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Les notions de lustration et de décommunisation

38. Les notions de lustration et de décommunisation ont souvent été confondues, voire employées de façon interchangeable, notamment au début des années 90. Il est pourtant très important de les distinguer et de les traiter comme deux phénomènes singuliers. Cette confusion peut pourtant se justifier. Le mot de décommunisation est directement lié au mot de communisme. Il constitue le rejet général de tout ce qui était lié à ce régime, dont ses principaux acteurs parmi lesquels, les fonctionnaires et collaborateurs des services secrets. Il a fallu attendre quelques années pour que le mot de lustration, originaire de l’ex-Tchécoslovaquie, devienne d’usage commun dans l’ensemble des Etats postcommunistes.

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COHEN Stanley, « State crimes of Previous Regimes: Knowledge, Accounability, and the policing of the Past », Law Soc. Inq, n° 2/1995, p. 27.

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1. Les principales différences

39. La principale distinction entre la lustration et la décommunisation réside dans les caractéristiques propres à leurs destinataires. Ainsi, la lustration englobe toutes les mesures visant les anciens fonctionnaires, employés et collaborateurs des organes de sécurité de l’Etat, tandis que la décommunisation vise les anciens membres du parti communiste (voire des partis satellites). Dans la plupart des cas, la décommunisation concerne uniquement les membres qui ont occupé les fonctions les plus élevées au sein de l’appareil du parti communiste41 et non tous ceux qui y ont été inscrits et, en tant que membre du parti, possédaient un certificat d’appartenance. La décommunisation est parfois décrite comme une dépolitisation de l’administration de l’Etat42

, au même titre que la dénazification43 alors que la lustration est comparée à la démilitarisation ou dé-juntification.

40. En revanche, ces deux phénomènes possèdent un point commun : leur but est d’écarter de l’exercice des fonctions publiques les personnes qui, d’une façon évidente, étaient liées à l’ancien régime. En outre, la décommunisation ne constitue pas une alternative à la lustration, l’adoption de l’une n’excluant pas l’autre. Ces deux phénomènes ont un caractère complémentaire et ont souvent été mis en œuvre en parallèle pour rompre définitivement avec l’héritage du régime communiste.

41. Un des éléments clé de décommunisation consiste à rompre avec le passé communiste par l’assainissement politique, historique et juridique des anciens dirigeants et hauts dignitaires du parti communiste ou des partis satellites44 et en l’interdiction légale, pour ces

41 A ce sujet : SZCZERBIAK Aleks, « Dealing with the Communist Past or Politics of the Present? Lustration in Post-Communist Poland », Eur Asia Stud, vol. 54, n° 4, 2002, pp. 554-555.

42 DAVID Roman, op. cit., p. 20.

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Cependant, les auteurs ne s’accordent pas sur ce point. Selon la constatation formulée par C. Gonzalez Enriquez, l’ampleur de la décommunisation ne peut pas être comparable à celle de la dénazification en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. De même, en ce qui concerne les procès des dirigeants devant les tribunaux, ils étaient très rares dans les Etats postcommunistes, in GONZALEZ ENRIQUEZ Carmen, « Décommunisation et justice politique en Europe centrale et orientale », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 1998, vol. 29, n° 4, p. 24.

44 Dans certains des Etats communistes européens, le parti communiste n’était pas le parti politique unique ; d’autres partis existant devaient, cependant, reconnaître obligatoirement le rôle dirigeant du parti communiste. Leurs possibilités d’action étaient très limitées et leur rôle principal consistait en un rassemblement autour du parti communiste des citoyens qui acceptaient sa politique. A titre d’exemple, « en Bulgarie, sur 415 députés élus en 1966, 279 appartenaient au parti communiste bulgare et 100 à l’Union agraire populaire. En Pologne, sur 460 députés élus en 1965, 225 appartenaient au parti communiste, 117 au Parti paysan unifié, 39 au Parti démocrate ». A ce sujet : LESAGE Michel, Les régimes politiques de l’URSS et de l’Europe de l’Est, Paris, PUF, 1971, pp. 300-305.

25 derniers, d’occuper des fonctions publiques45. Le postulat de décommunisation a été soulevé par des groupements politiques anticommunistes, issus des rangs de l’opposition dans des Etats comme la Pologne46, la Hongrie ou la République tchèque. La nécessité de procéder à la décommunisation était liée, comme pour la lustration, à des causes ayant leurs origines dans le passé.

42. Ainsi, une des particularités des Etats communistes résidait en la prise de contrôle des postes clés lors de l’instauration du régime. Elle s’est réalisée sur le modèle de référence, à savoir le modèle soviétique. Cette prise de contrôle s’est opérée en trois étapes successives dans tous les Etats qui se sont trouvés sous l’emprise de l’ex-URSS après la Seconde Guerre mondiale : « Dès leur arrivée, les cadres communistes s’appuyant sur l’Armée rouge et le

NKVD, concentraient leurs efforts sur les différents organismes de sécurité, au sein du ministère de la Défense, et surtout de l’Intérieur. Dès 1945, la police politique était l’apanage des communistes, dirigée directement par Moscou. (…) La transformation de l’administration locale, sur le modèle des conseils était l’occasion de renouveler autoritairement l’ensemble des responsables locaux, désormais élus sur des listes uniques. C’étaient aussi de telles listes qui déterminaient la composition de l’élite politique, qu’elles eussent ou non respecté une apparence de pluralisme au sein de fronts "nationaux" ou "patriotiques". Enfin, c’était l’ensemble des institutions sociales et culturelles qui voyaient leurs directions directement nommées par le Parti. (…)47

». A l’achèvement de ce processus, à la fin des années 40 et au début des années 50, le pouvoir communiste a formalisé le système connu sous le nom de la

nomenklatura48 qui a perduré jusqu’à la chute du communisme.

43. Néanmoins, la frontière entre les termes de lustration et de décommunisation n’est pas précise. La lustration était défendue par ses partisans en tant qu’exigence politique de la

45 Une autre dimension de la décommunisation consiste à liquider les symboles du communisme dans « l’espace public ». Par exemple, l’enlèvement des statuts des dirigeants communistes historiques, tels que Lénine ou Staline, le changement des noms des établissements publics ou des noms des rues.

46 Cependant, cette idée avait des adversaires dans les rangs des anciens opposants. C’était le cas d’Adam Michnik, pour qui l’idée de décommunisation constituait la continuation directe de la conception bolchevick des droits des citoyens. A ce titre, A. Michnik a évoqué l’ouvrage de George Orwell, l’écrivain anglais qui, dans « La ferme des animaux », avait énoncé que tous les animaux étaient égaux mais certains étaient plus égaux que d’autres.

47 Selon BAUQUET Nicolas, BOCHOLIER François (dir.), Le communisme et les élites en Europe centrale, Paris, PUF, 2006, p. 37.

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« On appelle nomenclature la liste des fonctions qui sont sous la surveillance permanente de l’organe du Parti » dans : LESAGE Michel, Les régimes politiques de l’URSS et de l’Europe de l’Est, op. cit., p. 204.

26 démocratie et non comme une sorte de justice visant les comportements du passé49. Alors que les partisans de la décommunisation mettaient au premier plan la nécessité d’une garantie que le gouvernement démocratique ne soit plus rongé par ceux qui appartenaient à la

nomenklatura et qui employaient des méthodes totalitaires dans l’exercice du pouvoir

politique.

2. Les pratiques de vérification du personnel administratif appliquées dans les Etats non communistes

44. Les pratiques de vérification du personnel administratif ont existé bien avant la chute du communisme. Elles visaient ou visent à protéger une nouvelle équipe gouvernementale, ou un nouveau régime, des opposants politiques ou des personnes compromises en raison des liens avec l’ancien régime. Il peut, par ailleurs, s’agir d’une pratique institutionnalisée par des dispositions constitutionnelles. C’est le cas des Etats-Unis d’Amérique où le système de dépouilles (en anglais : spoils system) est instauré50. Il permet au Président, nouvellement élu, de remplacer les anciens fonctionnaires par ceux qui lui sont fidèles.

45. Cependant, le plus souvent, l’adoption de mesures visant à écarter de la vie publique certaines catégories de personnes est liée à l’instauration d’un nouveau régime, par opposition au précédent. A ce titre, les gouvernements militaires d’occupation de l’Allemagne, dans le cadre de la dénazification, ont mis en place une technique de recueil des informations sur les candidats à la fonction publique afin d’en écarter les nazis. Un système de fiches personnelles (en allemand : Fragebogen) a été établi en 1945. Chacune contenait « cent trente et une

questions et visait à établir le degré d’implication dans le IIIe

Reich à partir de la position professionnelle (position hiérarchique occupée dans l’administration) et de l’engagement politique (position occupée et responsabilités endossées dans une organisation politique,

49 Ce point de vue est évoqué par professeur Wojciech Sadurski, dans : SADURSKI Wojciech, A study of Constitutional Courts in Postcommunist States of Central and Eastern Europe, Dordrecht, Springer, 2005, pp. 224-225.

50 Conformément à l’art. II, Section 2, § 2 de la Constitution des Etats-Unis, le Président « (…) proposera au Sénat et, sur l’avis et avec le consentement de ce dernier, nommera les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls, les juges à la Cour suprême, et tous les autres fonctionnaires des États-Unis dont la nomination n’est pas prévue par la présente Constitution, et dont les postes seront créés par la loi. Mais le Congrès pourra, lorsqu’il le jugera opportun, confier au Président seul, aux cours de justice ou aux chefs des départements, la nomination de certains fonctionnaires inférieurs », le texte de la Constitution est disponible sur le site suivant: http://mjp.univ-perp.fr/constit/us1787.htm (12/03/2012), à ce sujet : SARNECKI Pawel, Ustroje konstytucyjne panstw wspolczesnych (Les régimes constitutionnels des Etats contemporains ), Krakow, Zakamycze, 2005, pp. 130-131.

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NSDAP (…)51 ». Les fonctionnaires et les candidats à la fonction publique étaient tenus de remplir ces fiches. Néanmoins, ce système possédait une faille, puisqu’il ne reposait pas sur des documents existant mais uniquement sur l’honnêteté des personnes qui répondaient. Ces personnes étaient tenues d’avouer leurs liens avec le régime hitlérien et de facto procéder à une auto-accusation. Cet élément d’auto-accusation a également été prévu par les dispositions de la seconde loi de lustration adoptée en Pologne en 2006.

46. Concernant la France, l’ordonnance du 18 août 1943, adoptée par le Comité Français de Libération Nationale (ci-après, le CFLN) a été à l’origine de l’épuration judiciaire des collaborateurs du régime de Vichy. Elle a notamment prévu l’instauration d’une commission d’épuration. L’ordonnance du 26 juin 1944 relative à la répression des faits de collaboration prévoyait que les personnes accusées de collaboration, notamment d’intelligence avec l’ennemi ou de trahison, relevaient de l’article 75 du code pénal et encouraient des peines de prison, voire la peine capitale, accompagnées de la dégradation nationale52, de l’interdiction de séjour, voire de la confiscation des biens. Ensuite, l’ordonnance du 26 août 1944 a institué l’incrimination d’indignité nationale et a installé des chambres civiques pour la sanctionner au sein des cours de justice. Toute condamnation mettait le condamné en état d’indignité nationale.

47. L’épuration française s’est distinguée d’autres phénomènes similaires par son étendue. En effet, de nombreuses ordonnances ont été adoptées par le CFLN entre 1944 et 1945 visant l’épuration de différentes catégories de personnes, notamment les membres des conseils d’administration, les employés des organismes d’assurances sociales, de mutualité et de prévoyance53, les médecins, dentistes et sages femmes54 ; le personnel des coopératives55, les personnes exerçant la profession d’artiste dramatique et lyrique et de musicien exécutants56

. L’ordonnance du 5 mai 1945 a été consacrée aux entreprises de presse, d’édition, d’information et de publicité ayant entrepris une collaboration avec l’ennemi.

51 GRAVIER Magali « Dénazification et décommunisation dans la fonction publique allemande : deux politiques d’épuration ? » in DREYFUS Françoise (dir.), op. cit., p. 59.

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La dégradation nationale, prévue à l’art. 23 de l’ordonnance mentionnée, constituait une sorte d’exclusion sociale et civile. Elle était appliquée à l’encontre des nationaux coupables d’indignité nationale.

53 L’ordonnance du 12 novembre 1944.

54 L’ordonnance du 18 janvier 1945.

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L’ordonnance du 2 février 1945.

28 48. L’épuration a également visé les organes nouvellement crées comme l’Assemblée consultative provisoire, dont l’instauration a été prévue par l’ordonnance du 17 septembre 194357. Son article 8 prévoyait des causes d’invalidation des délégués58. Etant donné que les membres de l’Assemblée consultative provisoire n’étaient pas élus, ces causes ne constituaient pas des causes d’inéligibilité, mais des causes d’indignité, bien que ce mot n’apparait pas dans les textes concernant l’Assemblée consultative, « l’indignité politique des

délégués qui la composaient n’en était pas moins sanctionnée59

». 49. Ainsi, ont été exclues de l’Assemblée60

, les personnes suivantes : les membres des gouvernements ayant eu leur siège en métropole depuis le 17 juin 1940, les membres du Parlement ayant voté la délégation du pouvoir constituant le 10 juillet 1940, les individus ayant accepté de la part du gouvernement de Vichy soit une fonction d’autorité, soit un siège de conseiller national ou de conseiller départemental, les agents, fonctionnaires ou élus qui, depuis le 16 juin 1940, auraient, par leurs gestes, leurs écrits ou leur attitude, favorisé les entreprises ennemies, nui à l’action des Nations-Unis ou des Français résistants, ou porté atteinte aux institutions constitutionnelles ou aux libertés politiques fondamentales.

50. Les mesures évoquées ne peuvent cependant pas être considérées comme de la lustration ou même de la décommunisation au sens que nous leur accordons. Il s’agit de pratiques très larges dépassant le cadre du travail ou de la collaboration avec les services secrets du précédent régime. L’épuration judiciaire entreprise en France dépassait largement le cadre de l’administration publique, visant également des professions privées.

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