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Palimpseste des ambiances!

1.1 Positionnement d’une approche rétrospective du sensible dans la pensée architecturale et urbaine

1.1.1 L’épaississement du territoire par le sensible

La plupart des opérations urbaines se basent sur l’idée d’étendre un territoire ain de satis-

faire les demandes croissantes de logements, de centres commerciaux, de bureaux, d’écoles, d’universités, de lieux de culte, bref le besoin permanent de nouveaux espaces. Nous revisitons la question de l’espace public et sa singularité à l’heure où la ville est instrumentalisée par la mondialisation et la globalisation. Nous évoquons ces deux notions pour souligner combien les lux globaux ou encore transnationaux sont en train de recomposer entièrement la sphère du local. Dans cette démarche, nous nous intéressons plus à l’épaississement du territoire qu’à son étendue dans une volonté de produire une croissance différentielle des territoires, et non plus une croissance continue quasi homogène. À cette in, il s’agit de le connaître en construi- sant une base de données sur ses qualités avec un regard transversal dans son évolution, de le comprendre en décodant son comportement face au temps, et de construire des liens entre ses différentes temporalités : le passé, le présent et le futur.

Nous travaillons donc sur le temps de l’expérience. Mais de quel temps parlons-nous ? En effet, la plus grande partie du travail développé sur les ambiances qui traite la dimension tempo- relle - à l’exception de certains travaux- s’intéresse à la dimension synchronique du temps de l’expérience, c’est-à-dire au changement d’une ambiance le long d’une journée, d’une semaine, d’un mois, voire d’une saison à l’autre. Dans ce travail sur le palimpseste des ambiances, nous élargissons cette dimension temporelle de l’ambiance à une vaste échelle qui peut couvrir toute l’histoire sensible d’un lieu. Autrement dit, nous travaillerons sur l’échelle diachronique du temps.

La ville dans cette dimension temporelle prend ainsi une igure dynamique dans le sens où

elle convoque un récit de vie, une qualité d’anamnèse3 qui sert à comprendre et à déchiffrer les

traits de sa propre personnalité. Dans cette perspective, l’architecte et l’urbaniste changent leurs méthodes pour voir et analyser le territoire. Ils sont invités à porter le chapeau du médecin ou du psychiatre qui s’appuient essentiellement sur l’anamnèse du patient pour comprendre l’état actuel avant de proposer une intervention. De même le terme « palimpseste » nous propose une façon de voir et d’analyser le territoire en étudiant les états antérieurs des sites et de comprendre ainsi son anamnèse.

Le territoire et la ville comme palimpseste est donc un regard transversal dans le temps, dans lequel nous intégrons l’épaisseur temporelle par laquelle le territoire évolue. Dans cette perspective, il s’agit de creuser l’histoire du site ain de comprendre comment l’état actuel d’un espace est le produit d’une stratiication temporelle. Cette approche va à l’encontre de certaines démarches urbaines contemporaines qui visent à homogénéiser les territoires et leurs expé- riences sensibles. En effet, les vagues de la mondialisation et de la privatisation des espaces publics produisent des expériences dites mondiales, c’est-à-dire des expériences censées être vécues de façon similaire partout dans le monde. Par exemple, les centres commerciaux et les business parks, les gated communities, sont des exemples d’espaces où l’on cherche à répé- ter les formes globales entre différents pays, voire entre différents continents. Au sein de ces espaces les différences entre l’Amérique du nord, l’Amérique du sud, le nord de l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient restent mineures par rapport à leur homogénéisation géné- rale, malgré les différences climatique, sociale, politique, urbaine entre ces régions.

Bien au contraire, l’étude de la ville comme palimpseste porte sur la singularité, la signi- iance, la particularité de chaque territoire à la fois par sa géographie, sa forme territoriale, son urbanisation, et ses habitants. Il y a une personniication des territoires donnée par plusieurs interventions urbaines et le changement subi par les habitants ain de se l’approprier (Corboz, 1983). D’après Corboz, le Moyen-Âge et l’époque baroque ont pratiqué d’autres modes de personniications, fondés sur l’interprétation symbolique des contours terrestres :

« Il s’agissait de faire coïncider un personnage avec eux, qui exprimât le caractère du pays repré- senté.[…] La personniication du territoire est antérieure au concept de nation comme ensemble organique et parfois en tient lieu ». (Corboz, 1983, p. 74)

Le terme « palimpseste » met alors l’accent sur les traits singularisant le territoire par sa forme, son expérience et les pratiques sociales de ses habitants. Il intègre cette relation réciproque

3 Anamnèse n. f. 1873 du latin d’origine grecque anamnesis « souvenir » composé du grec ana « de nouveau » (ana) et mnêsis

de mimnêsko « je me souviens » (mnèse). 1. PSYCHOL Evocation volontaire du passé; SPECIALT Renseignements fournis par le sujet interrogé sur son passé sur l’histoire de sa maladie. - adj, ANAMNESTIQUE. Données, signes anamnestiques. (Le Nouveau Petit Robert, (Rey-debove, et al., 2010, 2010, p. 91).

entre l’habitat et l’habitant, ce qui produit un sentiment d’appartenance créé à travers des liens construits dans le temps et à travers les générations. Il y a donc un partage et une mémoire collec- tive qui identiient un territoire à la fois par le site, la géographie et les habitants eux-mêmes.

Nous avons choisi l’ambiance comme un outil par lequel nous allons creuser l’histoire du lieu, ce qui amènera à concevoir l’ambiance - même comme un palimpseste. Il s’agit de comprendre de quelle façon l’incarnation du temps prend place par les phénomènes sensibles, et comment la métaphore du palimpseste peut également être incarnée par le sensible. La méta- phore « palimpseste des ambiances » propose une relecture du sensible en tant que produit d’un processus de sédimentation des phénomènes sensibles dans le temps. Nous proposons donc un autre regard sur le paysage sensible de la ville qui incarne une épaisseur temporelle des situa- tions et des phénomènes sensibles. Dans cette démarche une ambiance porte en elle la mémoire de sa propre évolution. Elle peut réunir différentes strates de l’expérience, des coutumes du passé ainsi que des pratiques quotidiennes.

Nous essayons d’interroger le rôle du sensible dans la constitution de la singularité d’un territoire et le renforcement du sentiment d’appartenance au territoire - place attachment -. Ce sentiment peut être également renforcé grâce aux liens sensoriels qui relient les habitants à leur territoire. En effet la notion d’ambiance est également déinie « en ce qu’elle engage un rapport sensible au monde - que l’on privilégie un canal sensoriel particulier ou non » (Amphoux, 1998). Les phénomènes sensoriels sont des expressions profondes de la culture, qui se manifestent dans les pratiques sociales et dans les conigurations spatiales. Bien que fragile, l’ambiance est un domaine important du maintien de la diversité des territoires et des paysages face à la mondiali- sation croissante. En effet, l’intégration du terme « palimpseste » à l’expérience sensible met en question la capacité d’une ambiance - connue pour son caractère éphémère et fragile - à pouvoir incarner un passé, raconter une histoire, évoquer une mémoire, rappeler un souvenir. Pointer du doigt les qualités sensibles des villes aide à construire une conscience de l’ambiance comme une culture partagée, et aussi connaître les dimensions audibles, olfactives, lumineuses, thermiques, tactiles de l’environnement. L’intérêt d’une telle approche repose sur l’interrogation de certains aspects de l’ambiance tels que l’ancienneté, le patrimoine, le partage, la mémoire.