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Le présent épais 15 comme produit d’une conjugaison temporelle

Le quatrième est la pensée relative

1.3 Hypothèse : l’ambiance comme enregistreur du temps long

1.3.2 Le présent épais 15 comme produit d’une conjugaison temporelle

Cette manière de penser le temps pointe du doigt une épaisseur du temps présent, les plis qui nous font retourner à un passé. Ils montrent plusieurs manières d’effectuer une conjugaison temporelle qui recompose plusieurs temporalités à un même moment du vécu. Nous postu- lons dans cette thèse que, dans l’ambiance, le temps long de la ville est également enregistré par différents phénomènes d’ambiance. Au cours de l’expérience vécue des lieux nous feuille- tons des pages dans les plis du passé du territoire et dans les plis de notre mémoire. La méta- phore « ambiance-palimpseste » dévoile deux échelles du temps qui incarnent notre relation au monde. Une échelle du temps territorial - la durée du territoire - dans laquelle le temps long est inscrit sous plusieurs registres. Il touche d’abord les pratiques sociales qui se transmettent par le partage entre les générations.

Nous donnons un exemple du contexte cairote : le fait de mouiller le trottoir qui est l’une des pratiques commerciales devant les magasins. Cette pratique remonte à l’époque de Mohamed Ali (1769 - 1849) qui, durant sa gouvernance, imposa cette pratique pour assurer la propreté des rues et chasser les poussières. Cette pratique a un effet thermodynamique qui change l’humidité et la température, et aère l’espace. De plus, la forme des espaces qui ont été construits à des époques antérieures garde une mémoire corporelle dans des postures immobiles ou dans des formes de motricité. Par exemple, dans les villes médiévales la promiscuité des corps provoque une expérience identique à celle vécue dans ces lieux où le corps subit des frot- tements de chair. La topographie même des lieux produit une expérience corporelle identique. L’action de monter et de descendre peut provoquer une mémoire corporelle des espaces comme le Sacré Coeur à Paris, La Bastille à Grenoble, et al-Moukatam au Caire, etc. Bref, il y a des qualités sensibles à la fois sonores, corporelles, visuelles, incarnées dans la forme des espaces et qui exigent un retour au passé.

Dans un second temps, l’ambiance-palimpseste englobe un mode de relation aux lieux qui est la mémoire individuelle et collective qui se construit le long de la vie d’une personne.

15Le présent épais est un terme introduit par Henri Bergson dans sa pensée sur la durée indivisible. Selon lui, « Un des carac-

tères remarquables de notre durée et qui la distingue de l’espace, c’est l’indivisibilité. Cette indivisiblité, Bergson l’appelle « le présent épais » qui est une expérience que nous vivons tous. L’analyse de J. Parain-Vail de la description bergsonienne de la première expérience : celle d’actes qui durent, je ne dis pas qui se développent dans la durée, car la durée n’est pas un contenant, elle est l’essence - même de l’acte que nous vivons dans ce que Bergson appelle un présent épais, une expression sans doute préférable à « durée indivisible », la durée de nos actes me paraissent en fait indivisée et non indivisible. C’est comme durées indivisées, présent épais, qui échappent à la succession et à la dispersion des instants, que nous vivons tous nos actes: faire attention, réléchir, parler, modiier tel aspect du monde sensible, etc. Du point du vue du temps des horloges, ce présent peut être plus ou moins long, étant fonction de l’amplitude de l’effort d’attention et de rélexion qui préside à nos actes. Nier la célèbre analyse bergsonnienne du présent épais serait nier que nous entendons le sens d’une phrase ou d’une mélodie. Si, comme cela est vrai du point de vue du temps des mathématiciens, ma note ou la syllabe présente était détruite dès que le suivante apparaîtrait, il n’existerait non seulement aucune phrase, aucune mélodie, mais il n’existerait aucune conscience dont l’étymologie même veut dire « savoir ensemble ». (Parain-Vail, 1989, p. 147) « Gabriel Marcel: un veilleur et un éveilleur ».

Cette échelle montre la façon dont chacun se souvient de son contexte. En effet, l’ambiance est déinie par Pascal Amphoux: « la notion d’ambiance engage un rapport sensible au monde - que l’on privilégie un canal sensoriel particulier ou non ». (Amphoux, 1998). L’ambiance est donc une relation au monde à travers des liens sensibles. Ces derniers se construisent dans le temps. Au cours de l’expérience vécue, il y a la mémoire que l’on a des lieux, ce qui donne une autre épaisseur de l’expérience. Toutes les mémoires qui se déclenchent et qui appartiennent à certains lieux, avec certaines gens, dans certaines ambiances, de notre enfance etc. Cette rela- tion donne des signiications à ces lieux à travers des rapports assez intimes avec les espaces. La mémoire iltre les espaces et les phénomènes en les transformant en des lieux privilégiés. Comme nous l’avons montré la mémoire fait un retour particulier au passé.

Cette relation fait naître beaucoup de notions comme le chez soi, la rue, le quartier, des notions qui traduisent une certaine intimité et un attachement aux lieux. Ces derniers sont aussi en construction permanente sous l’angle de cette relation réciproque habitant-habitat. Ils nous construisent autant que nous les construisons. Ces lieux ne sont pas écrits avec une craie dans une main et une gomme dans l’autre qui efface tout ce qui a été écrit. Le vécu de lieux laisse toujours des traces. Les espaces nous habitent comme nous les habitons. Dans cette perspective, toutes les mémoires se mêlent, la mémoire de la chair et de la prière, le corps humain et le corps urbain.

Dans cette optique, l’ambiance joue un rôle important. Plusieurs oeuvres littéraires peuvent servir d’exemple. Commençons par le fameux exemple de Marcel Proust (1987) avec la madeleine, dans Du côté de chez Swann. Dans cette partie de son ouvrage le goût de la madeleine déclenche chez Proust toute une scène qui se réveille dans l’esprit du héros. Dans ce contexte, c’est le goût comme phénomène d’ambiance qui sollicite la mémoire et qui est lié en même temps à une société, à un temps, à une cuisine particulière, etc. On peut citer un autre exemple, celui de l’écrivain Naguib Mahfouz dans La Trilogie du Caire sur le Caire Fatimide, dans le deuxième volume Qasr al-Chawq, (1957) (traduit en français Le Palais du désir, 1987), la descente d’une ruelle rappelle au héros des souvenirs d’enfance. Dans ce contexte, la rampe incarne une mémoire corporelle par la mise en situation particulière du corps du héros qui avait l’habitude de pratiquer ce geste dans un passé lointain.

Il en est de même pour le ilm américain A river runs through it traduit en français par

Et au milieu coule une rivière Le ilm qui a été réalisé en 1992 par Robert Redford est tiré du

roman La rivière du sixième jour de Norman MacLean. L’histoire de ce ilm montre comment

l’existence de cette rivière conigure la vie du héros en construisant un rapport au lieu, une pratique de pêche. La in du ilm montre l’importance du son de la rivière quand l’eau coule sur les rochers en montrant un rythme intemporel dans cet endroit intact. Le héros trouve dans

le son de l’eau l’incarnation de la parole de sa famille. De façon générale, le ilm traite de la mémoire sonore des lieux en montrant comment le son occupe une bonne partie des souvenirs du personnage. Celui-ci découvre à la in du ilm la voix de son père qui avait l’habitude de prononcer des discours à l’église, cela fait partie de son vécu à cet endroit.

En effet, dans notre relation au monde, la perception du temps et les formes d’apparition du passé dans le présent n’est pas linéaire mais présente plutôt un réseau complexe qui produit une conjugaison temporelle. Certains indices sensibles sont un clin d’oeil à une autre tempora- lité et une autre mémoire. Et dans d’autres circonstances, la mémoire ne vient pas par bribes, elle chute telle une cascade qui coule dans le labyrinthe de la mémoire. Les espaces se compo- sent d’un mélange du temps qui se manifeste dans les pratiques sociales, dans les conigura- tions spatiales et dans ces espaces sont nos vécus, nos expériences quotidiennes, nos relations à autrui. Dans cette optique, le palimpseste en termes d’ambiance est déini dans le cadre de notre recherche comme une « incarnation du passé dans le présent » par un processus continu de «sédimentation des traces ». Ce cadre général pour penser l’ambiance en termes de palimpseste nous amène à construire deux sous-hypothèses qui sont des branches de l’hypothèse générale qui est « l’ambiance comme enregistreur du temps long ».

1.3.2.1 Le sensible comme interface temporelle

Nous partons du principe que l’ambiance d’un lieu est une surface interactive qui peut nous faire naviguer dans les différentes temporalités. En effet, la composition d’un palimpseste d’ambiance dévoile le caractère pluriel du passé. Ce passé n’est pas un passé simple, mais plutôt un passé composé de plusieurs couches successives. Cette façon d’introduire la notion de palimpseste dans l’ambiance traduit l’expérience vécue « an array of related temporalities », c’est-à-dire un éventail de temporalités reliées (Ingold, 2009). Nous posons la question: est-ce qu’au cours de l’expérience, il y a des indices sensibles qui peuvent nous renvoyer à un «ailleurs temporel », nous faire naviguer entre les couches temporelles du site ? Nous nous interrogeons dans cette optique sur la capacité de l’ambiance à tisser des liens entre les temps, (le passé, le présent et le futur). Sur la surface interactive du présent se trouvent des traces ou des indices qui nous amènent au passé ou au futur. Dans le temps présent de l’expérience se déroule une sorte de conjugaison temporelle qui recompose le passé avec le présent.

1.3.2.2L’existence des modalités de palimpsestes

Cette deuxième hypothèse questionne le comportement de l’ambiance du site face au temps long. Nous postulons l’existence des formes de mémorisation. En effet, le comportement d’une ville avec sa mémoire sensible varie selon le cas. Entre la cristallisation et la liquidation, il y a tout un éventail de possibilités qui place chaque ville dans une position particulière selon

sa relation avec sa mémoire. Le comportement de la ville repose sur trois aspects : d’abord, le degré de persistance ou de fragilité du sensible face à l’oubli ou l’effacement, c’est-à-dire sa durabilité dans le temps. Est-ce que toutes les couches persistent, ou bien est-ce que parmi ces couches il y en a une qui domine ? De quelle manière ? Est-ce qu’il y a des couches plus fragiles que d’autres ? Si oui, pourquoi ? Le deuxième aspect concerne la façon d’hériter et de patrimonialiser: c’est-à-dire que dans la manière de sauvegarder la mémoire, sur quels indices s’appuie-t-elle pour réapparaître? Est-ce que c’est le sensible, ou la pratique sociale, ou la forme spatiale ? Ou bien sur tous à la fois?

Le dernier aspect traite le degré de la reconnaissance de son histoire. Cet aspect touche à la perception des gens, leur degré de familiarité avec leur passé. Est-ce que l’histoire d’un lieu est vivante dans l’esprit des gens ? Est-ce que les traces sont décodées par les habitants, ou bien est-ce qu’ils les perçoivent comme faisant partie de leur présent, ce qui indique une rupture mémorielle avec l’épaisseur temporelle des phénomènes ? Est-ce que l’histoire est tellement présente jusqu’à ce que le présent soit avalé, est-ce qu’il est complètement effacé ? Cette hypo- thèse questionne le degré d’appartenance à un lieu par la reconnaissance de la mémoire.

Ici, c’est le moment d’introduire deux termes opposés qui font la construction dans le temps par l’addition et l’effacement : la trace et l’oubli. Dans notre perspective, les traces sensibles sont les clés par lesquelles nous allons creuser l’épaisseur temporelle des situations. Elle est une notion clé et opératoire dans notre propre vision du palimpseste lu à l’envers de la couche supericielle (le présent) vers les couches antérieures (les passés).