• Aucun résultat trouvé

Le régime communiste et sa perception doctrinale

B. Les services secrets et leur contribution au maintien du régime communiste

2. Le régime communiste et sa perception doctrinale

62. Comme le souligne le professeur Stanislaw Przyjemski, les auteurs qui représentaient la ligne doctrinale officielle du parti communiste après la Seconde Guerre mondiale, divisaient l’ensemble des Etats en trois catégories : les Etats capitalistes, l’Etat socialiste (URSS) et les démocraties populaires (tous ceux qui étaient sous l’influence de l’ex-URSS79). D’où le nombre élevé d’adjectifs qui ont été utilisés pour décrire ces Etats, ce qui provoque une confusion. L’adjectif « totalitaire » n’est apparu qu’après la chute du communisme en référence à des anciens Etats communistes, décrits désormais comme des régimes totalitaires communistes.

63. Quant à la doctrine occidentale, deux notions coexistaient à l’époque communiste et ensuite après 1989, pour préciser le régime existant dans les Etats examinés : « socialiste » ou «communiste». Les constitutions de ces Etats, souvent considérées comme des constitutions staliniennes, faisaient d’ailleurs directement référence au régime socialiste80

. Ce terme est particulièrement répandu parmi les auteurs français alors que la doctrine anglo-saxonne a préféré le terme « communisme ».

64. Dans la doctrine juridique française, la notion d’« Etat socialiste » est employée notamment par Marcel Prélot et Jean Boulouis, qui parlent de la spécificité et de la diversité de l’Etat socialiste. Ces auteurs distinguent, au sein de l’Etat socialiste, le modèle soviétique et les autres Etats socialistes (Etats d’Europe centrale et orientale, Chine populaire et République socialiste fédérative d’ex-Yougoslavie81). Le même terme est employé par le professeur Dominique Turpin qui parle de « la disparition de l’Etat socialiste en Europe82 ».

79 Le professeur Przyjemski souligne que d’autres termes ont été également employés pour décrire ce régime, notamment le régime russe, soviétique ou bureaucratique. Il parle d’une sorte de réticence des partisans de ce régime pour employer le terme régime communiste. En effet, ils considéraient le communisme comme le futur. Pour cela, il a fallu le construire. in PRZYJEMSKI Stanislaw M., « W kwestii pojecia “zbrodni komunistycznej”, zdefiniowanej w art. 2 ust. 1 ustawy z dnia 18 grudnia 1989r. o Instytucie Pamieci Narodowej – Komisji Scigania Zbrodni Przeciwko Narodowi Polskiemu » (« Concernant la notion du “crime communiste”, définie à l’article 2, al. 1 de la loi du 18 décembre 1989 sur l’Institut de la mémoire nationale – Commission de poursuites des crimes contre la Nation polonaise »), Wojskowy Przeglad Prawniczy, n° 1, 2006, p. 16.

80 L’art. 1 de la Constitution de l’URSS de 1936, énonce que « L'Union des Républiques socialistes soviétiques est un État socialiste des ouvriers et des paysans », le texte de cette constitution est disponible sur le site de l’Université de Perpignan : http://mjp.univ-perp.fr/constit/su1936.htm (22/01/2013). Concernant la Constitution de la République populaire de Pologne de 1952, son art. 1 prévoyait, après amendement du 10 février 1976, que : « La République populaire de Pologne est un Etat socialiste ».

81 PRELOT Marcel, BOULOUIS Jean, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1990, pp. 167-195.

35 D’autres auteurs français font référence au fondement philosophique de ce régime, en l’appelant « régime marxiste », comme c’est le cas du professeur Bernard Chantebout83

. De même, les professeurs André Hauriou et Jean Gicquel évoquent des « sociétés marxistes » et emploient également l’expression d’« Etat socialiste84

». Enfin, le professeur Slobodan Milacic, fait référence à « l’enfer communiste qui était pavé de beaux discours juridiques85 ». 65. La doctrine anglo-saxonne est quasi unanime pour décrire les Etats de l’ancien bloc communiste comme des Etats communistes86. Concernant les juristes des Etats de l’Europe de l’Est, écrivant en anglais, ils utilisent aussi majoritairement l’expression « les Etats

communistes », comme c’est le cas notamment des professeurs Wojciech Sadurski87 ou Peter Paczolay88.

66. Les caractéristiques du régime communiste sont souvent associées à celles du régime totalitaire bien que ce constat ne soit pas unanime. Ainsi, Serge Berstein est d’avis que le totalitarisme ne s’est véritablement installé que dans trois Etats : la Russie soviétique, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. Dans ces trois Etats, la mise en place de l’idéologie dominante a débouché sur l’exclusion ou l’élimination de tous ceux qui témoignaient leur altérité à l’idéologie fondatrice. L’encadrement de la société civile passait par la dissolution des partis politiques, des syndicats et des organisations sociales, qui ont été remplacés par des partis uniques (parti communiste en Russie, parti national-fasciste en Italie et parti nazi en Allemagne). L’appareil répressif, créé par ces Etats, constituait le « bras armé » du

83 CHANTEBOUT Bernard, Droit constitutionnel et science politique, Paris, Armand Colin, 1989, pp. 364-416.

84 HAURIOU André, GICQUEL Jean, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Edition Montchrestien, 1980, pp. 573-683.

85 Le professeur Milacic emploie aussi une expression plus large : « l’Europe postcommuniste » in MILACIC Slobodan (dir.), La démocratie constitutionnelle en Europe centrale et orientale. Bilans et perspectives, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 18 et 24.

86

KRITZ Neil J. (dir.), Transitional justice, How Emerging Democracies Recon with Former Regimes, Washington, D.C., United States Institute of Peace Press, 1995, vol. I General Considerations, p. 461.

87 SADURSKI Wojciech, op. cit., p. 10.

88 PACZOLAY Peter, « Traditional Elements in the Constitutions of Central and East European Democracies » in KRYGIER Martin, CZARNOTA Adam, The Rule of Law after Communism. Problems and Prospects in East-Central Europe, Brookfield, Ashgate Publishing Company, 1998, pp. 109-131.

36 totalitarisme. Ces trois versions du totalitarisme tentaient de créer un « homme nouveau89 » soumis totalement au système dans lequel il existait90.

67. La doctrine Kirkpatrick91 qui a influencé de manière significative l’administration du Président Ronald Reagan, a eu aussi recours à la notion de régime totalitaire. Cette doctrine distinguait les dictatures totalitaires de l’espace soviétique, destinées à durer, et les régimes autoritaires, notamment ceux de l’Amérique latine. Ces derniers se trouvaient dans une phase transitoire et pourtant, leur passage vers la démocratie devait être imminent92. Aujourd’hui, force est de constater que cette doctrine ne s’est jamais vérifiée.

68. Dans le cadre de la présente étude, nous avons décidé d’employer le terme de « régime

communiste » pour décrire le régime instauré dans les Etats auxquels nous faisons référence.

Ce régime possédait les traits d’un régime totalitaire et c’est d’ailleurs en tant que tel, qu’il est décrit dans le cadre du Conseil de l’Europe93

. Dans la Résolution 1481 (2006), l’Assemblé parlementaire du Conseil de l’Europe emploie expressis verbis, l’expression « les pouvoirs

communistes totalitaires » mis en place en Europe centrale et orientale au siècle dernier qui se

sont caractérisés par des violations massives des droits de l’Homme. C’est au nom de la théorie de la lutte des classes et du principe de la dictature du prolétariat que les crimes ont été commis par ces régimes. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a condamné ces violations et a exprimé à l’égard des victimes sa « compassion et sa compréhension » (cf. Deuxième Partie, Titre II, Chapitre I). De même pour la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après, CrEDH) qui, dans de nombreux arrêts relatifs au régime communiste, l’a systématiquement qualifié de « régime totalitaire communiste » (cf. Deuxième Partie, Titre II, Chapitre II).

89

L’idée que le système soviétique allait créer un homme nouveau, meilleur, fut avancée par ses partisans qui parlèrent d’« homme nouveau soviétique » (новый советский человек). En revanche, Homo sovieticus est un terme connoté négativement, expression critique et sarcastique inventée par les opposants du système pour décrire ce qu’ils considéraient comme le véritable résultat du système soviétique. À bien des égards, ce terme signifie le contraire d’« homme nouveau soviétique ».

90 BERSTEIN Serge, « Totalitarisme », in ANDRIANTSIMBAZOVINA Joël, GAUDIN Hélène, MARGUENAUD Jean-Pierre, RIALS Stéphane, SUDRE Frédéric (dir.), Dictionnaire des Droits de l’Homme, Paris, PUF, 2008, pp. 738-741.

91

Du nom de Jeane Kirkpatrick, ambassadrice des Etats-Unis d’Amérique aux Nations-Unies de 1981 à 1986.

92 COMBE Sonia (dir.), Archives et histoire dans les sociétés postcommunistes, Paris, La Découverte/BDIC, 2009, p. 10.

93 La Résolution 1096 (1996), adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et relative aux mesures de démantèlement de l’héritage des anciens régimes totalitaires communistes et la Résolution 1481 (2006) sur la nécessité d’une condamnation internationale des crimes des régimes communistes totalitaires.

37

Plan de la recherche

69. La recherche sur le phénomène de la lustration englobe plusieurs questions. Est-ce que l’Etat a le droit ou l’obligation de rendre public les comportements des collaborateurs et des fonctionnaires des services secrets commis dans le passé, d’autant plus qu’ils n’étaient pas condamnables au moment des faits ? L’Etat démocratique peut-il les sanctionner et de quelle façon ? Jusqu’où peut aller cette sanction ? Doit-t-elle se limiter au simple constat de travail ou de collaboration, ou au contraire, peut-elle aller jusqu’à l’exclusion des individus de la vie publique pendant un laps de temps déterminé ? Quel rôle exerce la justice constitutionnelle et la justice européenne dans le contrôle de ce phénomène ? Quelle contribution apportent les organisations internationales et les ONG, notamment pour défendre les victimes de la lustration ?

70. Les réponses à ces questions constitueront le fil conducteur de notre étude. Dans la Première partie, nous proposons une approche comparative englobant les solutions adoptées en matière de lustration par sept Etats postcommunistes (la République tchèque, la Slovaquie, la Bulgarie, les trois Etats baltes et la Pologne). Ces solutions, notamment les différentes procédures de lustration prévues soit par les lois de lustration, soit par celles contenant des éléments de lustration94, contribuent à la décomposition de l’Etat communiste. La lustration, en tant que phénomène s’appliquant à des catégories définies de personnes ayant travaillé ou collaboré avec les services secrets communistes, est strictement encadrée par des lois, dites lois de lustration. Ces lois ont mis en place différents mécanismes permettant de juger le comportement des personnes qui ont été compromises, en raison de leur passé, pour exercer des fonctions de responsabilités dans la fonction publique du nouvel Etat démocratique. De ce fait, ces lois ont installé une sorte de purification de la fonction publique, qui s’est traduite par son assainissement. Le choix des Etats étudiés a été guidé par le souci de présenter les exemples les plus distincts possibles (Titre I).

71. Ensuite, la lustration apparaît comme une forme de justice transitionnelle. Elle est présentée à la lumière d’autres formes caractéristiques des Etats postcommunistes, telles que les poursuites judiciaires des responsables des crimes commis sous le régime communiste, la restitution des biens confisqués ou nationalisés, la réhabilitation des victimes de la répression politique et la divulgation de la vérité. Nous allons également nous demander pourquoi

94

Il s’agit principalement des lois électorales qui imposent l’obligation de se soumettre à une procédure de lustration aux candidats à une fonction élective.

38 certaines formes de justice transitionnelle comme l’amnistie, le pardon ou la réconciliation sont absentes ou quasi absentes dans les Etats postcommunistes. La lustration est, ici, analysée sous différents angles car ce phénomène dépasse le cadre juridique et la zone de référence géographique. Elle peut faire l’objet d’études dans d’autres domaines. Ainsi, dans l’approche philosophique, l’accent est mis sur les aspects moraux et éthiques du jugement du passé. L’approche sociologique privilégie le regard des sociétés sur leur passé. Les historiens interprètent les documents disponibles dans les anciennes archives communistes. Leur rôle principal est d’éclaircir le contexte historique dans lequel les informations accumulées par les services secrets communistes ont été récoltées. Enfin, au niveau politique, il est très fréquent que l’Etat et les hommes politiques participent activement aux débats sur le passé – voire évoquent le passé afin d’entreprendre un dialogue avec la société – et tentent d’imposer leur vision du passé et de l’histoire (Titre II).

72. L’analyse établie dans la Deuxième partie est consacrée au contrôle de la lustration à différents niveaux. Les procédures de lustration possèdent un caractère contraignant à l’égard des personnes concernées. Elles peuvent même violer de nombreux droits et libertés fondamentaux de ces personnes. Ainsi, la justice constitutionnelle a dû poser des limites à l’étendue de la lustration. Elle constitue aussi un rempart contre les excès de certains hommes politiques souhaitant instrumentaliser la lustration comme un élément de lutte ou de vengeance contre leurs opposants. La lustration fait systématiquement l’objet de contrôles de constitutionnalité et de conventionalité par les cours constitutionnelles. Elle se prête parfaitement à l’exercice d’interprétation des principes constitutionnels dans le cadre du contrôle de constitutionnalité. La lustration des juges constitutionnels ainsi que les questions liées à l’immunité formelle dans les affaires de lustration font aussi l’objet de cet examen. Le rôle exercé par les organisations non gouvernementales, notamment la Fondation d’Helsinki des droits de l’Homme, est mis en avant. Les principales interventions de la Fondation pour défendre les victimes de la lustration, ainsi que celles effectuées en sa qualité d’amicus curiae auprès des juges constitutionnels ou de la Cour de Strasbourg, font également l’objet d’un examen (Titre I).

73. La lustration non contrôlée peut dépasser le rôle fondamental qui lui est accordé, c’est-à-dire écarter de la vie publique les personnes ayant travaillé ou collaboré avec les services secrets communistes. D’où l’importance de l’encadrement de ce phénomène à des niveaux différents, dont le niveau européen. Le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après, CrEDH) ont établi des standards concernant les lois et les procédures

39 de lustration. La situation juridique des requérants au cours des procédures de lustration occupe une partie très importante du contentieux de la lustration. La CrEDH a d’ailleurs refusé de classer la procédure de lustration visant l’emploi dans la fonction publique, estimant que les personnes soumises aux procédures de lustration bénéficient des garanties procédurales prévues à l’article 6 de la Convention sous un volet pénal. La CrEDH a aussi souligné l’intérêt pour les Etats ayant connu le régime communiste de mettre en place des procédures de lustration. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg reflète la multitude de problématiques auxquelles sont confrontées les personnes soumises à la lustration, dont les droits sont parfois bafoués par les procédures de lustration en vigueur (Titre II).

41

PREMIERE PARTIE : LA LUSTRATION – REFLET DE LA

Outline

Documents relatifs