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Bab Zuwâylâ: porte sud de l’enceinte fatimide surmontée des deux minarets de la mosquée al- Mû’ayyad attenante. In: Le Caire: portrait de ville, p. 02.

Je marche …

Le Caire 2010 ! Comment peut-on décrire cette ville à ce moment de l’His- toire ? Un moment crucial : un an avant la révolution de janvier 2011. La ville ressemblait à un volcan mourant et ressuscitant chaque jour, entre sa vie et sa mort s’étaient inscrites plus d’une histoire, les unes tragiques et les autres sur- prenantes. On constatait une ambiance d’effervescence où la ville semblait être en ébullition dans l’alerte de son explosion imminente. Pendant les moments importants de l’histoire du pays où la pression montait très haut, tous étaient tou- chés et imprégnés, les espaces criaient, les rues étaient devenues un théâtre pour déier l’autorité en disant “ça sufit”. Surgirent la présence extrême de la police dans les rues, le chaos, de petites explosions par ci et par là précédant la grande explosion, des regroupements dispersés étroitement liés à une révolte muette pour exprimer le mécontentement, l’insatisfaction, le rejet.

Ce furent alors des issures dans le corps politique du pays, annonçant sa chute. Tous ces indices permettaient de pointer du doigt un nouveau tournant de l’histoire de l’Égypte. Un an plus tard, la prophétie s’avéra justiiée, et la révolution éclata. Tous les phénomènes que nous avons captés au cours de ces mois sont des signes sensibles décrivant un moment précis de l’histoire contem- poraine de la ville. Pendant ces moments, il était dificile de faire parler les gens de leur mémoire, puisque le présent était bien chargé d’expériences et d’émo- tions basculant entre l’amour et la haine, l’espoir et la déception, le sacriice et l’égoïsme, le contentement et le mécontentement. Tous ces indices décrivent un moment de l’histoire de la ville.

J’erre dans cette ville effervescente ain de la présenter selon ma propre ex- périence : il s’agit de ma perception, de mon corps, de mes sens, de mes émotions. Par où commencer dans cette ville bien étendue dans l’espace et bien profonde dans le temps ? Par son cœur, ou ses extrémités ? J’ai décidé de visiter la ville dans son évolution temporelle, d’en faire la visite comme si je remontais dans son histoire : de son cœur ancien jusqu’à ses régions périurbaines. En plongeant dans les vagues humaines, j’avais l’impression de commencer à me fondre avec dans cette ville, me remettre à ma place parmi la populace au pas lourd, sous un soleil de plomb, ne sachant que faire de tant de chaleur, d’énergie absorbée.

Je marche…

Place al-Hussein dans le Caire Fatimide ! Le bruit de la ville s’estompe à l’arrière-fond sitôt que la porte du temps est franchie. L’espace s’enfouit sous le pouvoir du temps. Le passé le plus lointain m’escorte. L’espace devient des portes par lesquelles je rentre dans « l’autrefois », à chaque pas dans cette ville

je m’enfonce un peu plus dans le passé et la mémoire apparaît à bâtons rompus. Ici, commence la mémoire, se présentent les rues de l’Histoire. Les bâtiments et les rues portent des noms qui gardent en mémoire les souvenirs des passages des autres. Je sais que je suis leurs pas. Mon regard tombe sur la mosquée d’al- Hussein. Face à ces murs, ma mémoire éclate. Je revois des visages, je me rap- pelle des noms. al-Hussein même, le petit-ils du prophète, toute l’histoire de son assassinat. al-Hussein incarne l’idée de martyre exactement comme Jésus. La mémoire de sa mort en Iraq à Karbala’a surgit dans mon esprit, ainsi que la rumeur disant que sa tête coupée a été acheminée et enterrée en Égypte dans cette mosquée.

Je me souviens des visites que j’ai faites avec mes parents et mes grands parents. Je revois leurs visages et la joie qu’ils ont ressentie au moment où ils ont vu la mosquée. Je revois mes amis quand nous avons décidé de sortir pour respirer l’odeur du passé et vivre la vraie beauté de la ville et son ambiance chaleureuse. Toutes ces pensées me sont venues à l’esprit au moment où je tra- versais l’espace. Ces souvenirs font partie de ma vie et le temps n’a rien pu faire contre eux. J’ai dans cet endroit plein de souvenirs qui me déinissent en tant que cairote et égyptienne. Ils s’inscrivent dans plusieurs registres de ma vie, comme dans celle de la ville. Ici, c’est le Caire de Naguib Mahfouz - le Zola du Nil. Je réveille avec mes pas ses romans qui décrivent bien le génie de cette ville.

Ce Caire Fatimide, la cité-rocher, se compose de petites ruelles, elle est nommée «Hara». Une ruelle me renvoie à une autre, un souvenir à un autre. Derrière les grandes avenues se cachent les étroites ruelles en zigzag, les femmes sont couvertes de noir. Les limites spatiales entourent les corps, les serrent en réduisant la distance corporelle presque à zéro, les corps se frottent. Dans les espaces, le corps vit un «métabolisme» sensible à la fois par le son qui se ma- nifeste dans les voix de gens qui ne se taisent jamais, par leurs pas, autant que par les encens et les épices parfumant l’espace. Dans cette ambiance, le corps est apaisé, le rythme du mouvement est ralenti, les gestes corporels se calment. Je sens le temps dans la rugosité des pierres, le toucher des sols, les noms des bâtiments et des rues, les écrits sur les murs, l’odeur de chicha, le son produit par les petits artisans qui créent leurs œuvres au sein de la rue, etc. Dans son intimité corporelle, on a le choix de marcher, de s’adosser contre un mur ou s’installer à une terrasse de café et regarder ceux qui vont et viennent sur le trottoir opposé. La fraîcheur se dégage des routes creusées dans la roche ainsi que des canyons humides. Soudain, retentit l’appel à la prière, je reste plantée là en élevant mon regard vers le ciel où l’appel monte en m’interpellant. Les appels ont fusé de tous les minarets aux alentours.

Tandis que je marche toutes les « medersas » et les antiques écoles cora- niques, tous les minarets, toutes les maisons closes, les cafés, les hammams, me renvoient à une mémoire, évoquent un souvenir. Mes pas s’arrêtent devant une demeure différente des autres. C’est une ancienne maison close légale qui porte le nom « Mânezzl al-Saihaimy ». Je rentre, et je m’expose à un contraste radi- cal entre l’ombre et l’ensoleillement, à une lumière iltrée par le moucharabieh. J’arrive dans la cour, un espace vert qui se situe au milieu de la maison, qui est « phoniquement » bien isolé de l’extérieur. Je rentre dans un monde à part. Je monte et je descends, je me serre dans des espaces pour ensuite me relâcher. J’ar- rive aux chambres à coucher, je m’expose à un silence dans lequel je m’entends, j’entends mon cœur quand il bat. Je sors de la maison et je continue jusqu’aux portes de la ville. Je franchis les portes de l’espace et du temps, puisque je me trouve tout de suite plongée dans l’ambiance de la ville. Je me confronte au bruit des transports, aux embouteillages, à la pollution sonore et olfactive, à la pauvre- té régnante de l’autre côté de la rue dans les habits des gens, dans les pratiques de la rue, dans les façades nues.

Je marche…

Place al-Tahrir au centre-ville ! Je suis bien exposée au soleil dans ce vaste espace. Il est bruyant, tout le monde marche dans tous les sens. La couleur grise de l’asphalte et la disparition de la verdure augmentent l’impact de la chaleur. Je suis confrontée à la dificulté de traverser les grands boulevards. À ce moment, cet espace n’a pas encore l’ampleur qu’il a eue juste un an après. Je vois le bâ- timent al-Mougama’a qui est un bâtiment administratif assez important et que j’ai dû pénétrer ain d’en terminer avec des papiers administratifs. Et l’espace public devant son entrée est toujours rempli de vendeurs ambulants. Les murs se préparent par leur nudité, à conserver une partie de la mémoire de cet espace. Un an plus tard ils se sont couverts de grafitis. Le vide vert au milieu de l’espace attend son occupation par des corps, des cris, des slogans. La place al-Tahrir est prête à témoigner de la nouvelle écriture de l’histoire de la ville. Mais au- jourd’hui, rien n’est spécial. J’avance avec la foule et je rentre au Caire d’Ismail, Le Caire parisien, les rues sont bien alignées et élargies, les corps sont déplacés sur les côtés de la rue. Les vitrines éblouissent, le bruit des transports domine, les gaz d’échappements envahissent l’espace. Je lève mon regard pour jouir des lieux et regarder les détails architecturaux. Devant les bâtiments administratifs qui fonctionnent comme ceux des syndicats, je vois des regroupements de gens, comme de petites manifestations occupant la rue, de petites révoltes contre la privatisation de certains secteurs publics.

J’avance jusqu’au square Talat Harb, devant Groppi1, l’un des plus anciens

cafés du Caire moderne. Toute une histoire surgit dans mon esprit. Je ne peux pas décrire cette expérience sans évoquer les images que j’ai de cet endroit grâce à la littérature. Je me souviens du long roman d’Ihsan Abd Al Koudous intitulé Lâ totfe’ê al-Chams, N’ éteignez pas le soleil publié en 1960, qui fut adapté ensuite au Cinéma en 1961. Un roman que j’ai lu quand j’étais adolescente. L’auteur dé- crit dans ce récit comment ce café était un point de rencontre de la classe aisée. Il était le lieu de prédilection pour aller boire un thé ou un café. Je me souviens des visites que mon père m’a emmenée faire au centre-ville, où il m’a raconté ses souvenirs de jeunesse et le rôle que ce café a joué dans sa vie. Tous ses mots ont stimulé mon imagination, et ont été gravés dans ma mémoire quand j’ai parcouru cet endroit.

Devant ce café, j’ai l’impression de vivre encore dans les années 60 comme si le temps était en partie igé à ce moment de l’Histoire. Je revois les scènes des illes portant des robes chics des années 70s. Je perçois un retour sur les heures de gloire du café Groppi qui fut entre les deux guerres le rendez-vous mondain de la haute société égyptienne. Je regarde sa façade de mosaïque et son décor Art déco. Je regarde, dans son espace ouvert, ses grandes vitrines, les différents es- paces, le café qui inclut une salle de vente de pâtisseries, le salon de thé. Pourtant l’ambiance autour a complètement changé. Au moment où je regarde le café, arrive à mon écoute le son des vendeurs ambulants qui crient à haute voix pour attirer les clients, le son des voitures dominant l’espace sonore. Je regarde les corps qui passent à côté de moi, des gens de la classe moyenne qui ont remplacé l’ancienne classe bourgeoise. Mes pas m’amènent jusqu’au square Ramsès, le point où se trouve le pic de pollution, du bruit, des mouvements informels, des marchands ambulants… etc. Je continue vers al-Abbâssyâ.

1En 1884, un jeune pâtissier tessinois, Giacomo Groppi (1863-1958), part pour tenter de faire fortune en

Égypte. Après diverses entreprises et quelques revers, il ouvre au Caire en 1909 un premier café, rue Ma- nakh, et inaugure un deuxième établissement le 12 mars 1925 avec son ils Achille (1890-1949) sur la place Soliman Pacha, en plein cœur du centre-ville du Caire. Connu pour sa façade de mosaïques et son décor Art déco, l’ensemble inclut une salle de vente de pâtisseries, un salon de thé, un restaurant appelé la « Rotonde », un bar ainsi qu’un jardin abritant un cinéma en plein air, l’un des premiers de la ville. La conception de l’immeuble est attribuée à l’architecte Giuseppe Mazza, et les décors intérieurs à Léon Cailler. Les mo- saïques vénitiennes multicolores de l’entrée furent réalisées par A. Castaman ; le plafond de verre de la salle ronde du restaurant, autorisant un dispositif ingénieux de lumière, est l’œuvre de l’artiste Georges Jeannin (1841-1925). Le cinéma fut doté par la suite d’une plateforme actionnée hydrauliquement, servant de piste de danse. Le jardin et le restaurant font partie des bâtiments incendiés au Caire le 26 janvier 1952 et ne furent pas reconstruits. Le reste du café est demeuré en l’état, il n’est plus la propriété de la famille Groppi depuis 1981. (http://invisu.inha.fr/Immeuble-de-la-patisserie-Groppi).

Je marche…

Avenue al-Sarrayat, à al-Abbasseya ! Sous la monotonie de l’ambiance so- nore bruyante, la vue découvre toute une mosaïque architecturale de la ville. En traversant, je passe par un autre visage du Caire, la popularité, je suis arrivée à al-Abbassya, l’un des quartiers populaires au sein de la capitale, je passe par de grands boulevards comme al-Sarrayate. Sur le boulevard bruyant, je vois un vrai palimpseste des bâtiments : des maisons et des mosquées anciennes, des bâtiments

modernes du XIXesiècle qui côtoient ceux construits dans les années soixante-dix.

Je m’expose à un chaos palpable qui masque les autres registres sonores plus in- times à cause d’une mer de voitures qui roulent, produisant un bruit insupportable et une pollution olfactive effroyable. Tous les modes de transports partagent les mêmes voix, des calèches, des voitures, des piétons, des crieurs, de la musique, etc., tous se mélangent. Les trottoirs sont occupés par des vendeurs ambulants. Je rentre dans une rue résidentielle et toute l’ambiance change d’un coup : tout ce calme où se manifestent des voix de sociabilité, la voix d’un crieur public, des discussions entre les voisins. Les enfants jouent et s’approprient les rues résiden- tielles. Ils jouent ensemble au sein de la rue.

Je conduis…

Au Nouveau Caire … Pour visiter le nouveau Caire, il faut sortir du corps ur- bain de la ville. Tout le paysage change d’un coup. Je rentre dans le vide, l’étendue, l’ouverture. Je vois des rues libres de toute présence autre que celle des conduc- teurs. Les corps ont presque disparu et ont été remplacés par les voitures. L’espace urbain n’existe que pour le déplacement. Je traverse l’espace de mon regard. Mon corps se résume au visuel. Quand on roule si vite, il est dificile d’accorder de l’attention aux scènes qui déilent. Rien ne m’attire. Le corps en déplacement se trouve dans un état qui renforce l’impression de déconnexion d’avec l’espace. Tout ce calme signale que je commence à rejoindre le futur Caire. Les rues sont élargies et deviennent sans limites. Les corps sont effacés du paysage et tous les sens de proximité ont disparu. Je ne peux rien percevoir d’autre, sinon voir. Mes sens sont effacés et je vis l’hégémonie de l’ouïe. En projetant mon regard, je ne vois que des murs et des portes tout autour, comme si la ville effectuait un grand iltrage corporel. Ma ville me rejette, m’interdit d’entrer en elle. Je suis entourée par le désert et de temps en temps je vois une tache verte. On a vu aussi des villas privées luxueuses mais qui n’étaient pas encore habitées, et d’autres gated-communities bien enclavées dans leurs murs. L’inaccessibilité visuelle des murs compacts ren- force le sentiment de séparation. La ville est découpée, devient des îlots, autrement dit, des villes dans une ville. La cité baigne dans l’obscurité, sauf dans certains endroits où il y a sur-illumination quand on rencontre un centre commercial, un bâtiment administratif. Je continue à conduire et je disparais dans la foule ...

Fig. 3-1 : Le Caire Fatimide : Le centre ancien. (Crédit : Noha SAID)

Fig. 3-2 : Le centre ville d’Ismaïl (à gauche) et al-Méadi (à droite): Le Caire colonial. (Crédit : Noha SAID)

Fig. 3-3 : Naser City : Le Caire socialiste et Choubrah : Le Caire populaire. Les multiples visages du Caire. (Cré- dit: Noha SAID)

Fig. 3-4 : Le café Groppi au Centre ville. Le contexte urbain vu devant le café dans la photo de gauche, et dans celle de droite l’entrée du café. (Crédit : Noha SAID)

Fig. 3-6 : (À gauche) La couverture du roman « N’éteignez pas le soleil » publié en 1960 et qui est traduit en an- glais: « hope against hope », URL : https://www.goodreads.com/book/show/6163616 (à droite) l’afiche du ilm (1961). URL : http://www.elcinema.com/work/wk1004836/#photos