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Introduire Le Caire par le sensible

3.6 L’ambiance du Caire entre rupture mémorielle et continuité temporelle

3.6.1 Le miel noir

Nous continuons toujours à croiser des regards littéraire et urbain sur l’état actuel de la ville après l’exposition de celle-ci à ces moments de bouleversements. En effet, les différents types d’art sont les miroirs de la vie et de la ville en imitant la réalité ; surtout, ce qui se passe avant la révolution devient une source d’inspiration des poètes, des écrivains, des cinéastes, etc. Dès

le début du XXIe siècle, nous remarquons une multitude d’œuvres artistiques qui représentent

la ville. Nous pouvons ainsi lister de nombreux ilms qui traitent de l’état de la ville du Caire à

cette époque : Le Chaos, Femmes du Caire, Immeuble Yakoubian, etc.… Tous ces ilms montrent

Le Caire contemporain comme une ville laide et déformée qui relète une politique corrompue produisant une société corrompue qui habite dans une ville également corrompue.

Tout se vaut, et tous ont été pourris par tout. Le miel noir est un ilm comique réalisé en

2010 qui montre, entre les rires et les larmes, la réalité du Caire contemporain. Nous voyons Le Caire à travers le regard d’un étranger, un homme américano-égyptien qui a vécu vingt ans en Amérique du Nord et qui revient pour vivre dans son pays d’origine pour toujours. Poussé par la nostalgie qu’il éprouve pour sa ville natale, il revient. Hélas, amère est sa rencontre avec celle-ci, car il se trouve face aux aspects négatifs de la vie quotidienne dans laquelle la ville du Caire est baignée depuis plusieurs décennies.

Le ilm montre bien l’état de choc et de déception dans lequel cet homme se trouve dès son arrivée à l’aéroport. Il dit dans une scène :

« Je suis enin venu en Égypte ! Quand j’étais aux États-Unis, j’ai toujours pensé que j’allais revoir le pays comme je l’avais quitté. J’ai vécu vingt ans en Amérique en me rappelant son image ain de ne pas la perdre dans l’oubli. Pendant vingt ans, j’ai rêvé de ce jour où j’allais retourner dans mon pays pour revivre cette image. J’aurais dû la laisser s’effacer pour ne plus pouvoir distinguer ce qui est beau de ce qui est laid. Ce que j’ai vécu pendant ces jours-ci est tellement laid que j’aimerais bien m’enfuir et retourner en Amérique».

Sa façon de parler donne l’impression que son retour signiiait pour lui un rendez-vous avec sa mémoire, pour revivre l’image qu’il avait gardée dans son esprit. Il lui est dur de confronter sa mémoire avec la réalité car il ne retrouve rien, tout a été effacé et remplacé au point qu’il ne veut plus conserver l’illusion qu’il avait de sa ville. Voici le « noir » qui détruit violemment la belle image qu’il a gardée dans sa mémoire pendant deux décennies. Malgré la laideur qui le choque pendant ses premiers jours, il commence à percevoir des notions comme le voisinage, la magnanimité et l’aide ; des principes et des valeurs que les Égyptiens peuvent garder malgré les conditions rudes de la vie quotidienne. Voici le goût du miel de la ville qui lui offre une ambiance chaleureuse et douce. Mais, ain de la sentir, il faut vivre la ville, la goûter et avant tout l’accepter. Le nom du ilm résume cet état de contradiction entre la couleur noire et sombre et le goût sucré et agréable du miel en résumant la situation actuelle au Caire.

Dans le même registre et durant un entretien sur la mémoire sensible de la ville du Caire, Alaa Alaswani, inluencé par cette classe sociale moyenne supérieure bien éduquée dans des écoles françaises, commence l’entretien en disant que « cette classe sociale a été battue ! » Puis il détaille l’effacement de ses souvenirs d’enfance. Cette idée de métamorphose surgit et devient l’axe principal pour décrire la ville pendant une heure et demie passée avec l’écrivain Khaled al-Khamissi qui est également un ancien habitant du centre-ville. Il raconte avec amertume la métamorphose des beaux traits signiiant l’ambiance de ce centre-ville durant les dernières années de sa « belle époque » avant et après la révolution de 1952, ce que nous allons détailler plus tard.

Dans une vision urbaine, une étude cette fois-ci décrit Héliopolis - une cité-jardin construite

au début du XXe siècle - un quartier qui passe également par le même processus de métamor-

phose. La thèse de Randa A. Mahmoud Héliopolis, La métamorphose d’une cité-jardin en un quartier urbain trace les transformations urbaines, architecturales et sociales d’Héliopolis en mettant en évidence les effets des cadres économiques et politiques sur son développement en tant que pôle majeur de la métropole. La métamorphose de ces quartiers résulte d’une perte des

traits d’esthétique qui les ont dominés pendant la première moitié du XXe siècle. Au cours de sa

thèse, elle a conclu, d’après ses entretiens, qu’Héliopolis souffrait d’une « maladie de peau ! » (Abdel-Aziz Mahmoud, 2007).

L’effacement, la métamorphose et la laideur ! Voici les termes qui surgissent en décrivant le Caire contemporain et sa relation avec sa mémoire. Ils montrent l’écart entre le passé d’une ville et son présent, entre sa mémoire et sa réalité. Les savants-habitants du Caire les perçoivent comme un effacement de leur mémoire, dénuant les lieux de leur sens. Les places ne deviennent que des espaces, une forme sans émotions et sans attachement. En effet, dans ce processus de métamorphose, les traits de l’expérience sensible sont les plus touchés, car le sensible est par nature éphémère et fragile. L’on perçoit cette laideur dans l’air, dans les sons, dans les odeurs, dans les corps, bref, dans l’ambiance. Ain de mieux comprendre cette dégradation, il faut d’abord retourner au passé de la ville et introduire une brève histoire du Caire pour comprendre son évolution dans le temps.

Nezar al-Sayad (2010), dans son livre Cairo : Histories of a city dans lequel il trace l’évo- lution de la ville depuis Memphis jusqu’au Caire contemporain, montre le problème bien grave de traiter le temps dans cette mégapole où sa mémoire et son histoire sont menacées d’un effa- cement continu. Dans le dernier chapitre du livre, Nezzar Alsayad montre que l’urbanisme du Caire contemporain relète l’idée, « Escaping the present, consuming the past », d’échapper au présent, consumer le passé, à cause du présent laid d’une ville formée d’avance par la domi- nance de l’habitat informel « Ashwa’yat » d’un côté, et la métamorphose d’un passé glorieux du Caire moderne d’un autre. Cet état a poussé les élites à sortir de la ville pour vivre dans des enclaves gated-communities, et ils font leurs courses dans des centres commerciaux. Cette tendance traduit la volonté de s’échapper d’un présent laid. Par contre, Le Caire Fatimide, « le cœur historique de la ville » a été restauré grâce à un projet de l’UNESCO en 1990, et devient ainsi réservé aux touristes et probablement aux nouvelles générations égyptiennes. Ce processus vise à transformer le cœur d’une ville en un musée. En effet, s’enfuir de la ville d’un côté ou participer à la muséiication du Centre Médiéval de l’autre sont deux façons dont les Cairotes vivent l’histoire de leur ville. La première vise à échapper au présent pour vivre le futur, et la deuxième traduit l’idée d’une consommation du passé en transformant la mémoire en un objet, c’est-à-dire en la matérialisant.

De plus, plusieurs expressions qui ont surgi dans la parole habitante expriment ces sensa- tions de perte, la nostalgie d’un passé qui a été beau. De même plusieurs pages sur Facebook montrent l’état d’une ville au passé bien plus beau que son présent.