaient souvent des éléments des deux.

332. Ce n’est qu’en 1996 qu’a eu lieu le débat le plus important précédant l’adoption de la première loi de lustration. Ainsi, en juin 1996, quatre projets de lois de lustration ont été adressés au Maréchal de la Diète :

333. 1) Le projet de loi sur la Commission de la confiance publique, présenté par Aleksander Kwasniewski, Président de la République de Pologne332. Le projet présidentiel confiait à la Commission de confiance publique, composée des juges de la Cour Suprême, de la Haute Cour administrative et des magistrats des tribunaux ordinaires désignés par le Conseil national de justice, la tâche de constater les faits de collaboration. Le fait de collaboration pouvait constituer la base de la révocation de la fonction occupée ou de l’expiration d’un mandat exercé.

331

Le constat notamment de BIENIEK Ewa, op. cit., p. 193.

144 334. 2) Le projet de la loi sur l’extrait, le stockage et la mise à disposition des informations sur les employés et collaborateurs secrets des organes de sécurité de l’Etat au cours des années 1944-1989333, fut présenté par le parti paysan (PPP). En vertu de ses dispositions, l’Office aux Archives des services secrets (composé d’un responsable désigné par la Diète pour une période de 4 ans) exercerait ses fonctions sous la surveillance d’un Conseil de surveillance, composé des 24 juges de la Cour Suprême) serait responsable de la constatation du fait de collaboration. Au cas où le Conseil aurait considéré que la collaboration n’avait pas eu de caractère nuisible pour l’Etat et ses citoyens, il pourrait la considérer comme n’ayant pas eu lieu. Le projet ne prévoyait pas de sanction en cas de constat de collaboration. En revanche, il interdisait de recruter, par l’Office de la sécurité de l’Etat, de collaborateurs parmi les députés et sénateurs. En outre, ses employés ne devaient pas être embauchés pour une durée indéterminée au sein des institutions étatiques.

335. 3) Le projet de la loi sur l’extrait, le stockage et la mise à disposition des informations concernant les collaborateurs secrets du Ministère de la sécurité publique, du Ministère des affaires intérieures, de l’Office de sécurité et le Service de sécurité exerçant leur activité jusqu’en 1989334

, fut présenté par la Confédération de la Pologne indépendante. Le projet mettait en place une commission de lustration, désignée par la Diète et le Sénat, avec comme compétence la constatation du fait de collaboration avec les services secrets. Dans son travail, la commission devait se fonder sur les dispositions du Code de procédure administrative. Le fait de collaboration constituerait un obstacle pour une personne donnée pour exercer des fonctions publiques. Elle serait en effet privée des qualifications morales indispensables pour cet exercice.

336. 4) Le projet de loi relatif aux conditions de nomination à certaines fonctions publiques et à l’accès aux actes des archives du Ministère des affaires intérieures et du Ministère de la défense335 a été présenté en commun par l’Union de liberté, l’Union du travail (en polonais :

Unia Pracy, ci-après, l’UdT) et une partie des membres du parti paysan. Selon ce projet, une

commission de lustration (composée de 15 magistrats élus par l’Assemblée générale) serait l’organe compétent pour statuer sur la vérité ou non des déclarations de lustration déposées par les personnes exerçant des fonctions publiques ou se portant candidats à ces fonctions. Le

333 L’imprimé nr 1534 du 31 janvier 1996.

334

L’imprimé nr 499 du 23 juin 1994.

145 dépôt d’une déclaration non conforme à la vérité engagerait la responsabilité pénale de son auteur et aurait comme conséquence la perte des droits publics pendant une période de 10 ans.

337. Afin d’établir le projet final de la loi de lustration, la Diète a mis en place une Commission extraordinaire, composée de 36 membres, relative à l’examen des projets de loi de lustration (ci-après, la Commission), en vertu de l’arrêté du 23 août 1996336. Bogdan Pek, son président, a souligné l’importance qu’elle exerçait dans les termes suivants : « l’étendu

des affaires que traitera notre Commission, constitue une zone extraordinairement importante du point de vue des intérêts de l’Etat polonais souverain. Il s’agit d’affaires tendues, non résolues depuis de nombreuses années. La Diète de la présente législature se trouve confrontée à une chance très importante d’adopter une loi de lustration qui (…) mettra en œuvre des mécanismes qui ne provoqueraient de préjudice à quiconque par le biais d’une diffamation337 ».

338. Le dernier des projets mentionnés a été choisi comme le projet de base lors des travaux de la Commission. La deuxième lecture du projet a eu lieu le 6 mars 1997 et, le 11 avril, la Diète a voté la loi sur la divulgation d’un travail ou d’un service dans les organes de sécurité de l’Etat ou d’une collaboration avec eux au cours des années 1944-1990 des personnes exerçant des fonctions publiques338 (ci-après, la loi de lustration). Ensuite, la loi a été adoptée par le Sénat (18/06/1997) sans amendements et signée par le Président Kwasniewski. Elle est entrée en vigueur le 3 août 1997 et demeura en application jusqu’au 15 mars 2007.

339. L’analyse des procès verbaux des 16 réunions de la Commission permet de constater que ses travaux se sont déroulés dans une ambiance houleuse, avec de nombreux conflits. L’émotion et la démagogie prenaient souvent le dessus sur les argumentations raisonnables. De plus, les travaux de la Commission ont été menés de manière précipitée afin d’adopter la version finale de la loi avant les élections législatives prévues pour le 21 septembre 1997. Pour ces raisons, l’application pratique de la loi a posé de nombreuses difficultés. La loi s’avérait en effet incomplète et la mise en œuvre de certaines de ses dispositions était

336

La Commission extraordinaire s’est réunie au total seize fois.

337 La Commission extraordinaire relative à l’examen des projets de loi de lustration, réunion n° 1, Biuletyn 2857/II du 29/08/1996.

338 J.O. 1997, No 70, texte 443 avec amendements postérieures (en polonais : Ustawa z dnia 11 kwietnia 1997r. o ujawnieniu pracy lub sluzby w organach bezpieczenstwa panstwa lub wspolpracy z nimi w latach 1944-1990 osob pelniacych funkcje publiczne).

146 impossible (notamment la désignation des membres de la Cour de lustration). Très tôt, dès le mois de mars 1998, des travaux portant sur l’amendement de ses dispositions ont été lancés par la Diète pour se terminer par l’adoption, le 18 juin 1998339, d’une loi modifiant la loi de 1997340. Ainsi, sur les 43 articles de la loi de lustration dans sa première version, « 8 articles

sont restés non modifiés, 17 articles ont été abrogés et 18 articles ont subi des modifications341 ». La loi a fait très tôt l’objet d’un contrôle de constitutionnalité (cf. infra) ce qui a permis de la « civiliser342 ».

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