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Les premières tentatives de lustration

C. La Lituanie : la lustration comme processus difficile et inachevé

1. Les premières tentatives de lustration

209. L’idée de lustration est née en Lituanie au moment de la déclaration de l’indépendance. Dès le 25 septembre 1991, le Conseil Supérieur de la République de Lituanie a pris la décision de mettre en place un groupe de travail pour examiner les activités du KGB. Ce groupe a été présidé par Balys Gajauskas173, dissident et parlementaire lituanien et un des signataires de l’Acte d’indépendance de la République de Lituanie en 1990. Le groupe de travail a formulé les premières accusations au sujet des agents du KGB, portant sur des parlementaires lituaniens, seule catégorie de personnes visées par le groupe de Gajauskas. 210. La Lituanie est des trois Etats baltes, celui qui a adopté le plus tard la loi excluant de la vie publique les anciens fonctionnaires et agents des services secrets russes. On trouve cependant les éléments de lustration dans la loi du 9 juin 1992 sur les élections au Parlement lituanien (en lituanien : Seimas174). Son article 98 prévoit la perte du mandat de parlementaire en cas de collaboration volontaire avec les services secrets étrangers, si ce fait n’a pas été publiquement divulgué. L’intéressé était tenu d’indiquer son éventuelle collaboration dans un questionnaire à remplir par tous les candidats au Seimas. Ce fait de collaboration est ensuite mentionné sur l’affiche électorale délivrée par la Commission électorale. Dans ce cas,

172 Cependant, l’URSS n’a reconnu l’indépendance de la République de Lituanie que le 6 septembre 1992 et le 8 septembre de la même année le traité a été signé par ces deux Etats, prévoyant, entre autres que les troupes soviétiques quitteront le territoire lituanien au plus tard le 31 août 1993, informations disponibles sur le site du Parlement lituanien : http://www3.lrs.lt (09/07/2010).

173 Voir aussi: Portraits of Four Lithuanian Dissidents, Lituanus – Lithuanian Quartely Journal of Arts and Sciences, Vol. 25, No 2, 1979, disponible sur le site : http://www.lituanus.org/1979/79_2_05.htm (09/07/2010).

96 apparaît à côté du nom du candidat la mention : « a délibérément, et non sur l’instruction de

la République de Lituanie, collaboré avec les services secrets d’un autre Etat175

».

211. En revanche, si l’intéressé n’a pas indiqué ce fait dans le questionnaire et que le tribunal compétent adopte une décision dans laquelle il constate le fait de collaboration consciente de l’intéressé, cette personne ne peut pas être enregistrée par la Commission électorale et si c’était déjà le cas, la Commission procède à l’annulation de son inscription176

. L’approche adoptée dans cette loi est originale, dans la mesure où ce n’est pas le fait de collaboration lui-même qui est condamné, mais celui de ne pas avoir divulgué sa collaboration. Notons que nous retrouvons certains des éléments de cette conception de la lustration également en Pologne (cf. infra, 291).

212. Le Parlement lituanien a adopté la loi du 8 juin 1998 relative à la liquidation ou cessation d’activités des entreprises, institutions et organisations masquant l’activité des services secrets des Etats tiers, considérée comme très controversée. Conformément à ses dispositions, les propriétaires, les personnes ayant des parts et les actionnaires des sociétés privées qui, dans le passé ont été fonctionnaires d’encadrement du KGB ou d’autres services secrets de l’URSS sont tenus, dans le délai d’un mois, d’informer de ce fait le Département de sécurité de l’Etat. Ce dernier a la charge, pendant dix ans, de contrôler l’activité de ces entreprises, institutions et organisations. S’il considère qu’une entreprise ou une institution mène une activité dirigée contre les intérêts de l’Etat lituanien, il peut procéder à sa liquidation, et dans ce cas, les biens lui appartenant sont repris par le Trésor public.

a) La mise à l’écart de la vie publique des anciens fonctionnaires réguliers des services secrets soviétiques

213. La loi du 16 juillet 1998 sur l’évaluation du Comité pour la Sécurité de l’Etat de l’URSS (NKVD, NKGB, MGB, KGB) et sur l’activité actuelle des fonctionnaires réguliers de cette Organisation177, a été la première à viser certaines catégories de fonctionnaires des services secrets soviétiques. Elle concerne les fonctionnaires ayant travaillé pour l’ex NKVD178, KGB, NKGB179 et MGB. Elle a pour particularité de considérer les services secrets

175 Art. 98, al. 1.

176 Art. 98, al. 2.

177 Loi No 65-1877.

178

NKVD (en russe : Народный комиссариат внутренних дел, en français : Commissariat du peuple aux Affaires intérieures), la police politique de l’ex URSS, créée en 1934 par Staline. Le NKVD joue un rôle

97 de l’ex-URSS comme une organisation criminelle, responsable des crimes de guerre et contre l’humanité, de la répression et de la terreur ainsi que des persécutions à caractère politique. 214. Cette loi a été adoptée dans un contexte très particulier. De nombreux scandales liés au passé de certains hommes politiques lituaniens au pouvoir à cette époque, avaient éclaté. Il s’agissait, entre autres de Vytautas Landsbergis, Président du Conseil Supérieur de la République de Lituanie (du 24 février 1990 au 25 novembre 1992)180 et Président du Seimas (du 26 novembre 1996 au 18 octobre 2000). Monsieur Landsbergis a toujours nié cette accusation, pourtant il a été dénoncé comme agent secret par les anciens fonctionnaires du KGB.

215. La loi prévoyait l’interdiction d’embauche pendant la période de dix ans. Cette interdiction visait les personnes ayant été fonctionnaires des services secrets soviétiques et souhaitant travailler dans l’administration étatique, les collectivités territoriales, la défense de l’Etat, la police, le parquet, la magistrature, les services diplomatiques, les services de douanes, l’Office de contrôle de l’Etat et le Département de la sécurité d’Etat en charge de coordonner le travail des services secrets lituaniens.

216. De plus, contrairement aux autres Etats baltes, les personnes visées étaient également privées d’exercer la profession d’avocat, de gérer une étude notariale, d’être embauchées dans les banques privées et les institutions de crédit, les institutions ayant le caractère stratégique pour l’Etat du point de vue économique, ainsi que dans les sociétés privées de sécurité et ceux offrant les services de détective, dans le système de communication, au sein des établissements d’éducation en tant que leurs responsables et pédagogues, et dans les secteurs liés à la détention des armes. Ce qui distingue la loi sur la lustration lituanienne des autres lois important lors de la soviétisation de la Pologne orientale, des Etats baltes et de la Bessarabie en 1939 -1940 ; en avril 1946, le NKVD devient MVD (en russe : Министерство внутренних дел, en français : Ministère des affaires intérieures).

179 NKGB (en russe : Народний Комиссарят Государственной Безопасности, en français : Commissariat du peuple à la sécurité gouvernementale) transformé en 1946 en MGB (en russe : Министерство Государственной Безопасности, en français : Ministère pour la sécurité de l’Etat) qui en 1954 donne naissance au KGB (en russe : Комитет государственной безопасности, en français : Comité pour la sécurité de l’Etat). Jusqu’à sa dissolution en 1991, le KGB conservera à peu près les mêmes structures que l’ex NKVD et l’ex NKGB : espionnage et contre-espionnage, lutte contre la corruption et la criminalité économique, protection des dirigeants, surveillance générale de la population, lutte contre les dissidents. Voir : COURTOIS Stéphane (dir.), Dictionnaire du communisme, op. cit., pp. 40-41, 116, 452, 474-476.

180 Vytautas Landsbergis a été autorisé par le Conseil Supérieur de la République de Lituanie (existant de 1990 à 1992) d’exercer également la fonction du chef de l’Etat à partir du 24 février 1990, donc il a cumulé deux fonctions celle du chef de l’Etat et du Président du Conseil Supérieur devenu à la suite le Parlement (Seimas). C’est le Conseil Supérieur qui a adopté un Acte sur le rétablissement de la République de Lituanie le 11 mars 1990 (date officielle de l’indépendance de la Lituanie).

98 c’est avant tout son étendue. A ce niveau, elle dépasse l’étendue de la loi tchèque du 1991, dans la mesure où elle ferme l’accès au secteur bancaire (les banques privées et publiques sont visées) ainsi qu’au secteur de sécurité aux personnes qui ont collaboré ou étaient fonctionnaires du KGB et de ses prédécesseurs181.

217. Malgré sa très large étendue, cette loi possède de nombreuses lacunes. Notamment, elle ne s’applique pas aux officiers de réserve du KGB ni aux anciens fonctionnaires des structures du parti communiste, qui sans grande difficulté, pouvaient exercer des hautes fonctions dans l’administration publique ou au sein d’entreprises privées très lucratives182

. Les Lituaniens ont découvert avec stupéfaction qu’Arvydas Pocius, chef de la Sécurité de l’Etat, ainsi qu’Antanas Valionis, ministre des Affaires étrangères, avaient été officiers de réserve du KGB dans les années 1980.

218. En outre, cette loi n’a pas visé les personnes qui ont collaboré avec les services secrets soviétiques indiqués en tant qu’agent secret. Cela a été soulevé par les personnes favorables à une lustration plus poussée, notamment Vytautas Landsbergis. La loi de 1998 prévoyait des exceptions concernant les anciens fonctionnaires du KGB. Ils conservaient le droit de garder leurs postes, si dans un délai de trois mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi, ils divulguaient toutes les informations relatives à leur activité dans le KGB ainsi que leurs liens actuels avec les autres fonctionnaires des services secrets russes et les agents secrets183.

219. Valdas Adamkus, Président de la Lituanie à deux reprises184, a considéré que la loi de 1998 n’était pas conforme à la Constitution lituanienne185

. Le Président, dans son veto, a

181 Voir aussi : BENIEK Ewa, « Lustracja w krajach Europy Srodkowo-Wschodniej » (« La lustration dans les Etats d’Europe centrale et de l’est »), in MOLDAWA Tadeusz (dir.), Zagadnienia konstytucjonalizmu krajow Europy Srodkowo-Wschodniej (Problématique de constitutionnalisme des Etats d’Europe centrale et de l’est), Warszawa, Elipsa, 2005, p. 190.

182 « D’après l’historienne Birute Burauskaite, membre de la commission de lustration, cela peut avoir été dû au fait que leurs liens avec le KGB semblaient impliquer un moindre degré de loyauté envers les services. Ces officiers n’avaient pas à accomplir de missions en rapport avec la société – ils n’espionnaient ni n’informaient. Selon Mme Burauskaite, il aurait fallu modifier la loi lorsque les premiers cas ont été rendus publics », dans KUZMICKAITE Jurgita, « Lituanie, le KGB lave plus blanc », Courrier International, n° 752, du 31 mars au 6 avril 2005, p. 43. Voir aussi : LAGZI Gabor, « L’Est affronte son passé communiste », Courrier International, n° 752, du 31 mars au 6 avril 2005, pp. 36-37.

183 BUKALSKA Patrycja, SADOWSKI Rafal, EBERHARDT Adam (dir.), op. cit., p. 30.

184 Pour la première fois M. Valdas Adamkus a exercé la fonction du Président de la République de Lituanie du 26 février 1998 au 25 février 2003, pour être de nouveau élu pour le mandat allant du 12 juillet 2004 au 12 juillet 2009. La biographie du Président Adamkus évoque celle de Madame Vike-Freiberga, Présidente de la Lettonie. Valdas Adamkus est né en 1926 en Lituanie, mais il quitte le pays avec ses parents en 1944 et sa famille se rend en Allemagne. En 1949 V. Adamkus immigre aux Etats Unis d’Amérique où il s’engage activement dans la vie d’immigration lituanienne. Informations disponibles sur le site du Président de la République de Lituanie : http://www.adamkus.lt/en/family/biography.html (11/07/2010).

99 principalement contesté les dispositions prévoyant l’interdiction d’embauche dans les sociétés privées, cabinets d’avocat et études notariales. Selon lui, ces dispositions méconnaissaient les droits accordés par la Constitution aux citoyens lituaniens. Néanmoins, le veto du Président a été rejeté par le Parlement, qui a uniquement accepté de repousser la date de son entrée en vigueur au 1er janvier 1999. Après l’entrée en vigueur de cette loi, de nombreux cas de personnes licenciées de leurs postes pour les motifs mentionnés par la loi, ont été enregistrés, sans que l’on en connaisse le nombre exact186

.

b) La remise en cause du caractère criminel des services secrets soviétiques et l’arrêt de la Cour constitutionnelle lituanienne

220. La loi du 16 juillet 1998 a fait également l’objet de contrôle de constitutionnalité. Un groupe de députés a soulevé la question sur la conformité de l’article 1er

de cette loi à la Constitution lituanienne. Conformément à cet article, le Comité de Sécurité de l’Etat de l’URSS (NKVD, NKGB, MGB et KGB), organisation d’un Etat tiers, est considérée comme une organisation criminelle. Pour les plaignants, ce n’est pas au Seimas de se prononcer sur le caractère criminel de cette organisation, mais à un tribunal international.

221. Une autre question s’est posée concernant le dépassement des compétences du Seimas. En tant que législateur, et après avoir déclaré le caractère criminel de l’organisation mentionnée, il prévoyait dans d’autres articles de la loi, des sanctions pour des personnes ayant travaillé au sein de cette organisation. Ainsi, le Seimas, organe législatif, exerçait la justice, fonction qui ne lui est pas autorisée par la Constitution.

222. La Cour constitutionnelle de la République de Lituanie n’a pas constaté de violation de la Constitution (jugement du 4 mars 1999). La définition des activités du Comité de Sécurité d’Etat de l’URSS a été déterminée par son caractère répressif. La Cour a souligné que l’activité de cette organisation avait été dirigée contre l’Etat lituanien, y compris après la

185

La Constitution lituanienne a été adopté par le peuple lituanien, par référendum le 25 octobre 1992, elle est entrée en vigueur le 2 novembre 1992. Son texte est disponible sur le site suivant : http://www3.lrs.lt/home/Konstitucija/Constitution.htm (11/07/2010).

186 Voir : l’aff. Sidabras and Dziautas c. Lituanie (req. n° 55480/00, n° 59330/00), arrêt de la CrEDH du 27 juillet 2004. M. Juozas Sidabras et Kestutis Dziautas, de nationalité lituanienne, ont obtenu le statut « d’anciens officiers de KGB » et de ce fait, ils ont été soumis à des restrictions au niveau de l’emploi prévu par l’article 2 de la présente loi (cf. infra, 1339-1442). GARCIA-JOURDAN Sophie, « De la transition démocratique en Lituanie à la consécration du droit d’exercer une activité professionnelle dans le secteur privé, (à propos de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, Sidabras et Dziautas c. Lituanie du 27 juillet 2004) », RTDH, n° 62, 2005, pp. 363-385.

100 déclaration d’indépendance de 1990. La Cour a évoqué l’exemple de la demande formulée par le Comité de Sécurité d’Etat de l’URSS, le 1er

décembre 1989 : « que les chefs des Comités de

Sécurité d’Etat des « républiques soviétiques » emploient tout le dispositif nécessaire afin de lutter contre les personnes et mouvements qui cherchent à liquider l’Etat soviétique et son système social ainsi que contre la diffusion des idées de sécession des républiques soviétiques dans son ensemble187 ».

2. La lustration dans sa version actuelle : la principale loi sur la lustration du 23

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